IV. Le message religieux.

Quelle était la teneur du discours religieux véhiculé par les danses macabres au moyen âge ? Comment ce dernier a-t-il été interprété à l’heure où la séparation de l’Eglise et de l’Etat était presque consommée ? Comment les danses conçoivent-elles désormais la notion de divin ?

IV.1. Le « memento mori ».

Par l’intermédiaire de la danse, le thème du « memento mori » toucha au moyen âge un grand nombre de chrétiens. « Avec les ordres mendiants, la prédication populaire pénétra dans toutes les couches de la société. Le thème de la « vanitas terrestris » et celui de l’horreur de la mort trouvèrent alors un écho bien plus grand et s’imposèrent à la sensibilité des hommes d’une façon bien plus forte. Les méditations moroses des moines d’autrefois, lecteurs ou commentateurs du De comptentus mundi, trouvèrent ainsi un prolongement inespéré, d’autant que cette pensée, prêchée maintenant au peuple tout entier, se cristallisait en une image simple mais puissante, celle de la mort entraînant les vivants. 879» Les danses, bien qu’elles ne rappellent pas sans cesse qu’il faut délaisser le monde et ses plaisirs, regardent sévèrement ceux qui ont fait acte de foi et qui ne respectent pas l’ensemble de leurs voeux. La mort s’adresse durement au curé :

« Passes, curé, sans plus songer :
Je sens qu’estez abandonné.
Le vif, le mort, solies menger,
Mais vous serez aux vers donné. 880»

Quant à l’abbé, c’est sans doute le personnage le plus malmené de la danse, il n’a pas su se détacher des nourritures terrestres et, ce qui est encore plus condamnable, il n’a pas espéré la vie céleste. Le mort l’insulte grossièrement :

« Abbé, venez tost, vous fuyez.
N’ayez ja la chière esbaye,
Il convient que la mort suivez.
Combien que moult l’avez haye
Commandez a dieu l’abaye
Que gros et gras vous a nourry.
Tost pourrirez a peu de aye :
Le plus gras est premier pourry. 881»

André Spire s’est sans doute souvenu de ces vers et de l’idéologie élaborée « au sein de l’Ordre de Citeau qui soutient, après Saint Bernard, que l’on ne peut aimer le monde sans encourir l’inimitié de Dieu. Cette méditation monastique classique procède d’un thème ascétique connu : le comptentus mundi et débouche, évidemment, sur l’exaltation de la vie claustrale. 882» Le moine se plaint à l’évêque de tous les sacrifices qu’il a du supporter pour toucher la vie spirituelle :

« Monseigneur, j’étouffe sous cette robe !
Je ne lis plus. Je mange des légumes sans sel,
Ou je jeune.
J’accepte les injures.
Et je fus un homme, Monseigneur !
J’avais des amis, j’avais des livres.
Mon père avait des filles, des nièces, des voisines,
Et sa demeure était entourée de jardins.
Je suis maigre. Mes yeux sont jaunes.
Mes mains sont transparentes comme celles d’un malade,
Et la chaire de mon corps et plus pâle qu’un lis. 883»

Cet homme a su se séparer des plaisirs terrestres, au point de perdre ses caractères humains, comme l’indique le passé simple « je fus », néanmoins, le tailleur juif lui reproche son égoïsme. Tu « ne penses qu’à toi-même » lui crie-t-il, si bien qu’il lui « cache le Fils 884». Le juif était prêt à reconnaître l’existence du Christ qui a poussé son abnégation jusqu’à se sacrifier pour les autres afin de racheter la faute des hommes. Le tailleur, qui a su combattre la mort pour sauver son fils ne peut-il d’ailleurs être vu comme une figure christique ? Mais il n’est pas disposé à reconnaître la sainteté des hommes d’Eglise ; l’évêque « se laisse emporter » par « les riches » et le moine n’était sur terre que pour attendre la mort, - « J’attendais » - , et, comble de l’ironie, il se voit condamné à une vie « terrestre », à une « vie corporelle » en même temps que sa « récompense unique s’évanouit 885». Le péché du moine réside sans doute dans son unique croyance en la vie céleste : « Tu n’as pas d’espérance », dit-il au tailleur juif lorsque tous deux s’avancent vers la mort. Non, le tailleur ne croit pas en la bonté de Dieu, de même il n’a pas eu foi dans les actions des hommes ; sa seule espérance, son unique raison d’action prend sa source dans son amour pour les siens.

Notes
879.

SAUGNIEUX J., op. cit., p. 31.

880.

ANONYME, La danse macabre française, édition de Guyot Marchant de 1486, op. cit., p. 158.

881.

Ibid., p. 150 (Ces vers et ceux du curé figuraient également dans la première édition).

882.

SURDEL Alain, « Les représentations de la mort dans le théâtre religieux du XVe siècle et des débuts du XVIe siècle », La Mort en toutes lettres, Nançy, Presses Universitaires, 1983, p. 11.

883.

Op. cit., pp. 168-169.

884.

Ibid., p. 168.

885.

Ibid., p. 169.