II.4. Antisémitisme et révolte.

La période qui a précédé la première guerre mondiale fut marquée par une recrudescence de l’antisémitisme. Londres enfermait la communauté juive dans le quartier de Whitechapel, ghetto où la misère atteignait au paroxysme. En 1905, les juifs de Russie, accusés d’avoir pris part à la révolution étaient pourchassés, jetés en prisons et massacrés Le comité de Self-Défense, auquel adhéra André Spire, empêcha en maints endroits, par la réponse armée, l’extermination totale de la population. La France, qui avait connu l’Affaire Dreyfus, n’échappait pas aux esprits malveillants. André Spire met en scène les attaques quotidiennes subies par la communauté juive. Au cours de la vente de charité, Louise se demande comment marche le « comptoir des youpins » et Amélie lui répond qu’on « les boycotte ». Louise ressasse alors les anciens stéréotypes selon lesquels les juifs ont le pouvoir et la richesse : « ont-il donc » des pauvres ? dit-elle à Antoinette qui suppose que les juifs ont « assez de leurs pauvres 831» pour s’occuper.

Après avoir délivré le monde de la mort, le tailleur juif est assailli par les ingrats qui lui reprochent de les livrer à une éternité de misère, d’ennui, de platitude. « Tu en as fait du joli, mon vieux Lévy 832», commente le secrétaire de syndicat auquel il a sauvé la vie... Et lorsque le tailleur décide de retourner à son travail, les sarcasmes se multiplient :

Le croque mort.
« Il m’a pris mon gagne-pain
Et il va coudre. »
Le moine.
« Juif, tu nous as causé le plus grand préjudice,
Et tu vas coudre ? 833»

Et la vieille injure, « cet inlassable cri », « Mort au Juif ! », « Sus au Juif ! » ne tarde pas à se répandre sur toutes les lèvres et les gestes agressifs ne manquent pas de se manifester ; là encore, certains montrent leur lâcheté tandis que d’autres témoignent de leur satisfaction :

« Le stropiat dresse ses béquilles.
Les camelots ramassent des pavés.
Le sous-officier laisse faire.
Le Directeur sourit ! »

Le tailleur, sans doute concurrent du juif, sadique et sournois, professe un répugnant propos : « il va enfin payer sa note 834».

Dès son plus jeune âge, par fierté, André Spire avait répondu par une paire de gifles aux attaques lancées contre cette communauté à laquelle son ascendance le liait mais dont il ne revendiquait pas l’appartenance835. Accusé en 1895, dans le journal la Libre Parole, de devoir sa place au Conseil d’Etat à des appuis de la « juiverie », il réagit par le duel. Son oeuvre va donner, en partie du moins, une réponse aux affronts ancestraux. Les Poèmes Juifs qui paraîtront en 1908 ont marqué l’histoire de la littérature, « pour la première fois, un poète français s’exprimait dans sa langue en tant que Juif, s’adressait, sans parler hébreu ni yiddish, à tous les Juifs de la terre en même temps qu’aux lecteurs français 836». Le message d’un de ces poèmes,  Ecoute, Israël , est déjà celui de la danse macabre, il s’adresse à tout un peuple, mais d’abord aux Juifs de Russie pendant la répression tsariste. « Le poète ne s’apitoie plus sur leur misère. Il ne craint pas de leur paraître sacrilège. Il dénonce, en même temps que la résignation, la dévotion aveugle qui la produit. Il ose accuser l’Eternel, le « Dieu infidèle » de Rêves juifs, qui au lieu de venger son peuple l’abandonne aux massacres, aux injures. La conclusion est un appel « aux armes ». Ne compte que sur toi, suggère-t-elle, ne te laisse pas égorger sans te défendre :

« Tu trouveras des fours, des marteaux, des enclumes
Pour reforger les socs de tes vieilles charrues
En brownings élégants qui claquent d’un bruit sec. » 837»

Dans La grande danse macabre des hommes et des femmes, le tailleur juif n’attend aucune aide de Dieu. Au moine qui lui rappelle les termes des Ecritures, « La Mort sera détruite la dernière », il répond : « tes apôtres ont rêvé, comme mes Prophètes ». Il « blasphème sa Loi 838», il n’attend rien non plus des autres hommes prêts à accepter la mort : un homme « presque vaincu hésite », une « femme écrasée tremble sous son paquet 839», aucun ne se révolte. Le tailleur juif est le seul à agir, et il le fait d’abord pour les autres. Il avertit le secrétaire de syndicat de l’approche de la Mort et, le voyant pâlir, il lui ordonne : « Passe derrière ! 840» Le « petit juif grêle » est le seul à s’adresser à la mort, celle-ci lui parle de la souffrance des hommes et le tailleur répond en compatissant à la douleur de sa famille. Il s’avance ensuite vers la camarde qui recule. Lorsqu’il voit son fils suivre la faucheuse, il s’accroche à son cou, car son fils ne doit pas faire partie des « milliers d’autres » que la mort emporte sans rencontrer de résistance :

« Tu n’auras pas le mien.
Crois-tu qu’il te suffit de me toucher la hanche
Pour me rendre boiteux ?
Crois-tu qu’il te suffit de me toucher l’épaule
Pour empêcher mes bras de se serrer sur toi ?
Crois-tu qu’il te suffit de toucher mes poignets
Pour empêcher mes mains... 841»

Sa ténacité et son amour pour son fils font disparaître la mort. C’est dans cette puissance de la révolte, dont le tailleur expose les raisons à ceux qui se plaignent des conséquences de son geste, que se trouve la dignité de toute être humain.

« J’ai hérité d’une paire de mains
Qui, lorsqu’elles se sont fermées sur une chose,
Ne savent plus s’ouvrir. 842»

Poussant le sacrifice à l’extrême, le père suit la Mort pour préserver son fils et lance à la mort, sans trembler, un énergique « on vient ! 843» Ce poème montre qu’il ne faut espérer ni en Dieu ni dans les autres hommes. Ce constat pourrait être extrêmement pessimiste, mais il est en fait une leçon de vie et d’espoir car c’est par l’action de chacun, par la puissance du « non » que l’on peut arrêter les massacres. Prolongeant ses écrits, entremêlant écriture et action, André Spire participa en 1912 à la fondation de l’Association des Jeunes Juifs et délivrera une fois encore le même message : « l’idéal, leur expliqua-t-il, ce n’est pas d’être un homme riche, même s’il fait du bien à « ses frères », c’est d’être un « vrai homme », un homme « qui n’a plus peur », un homme « qui a cessé de trembler parce qu’il se sent fort ». Si « à l’injure et aux coups vous répondez, non pas en tendant le porte-monnaie, mais en montrant les poings », vous aurez encore des ennemis, mais on ne vous méprisera plus 844». Bien qu’abhorrant la guerre, ce sont encore les mêmes paroles845 qu’il adressera au peuple français après la mobilisation.

Lâcheté, désir de posséder toujours plus, soif de tuer, haine des différences... les avatars que les danses mettent à jour ne sont pas minces. En franchissant les siècles, les danses macabres ont acéré leur satire ; poussant encore plus loin leurs attaques, les écrivains vont remettre en cause les organes du pouvoir.

Notes
831.

Op. cit., p. 150.

832.

Ibid., p. 170.

833.

Ibid., p. 176.

834.

Ibid., pp. 176-177.

835.

Jusqu’en novembre 1904, « il n’avait « jamais fait acte de judaïsme que pour riposter à coups de poings, de gueule et même d’épée » d’abord aux quolibets de ses condisciples, ensuite aux outrages des nationalistes. Encore s’agissait-il seulement, dans ces deux ordres de cas, de « ne pas laisser injurier le nom de Juif sans intervenir » : simple réflexe de dignité personnelle ». JAMATI P., op. cit., p. 57.

836.

JAMATI P., op. cit., p. 65.

837.

Ibid., p. 68 .

838.

SPIRE A., op. cit., p. 167.

839.

Ibid., p. 162.

840.

Ibid., p. 161.

841.

Ibid., p. 165.

842.

Ibid., p. 176.

843.

Ibid., p. 181.

844.

JAMATI P., op. cit., p. 80.

845.

« Il faut tout oublier hormis toi-même, Homme,

Qui, lorsque ton voisin convoite ta compagne,

Menace tes petits, ta maison, ton enclos,

Veut détruire ta langue, ta langue : ta pensée,

Boucle ton ceinturon et charge ton fusil. »

Et j’ai voulu la paix., Ibid., p. 84.