III. La remise en cause des organes du pouvoir.

Les danses ne se contentent plus de montrer les travers des hommes, elles dénoncent les scandales de leur temps, la corruption, les prises de position des gouvernements... elles deviennent le lieu d’expression des oppositions.

III.1. Syndicalistes et socialistes.

Les danses révèlent désormais des prises de position politique. Dans l’oeuvre de Pierre-Jean Jouve, une voix s’élève et demande ainsi aux ouvriers :

« Peuple ouvrier, toujours plus vaste,
Et plus durement rangé dans le travail,
Exploité
Par le groupe qui fait la loi sur le grand nombre,
Peuple ouvrier,
Que la machine dévorante tient à mort (...),
- Que sentons-nous au coeur ?
L’amertume. On est vos esclaves. 846»

Ces vers sont d’une inspiration fort proche de la charte de la deuxième Internationale qui présentait en ces termes les conséquences sociales du processus de développement économique : « Toujours plus grand devient le nombre des prolétaires, toujours plus considérable l’armée des ouvriers superflus, toujours plus profonde l’opposition des exploiteurs et des exploités, toujours plus exaspérée la lutte des classes de la bourgeoisie et du prolétariat, lutte qui sépare la société moderne en deux camps hostiles et qui est la caractéristique commune de tous les pays industriels. 847» Pour être affranchi du pouvoir de la classe dirigeante, le peuple ouvrier appelle :

« L’union de tous ceux qui sont nos frères,
De tous les dos sanglants qui portent l’Argent
Par le vaste monde 
Nous appelons l’union.
Notre labeur est un, et notre souffrance, une.
Les nations sont conduites par nos maîtres.
Nous les haïssons. 848»

Ces vers reflètent la pensée des écoles socialistes et des organisations syndicales849 qui ont pris position contre le nationalisme et l’Etat-nation. « Au plan des idées, elles sont unanimes à considérer que le sentiment national n’est qu’un alibi, un leurre suscité par la bourgeoisie possédante pour détourner les prolétaires de leurs intérêts de classes. La solidarité qui lie les travailleurs par-delà les frontières doit être plus forte que la solidarité à l’intérieur des frontières entre exploiteurs et exploités. 850» Le socialisme incarnant la cause de la paix internationale à la veille du premier conflit mondial, la conjonction entre pacifisme et socialisme est presque totale. C’est pourquoi le chant des ouvriers, réuni symboliquement dans une seule voix, se poursuit sur ces paroles de fraternité prononcées avec fermeté :

« Entends-tu ?
Nous avons parlé dans les capitales, dans les villes,
Au nord, au sud, Allemands, Français, Anglais, Italiens, Russes,
Ont crié la même volonté :
Ils ne nous sépareront pas.
Nous ne nous tuerons pas pour eux.851»

Le « nous » rythme le discours de manière incessante pour souligner la fusion des ouvriers en un seul groupe fraternel, porteur des mêmes idéaux et des mêmes souffrances,

« Nous, le peuple ouvrier,
Pesez ces mot, compagnons.
Pesez la peine et le sang de ces mots. 852»

Ce « nous » indissoluble s’oppose au « tu » indéfini qui représente les capitalistes, les exploitants auxquels on donne un seul nom mais qui représente des individus séparés par des intérêts divergents, car le pouvoir que donne l’argent ne se conçoit pas à plusieurs. « Le socialisme paraît incarner pour des masses considérables autant une espérance de solidarité, une aspiration à la paix, que le rêve d’une société plus juste et plus fraternelle. 853»

La danse d’Auguste Hoyau évoque le mouvement socialiste d’une manière radicalement opposée. Un des exemplaires de l’almanach auquel il apportait sa contribution nous éclaire sur ses prises de position politiques. « Neuf caricatures sous-titrées définissent très clairement le contenu et la tendance politique de la publication : local, religieux, politique, prophétique, comique, satirique, débonnaire (...). Les deux dernières vignettes désignent les adversaires des rédacteurs de l’almanach, où l’on trouve pêle-mêle Sans-culottes, Babouvistes et Enragés, Francs-maçons et Quarante-huitards. Un demi siècle plus tard, en fustigeant le socialiste dans sa Nouvelle danse macabre, Auguste Hoyau y met les mêmes ingrédients. 854» Esprit profondément religieux, il s’élève contre la presse républicaine et radicale. Dans cette caricature qui met en scène la Mort et le socialiste, « toute la gauche républicaine défile devant une assemblée d’ouvriers du « lundi » : les socialistes, les francs-maçons, la Ligue des droits de l’homme. Aucun doute possible, Hoyau n’a pas été dreyfusard ! 855» La mort, coiffée du bonnet phrygien tient à la main sa vieille faux comme un drapeau ; celle-ci représente sans doute la France rurale, la Beauce paysanne et conservatrice. Marchant d’un pas décidé, elle lève la main en direction du socialiste qui, d’un air naïf, lui rend son salut. Dans cette vignette, le crucifix central a été remplacé par un triangle, barré verticalement au moyen d’un fil à plomb. Cet emblème franc maçonnique est surmonté des mots « liberté, égalité ». Les ouvriers sont réunis en dessous de la déclaration des Droits de l’homme. La mort, esquissant un sourire ironique et moqueur, met à mal tous les discours sur l’égalité humaine :

« Pourquoi prêches-tu sur la terre
Richesse égale et liberté ?
Seule je fais l’égalité ;
Méchant blagueur tu vas te taire ! 856»

Le ton de ce quatrain est un des plus mordants de toute la danse, le socialiste est rabaissé au niveau d’un « méchant blagueur », d’un personnage qui ne répand que mensonges et faux idéaux, et le caricaturiste se fait un plaisir de lui couper la parole en prenant la place de la mort.

Les adversaires du régime ne sont pas les seuls à fustiger ceux qui ont prôné l’égalité pour tous et Pierre-Jean Jouve, même s’il a montré son attachement aux valeurs que ces personnes défendaient, reproche à certains hommes de s’être laissé happer par le pouvoir. « Si les pièces liminaires de « La Paix » chantent, au-delà de la souffrance et de l’amertume, l’union de « Ceux des grandes villes » et des « ouvriers », la Mort est cependant déjà là, qui tranche de sa voix narquoise :

« Tu veux l’union, peuple des travailleurs ;
Mais tes congrès sont emplis par ta haine.
Tu es une aspiration grande et vague,
Mais tu as des chefs,
Tu obéiras. »

Jouve en profite pour dénoncer une fois de plus la trahison des chefs syndicalistes qui se sont faits les alliés objectifs du « banquier » avide de tirer profit de la guerre en laquelle il voit « la suprême affaire ». 857» Ce message est fort proche de celui du secrétaire de syndicat qui assiste à la vente de charité : défendre de nobles causes demande beaucoup de volonté et de droiture et l’orateur a peur de se laisser acheter, de ne devenir « plus qu’une loque 858». Toutefois, les pires traîtres sont ceux qui ont poussé les autres à se faire massacrer pour défendre leurs idéaux, ce sont ceux qui se sont laissés aveugler par les événements politiques.

« Après maint combat, maint carnage,
Tu voulais voir arriver l’âge...
Oui, l’âge d’or,
Où les hommes deviendraient frères,
Où l’on ne verrait plus de guerre,
Non, pas encore ! 859»

dit le vieillard au jeune homme et la Mort accuse les meneurs socialistes de corruption :

« Ceux là,
Entre tous les vendus, les renégats et complices,
Ce sont les plus vendus et les plus bas.
Car ils dénonçaient, dans leurs congrès,
Une grande vérité.
Car ils savaient la souffrance des esclaves.
Car ils faisaient luire une grande promesse,
Ceux-là.
Mais quels adroits compères
A l’heure du danger ! 860»

Le mouvement socialiste possédait en effet une puissance politique considérable à la veille de la guerre. C’était, en 1914, « une force en croissance régulière, capable de réunir des millions de suffrages, de rameuter des auditoires considérables pour entendre ses ténors, ses leaders, Liebknecht en Allemagne, Jaurès en France, ou Vandervelde en Belgique. Tout cela fait du socialisme un élément capital du jeu politique. Ruinant la grande espérance de paix qu’il incarnait, la Première Guerre a été, pour lui, une épreuve décisive 861». Après l’assassinat de Jaurès, du « tribun mort à point 862», le 31 juillet, les socialistes ont été incapables d’arrêter la course à la guerre ; bien au contraire, selon Pierre-Jean Jouve, ils l’ont justifiée et ont voté, « En toute sérénité, / Le quatre août », « l’argent de guerre 863» :

« Sans ces valets, qu’eût-on fait ?
Ils connaissaient le fond du mal,
Ils confessaient l’Internationale,
Ils étaient encor, dans ces jours de mensonge,
Sur le beau mouvement militaire
Le nuage noir, la tempête,
Et les honnêtes gens tremblaient.
Alors le chef, le grand Européen,
Un soir assassiné,
Le peuple fut assommé
Sous la bonne vérité :
Ceux d’en face trahissaient
L’Internationale ;
Ceux d’en face pactisaient
Avec la guerre impérialiste ;
Ceux d’en face étaient les premiers agresseurs,
Donc tout est oublié,
Avec nos agresseurs, à nous,
Prenons les armes ! 864»

La classe ouvrière n’a pas fait grand chose pour arrêter l’escalade. « La deuxième Internationale a révélé non seulement son impuissance mais son incapacité à agir et ses illusions : le 30 juillet au soir, la direction de la S.F.I.O. et celle de la C.G.T., ralliées aux positions du parti, décident d’organiser un grand rassemblement prolétarien... le 9 août pour l’ouverture à Paris du congrès de l’Internationale. L’assassinat de Jaurès n’a pas non plus déclenché la révolte que redoutait le ministre de l’Intérieur Malvy  (...). Un vif amour, entretenu par l’Ecole, pour la République porteuse de toutes les vertus, a préparé de longue date la perversion - plutôt que la submersion - de la conscience de classe par la conscience d’appartenir à une nation si digne d’être défendue.865» Abandonné de tous, sans illusion, le peuple ouvrier se prépare à mourir ; l’égalité des hommes ne se fera que dans la guerre, dans les tranchées où un grand nombre de classes sociales se retrouvent enfermées. Ayant perdu foi en l’homme, les mobilisés ne peuvent trouver la réalisation de leur idéal que dans la mort, aussi l’affrontent-ils avec amertume et dignité :

« Nous ne voulons pas tuer,
L’horreur est sur nous ;
Et ce qui est seul précieux, nous l’avons perdu :
La foi en l’homme.
Où ils voudront, qu’ils nous charrient, - nul n’apercevra notre douleur,
Et nous saurons mourir. 866»

Le « nous » n’est plus l’expression d’une unité, il est prononcé par un ensemble de voix distinctes - « autre voix », « quelques voix », « des voix 867» -, le chant d’espoir a fait place à la multitude des plaintes.

La danse macabre de Pierre-Jean Jouve, tout comme celle d’Alfred Rethel dénonce le pouvoir de persuasion des orateurs et leur incapacité à agir quand la menace se présente.

Notes
846.

Op. cit., p. 11.

847.

LAUBIER Patrick de, Histoire et sociologie du syndicalisme, XIXe-XXe siècles, St-Just-La-Pendue : éditions Masson, 1985, pp. 123-124.

848.

JOUVE P.J., op. cit., « Les ouvriers », pp. 11-12.

849.

Le syndicalisme est souvent absent des congrès tenus par les Internationales ouvrières. « Parmi les raisons qui expliquent cette surprenante discrétion, il faut relever la perspective marxiste qui subordonne le mouvement ouvrier au parti politique organisé. Dans la mesure où les organisations syndicales par le truchement de leurs leaders se réclamaient du socialisme ou du communisme, en Europe continentale ce fut plutôt la règle que l’exception par contraste avec le syndicalisme anglais au XIXe et avec le syndicalisme américain jusqu’à nos jours, l’influence du projet marxiste de société fut important, parfois décisif dans l’histoire syndicale. » LAUBIER P. de, op. cit., p. 118.

850.

REMOND René, Introduction à l’histoire de notre temps, tome 2, le XIXe siècle, 1815-1914, La Flèche : éditions du Seuil, 1974, p.140.

851.

JOUVE P.J., op. cit., « Les ouvriers », p. 12.

852.

Ibid., « les ouvriers », p. 10.

853.

REMOND R., op. cit., p. 142.

854.

BONNEBAS Mr et Mme, op. cit., p. 9.

855.

Ibid., p. 117. « La Physionomie du présent almanach est une riposte aux événements de 1848. La naissance de la Troisième République, en 1785, fut saluée à sa manière par le caricaturiste, dans le Messager de 1877, par une étude morale intitulée Aux ouvriers qui font le lundi, confirmant a contrario le caractère populaire de cet événement : la République est ouvrière et sociale. » BONNEBAS Mr et Mme, op. cit., p. 116.

856.

HOYAU A., op. cit., « La Mort et le Socialiste ».

857.

LEUWERS D., op. cit., p. 137.

858.

SPIRE A., op. cit., p. 161.

859.

NORMAND U., « De profundis », op. cit., p. 58.

860.

JOUVE P.J., op. cit., p. 64.

861.

REMOND R., op. cit., p. 142.

862.

JOUVE P.J., op. cit., « Les socialistes », p. 65.

863.

Ibid., p. 65.

864.

Ibid., pp. 64-65.

865.

REBERIOUX Madeleine, La République radicale ? 1898-1914, Evreux : éditions du Seuil, 1975, p. 232.

866.

JOUVE P.J., op. cit., « Les mobilisés », p. 35.

867.

Ibid., p. 34.