III.2. Le scandale de Panama et la corruption.

André Spire et Auguste Hoyau vont quant à eux montrer la corruption des politiciens. En évoquant l’affaire de Panama, leurs danses macabres dénoncent le scandale financier le plus important de la Troisième République ; rappelons rapidement les faits. Le diplomate Ferdinand de Lesseps, après avoir obtenu une concession territoriale du gouvernement colombien réunit à Paris un congrès international en vue de la construction du canal interocéanique de Panama. Sous-estimant les difficultés techniques il s’engagea dans des dépenses inconsidérées en faisant appel au public et à plusieurs financiers comme le baron de Reinach. Une partie de ces sommes servit à promouvoir le projet par des campagnes de presse mais Lesseps dut relancer de nouveaux emprunts en 1887 afin de financer un projet plus adapté de canal à écluse proposé par Eiffel. La Compagnie du canal, déjà en difficulté, voulut émettre des obligations à lots. « Le vote d’une loi était nécessaire. La bienveillance des parlementaires fut facilitée par la distribution de chèques. L’émission de l’emprunt ne suffit pas à empêcher, en janvier 1889, la faillite d’une entreprise ruineuse. 868» La banqueroute toucha plus de 800 000 souscripteurs et le scandale politique que l’on tenta d’étouffer en raison de la collusion entre le pouvoir et la haute finance, fut divulgué sur la scène politique à l’automne de 1892, à l’entrée d’une année électorale.

Auguste Hoyau fait très clairement allusion à cette affaire en faisant entrer le « chéquard » dans sa danse, ce nom fut en effet donné en novembre 1892 aux parlementaires corrompus. Nous voyons la mort qui a pris l’apparence d’un encaisseur de la Banque de France s’adresser à un homme d’apparence cossue qui lui tend, avec l’assurance de quelqu’un qui ne doute pas de la réussite de son projet, un papier écrit de sa main. La mort répond aussitôt :

« J’ai sur toi ma vieille hypothèque,
De ta personne il faut payer ;
En vain tu voudrais essayer
De m’acheter, garde ton chèque ! 869»

Il me semble que cette vignette peut être mise en relation avec celle du journaliste dans laquelle un garçon typographe  reproche à un rédacteur d’avoir lancé nombre de mensonges grâce à ses reporters. Le personnage auquel s’adresse la camarde a une stature identique à celle du chéquard, il porte les mêmes souliers vernis, le même chapeau haut de forme et un manteau tout à fait semblable, doublé de fourrure au niveau du col et des manches. Tous deux ont une main glissée dans une poche et portent la barbe870. Il paraît donc fort probable que le caricaturiste dénonce ici le rôle de la presse qui aurait reçu « de 12 à 13 millions sur les 22 consacrés par Panama à sa publicité 871».

Les critiques adressées par André Spire sont beaucoup plus ciblées et alors que Clémenceau avait pris parti en faveur de Dreyfus (la danse est postérieure aux deux affaires), il dénonce sans hésiter sa participation dans l’affaire de Panama. Il s’en prend également à un système qui pousse les hommes dans leurs derniers retranchements et les amène à céder lorsque la pression se fait trop forte. Le secrétaire de syndicat préfère mourir tant qu’il est encore pur et qu’il n’a pas trahi ses idéaux, car il est conscient de ses faiblesses :

« Etends ta main vers moi !
J’en vaux encore la peine.
Mais toutes ces réunions, ces comités, tous ces voyages,
Et tous ces verres,
Que des hommes qui suent vous obligent à boire,
Ca use un pauvre diable d’orateur.
La flamme de ces foules, c’est nous-mêmes qu’elle brûle.
Demain la neurasthénie peut venir !
Un Clémenceau peut m’envoyer un secrétaire,
Avec quelques billets dans la main,
Ou une place.
Et tu n’emporteras plus qu’une loque. 872»

De manière générale, André Spire met en cause le fonctionnement d’une société fondée sur le mensonge. Le syndicaliste peut se faire acheter grâce à quelques billets ou en se faisant offrir un travail plus intéressant ; à un niveau plus élevé, le Directeur dénonce la vénalité des hauts fonctionnaires de l’Etat, les manoeuvres des politiciens, la nécessité de savoir se faire des relations pour avancer, l’obligation de falsifier des rapports, le pouvoir des syndicats ... le besoin de mentir pour ne pas être broyé par d’autres hommes qui, comme lui, ne connaissent que l’engrenage de la corruption.

« Il faut toujours mentir.
Il faut toujours mentir pour plaire à un parlementaire,
Qui vous attache au Cabinet quand il devient Sous-Secrétaire.
Il faut mentir pour en tirer quelque salaire,
Et pour se faire, enfin, nommer fonctionnaire (...).
Il faut mentir, pour rester aussi bien avec Doumer
Qu’avec Denys Cochin, Millerand et Jaurès (...).
Il faut tronquer les rapports défavorables,
Faire avancer les mauvais employés,
Lâcher des subventions aux Syndicats tarés
Pour obtenir des croix et des indemnités,
Des commissions en France et de missions à l’étranger,
Pour avancer, pour n’être pas oublié,
Pour n’être pas mis en congé illimité
Ou renvoyé. 873»

Après s’être attaqué aux meneurs socialistes et aux politiciens corrompus, Auguste Hoyau va s’opposer à la déchristianisation de la République.

Notes
868.

MAYEUR Jean-Marie, Les débuts de la IIIe République, 1871-1898, Evreux : éditions du Seuil, 1973, p. 205.

869.

Op. cit., « La Mort et le Chéquard ».

870.

Peut-on voir là une caricature des républicains ?

871.

MAYEU J.M., op. cit., p. 207.

872.

Op. cit., pp. 160-161.

873.

Op. cit., pp. 171-172.