II.3. La soif de tuer.

La dédicace de la danse des morts de Pierre-Jean Jouve annonce à elle seule le contenu de son oeuvre :

‘« A l’âme de TOLSTOY,
à ROMAIN ROLLAND,
à ces deux grandes voix
de la fraternité humaine
contre le crime
de la guerre,
je dédie
ce poème de douleur
et de colère. 820»’

En se ralliant à ces deux hommes qui furent pour lui des guides spirituels, Pierre-Jean Jouve affiche d’emblée sa position contre la guerre. Il avait en effet passé plusieurs mois à Sierre aux côtés de Romain Rolland. Tous deux ont vécu au rythme des événements mondiaux, le 5 février 1917, les Etats-Unis ayant rompu les négociations avec l’Allemagne, un faible espoir de paix s’estompe. « Le 16 mars, il apprend, en même temps que Romain Rolland les nouvelles de la Révolution en Russie, l’abdication du tzar et l’appui de l’armée à la Douma victorieuse. Il partage sur l’heure un sentiment identique à celui que Rolland exprime dans son Journal : « Si important que soit un tel événement pour l’avenir de la Russie, je n’en attends aucune amélioration des malheurs présents ». 821» Après le départ de son ami, il se rallie au projet de Salives de consacrer un numéro de Tablettes à Tolstoy, ce numéro s’intercale avec ceux dans lesquels Pierre-Jean Jouve publie des extraits de sa danse. « A travers Tolstoy, Jouve veut célébrer une pensée qui n’a cessé de le soutenir et de le conforter dans son attitude d’opposition à la guerre. Il entend s’acquitter d’une dette personnelle. 822»

Le poème de Jouve dénonce avec violence le non sens de la première guerre mondiale, la bêtise des hommes qui s’entre-tuent pour gagner une parcelle de territoire qu’ils reperdront lors de l’offensive suivante, ou, au mieux, lors de la prochaine guerre :

« Dans le deuxième hiver de la bataille,
L’armée grise attaque
Par une débauche de destruction,
Trois mois, jours et nuits,
Sur dix lieues de terre,
Elle perd deux cent mille hommes, dix milliards,
Et massacre,
Rien de fait.
Quand c’est bien fini,
L’armée bleue, en trois journées,
Reprend le réseau des tranchées
Qu’elle a défendu pendant six mois, pierre après pierre,
Y laissant plus de cent mille vies.
Et les généraux sont contents. 823»

Il s’attaque également à l’absence de jugement du peuple qui suit sans se rebiffer les ordres des gouvernants et qui croit ce que raconte la presse, et plus encore, les meneurs politiques :

« Mais on refaisait, pour les moutons, la vérité.
La défense du sol, c’est sacré.
Cette guerre, ce n’est pas la guerre ordinaire,
On l’avait prévue, c’est la guerre du peuple,
La guerre socialiste. 824»

Il s’en prend enfin aux meneurs socialistes qui se sont laissés manipuler et qui ont conduit au carnage ceux qui avaient cru en eux : « Sans ces valets, qu’eût-on fait ? 825» Dans sa danse, Alfred Rethel critique également ceux qui poussèrent les hommes à l’insurrection lors des journées de juin 1848 pendant lesquelles s’affrontèrent l’est de Paris, révolutionnaire et ouvrier, et l’ouest bourgeois. Sa dernière gravure, que nous avons déjà décrite, ne montre que mort et désolation dans les deux camps. C’est peut-être pour avoir décrit cette révolution que son oeuvre connut un succès considérable à Paris après avoir paru à Leipzig.

Pierre-Jean Jouve condamne en dernier lieu la position de l’Eglise qui a trahi son message d’amour et de paix pour justifier faussement les tueries ; le chrétien, semblable au Christ, se crucifie pour sauver sa Patrie, la guerre permet de mettre sa foi à l’épreuve. La mort cardinale se rit âprement des paroles mensongères des « hommes d’église » qui prônent la sainteté de la guerre.

« Marions-nous, prêtre sans sexe,
Et dans ta couche puante
Mon haleine sera la tienne ! 826»

S’attaquant aux mêmes comportements, Ulysse Normand choisit de faire parler l’adolescent qui témoigne, au bord du Styx, de sa vie gâchée pour satisfaire l’appétit de puissance des nations. Sa mort fut inutile, il ne fut qu’un pion broyé par la machine de guerre :

« Quittant le giron de ma mère,
Par la Guerre je fus occis ;
J’ai moins vécu qu’un éphémère,
Moins qu’une rose ou un souci. 827»

Au cours de la guerre, Pierre-Jean Jouve fut rapidement gagné par la tournure que prirent les événements d’avril 1917. « Il est sensible au caractère internationaliste « doué d’une force brisante » de la révolution, caractère qui tend à éliminer la notion honnie de patrie, et il se réjouit de la tournure pacifique des événements à leur début. 828» Le poète plaça alors tous ses espoirs dans une révolution pacifique susceptible d’entraîner la paix internationale. En juin 1917 il participa avec Romain Rolland à l’édition d’une plaquette collective intitulée Salut à la Révolution russe. La fin de sa danse des morts témoigne de l’espoir qu’il plaçait dans la fraternité des hommes. C’est au nom de « La Liberté » que retentissent les voix salutaires de ceux qui crient « Assez ! Assez ! 829» et ce poème « s’achève sur l’exemplarité de l’individualisme pacifiste :

« L’acte d’un seul, la vraie vie et la vraie foi d’un seul
Se communiqueront comme des flammes,
Et faisant d’âge en âge des coeurs d’hommes
Délivreront l’homme. »

La dernière pièce, « Les Paysans », est une apologie de ces hommes qui, « à travers la guerre et la paix », travaillent la terre, au rythme des saisons. Ce faisant, Jouve ressuscite l’idéal cher à Tolstoy dont les accents habitent certaines strophes :

« C’est à mon destin de paysan
Qu’appartient Dieu, le dieu des hommes, non des prêtres,
Le principe de tout, le grand amour de Tout. »

En accordant symboliquement toute sa confiance au paysan, le poète se coupe finalement du citadin prolétaire qui a fait la Révolution de mars 1917. Jouve marque ainsi ses distances avec une Révolution dont il appréhende les conséquences ; et il se réfugie prudemment dans le tolstoïsme, qui, joint à la satire, est la caractéristique essentielle du recueil. 830»

Notes
820.

Op. cit., p.4.

821.

LEUWERS D., op. cit., p. 126.

822.

Ibid., p. 128.

823.

Op. cit., « La Victoire », p. 113.

824.

Op. cit., « Les socialistes », p. 65.

825.

Ibid., p. 65.

826.

Op. cit., « Les hommes d’église », p. 63.

827.

Op. cit., « De profundis », p. 58.

828.

LEUWERS D., op. cit., p. 129.

829.

Op. cit., p. 151.

830.

LEUWERS D., op. cit., pp. 139-140.