IV.3. De Dieu au néant.

La danse des morts que l’on rencontre « au vélin des missels comme aux murs des charniers 900» était empreinte de « la paix du monastère » car le moine l’avait peinte « à genoux et priant 901». « Dans les siècles de foi », « les pauvres gens la regardaient sans crainte 902» et, l’heure venue, suivaient la mort « dans une paix profonde 903». Beaucoup espéraient « revoir au Ciel 904» ceux qui les avaient précédé dans la tombe.

« Chez les hommes d’alors la mort n’éveillait pas
Les terreurs qu’elle éveille en des races moins fortes ;
Ils voyaient, à travers les ombres du trépas,
Rayonner ce beau ciel dont elle ouvre les portes. 905»

La mort ne se réduit pas à l’inacceptable pourriture organique, elle doit pouvoir devenir une occasion de métamorphoses ; « mourir n’est assurément supportable que grâce à l’intervention d’un « ange souriant [portant] la gerbe d’âmes » dont l’antithèse avec la vision d’épouvante de la « faucheuse », « noir squelette laissant passer le crépuscule », illumine la fin du poème Mors 906». Toutefois, cette transformation n’est possible que grâce à l’intervention de Jésus « mourant sur la croix et qui est pourtant le maître de la mort ; car la matière de son corps n’a pas été remise « dans le commerce » 907». C’est pourquoi l’assemblée des croyants célèbre le jour de la résurrection qui leur a apporté l’espoir et la foi :

« Tous ces prêtres formaient sur l’étendue immense
Du parvis de Saint-Pierre un dallage vivant.
En cantiques de feu leur prière s’élance ;
et du temple, aux accords de leur chant émouvant,
Je crus voir palpiter les splendides murailles.
Ils célébraient l’instant où du mont Golgotha
Trompant l’horrible espoir, le Christ ressuscita
Trois jours après ses funérailles. 908»
Les croyants, depuis ce jour, peuvent aller « dormir sans révolte et sans bruit »,
« Ils comptent bien qu’un jour le lévrier de pierre,
Sous leurs rigides pieds couchés fidèlement,
Saura se réveiller et lécher leur paupière ;
Ils savent que les noirs clairons du Jugement,
Qu’on entendra sonner sur chaque sépulture,
Agiteront leurs os d’un grand tressaillement,
Et que la Mort stupide et la pâle Nature
Verront surgir alors sur les tombeaux ouverts
Le corps ressuscité de toute créature.
La chair des fils d’Adam sera reprise aux vers ;
La Mort mourra : la faim détruira l’affamée,
Lorsque l’Eternité prendra tout l’univers. 909»
« Dieu ressuscite un nombre infini de Lazare ! 910», c’est pourquoi la ronde unit les hommes dans la mort,
« (...) dans cette image étalée au grand jour
On sent communier en Dieu toute âme humaine,
On sent encor la foi, l’espérance et l’amour. 911»

La ronde les rapproche de leur créateur, comme si ce dernier était le centre d’une immense spirale :

‘ « La danse macabre de Kermaria est une sorte de ronde où la mort fait l’union ou mieux l’unité entre les hommes ; cette ronde, qui enveloppe les fidèles en prière dans la nef, ne s’arrête, et à distance respectueuse, que devant un grand Christ pendu au mur. 912»’

Quand ils contemplent ces danses, les hommes des XIXe et XXe siècles ne peuvent s’empêcher d’être fascinés par cette unité, cette communion entre les êtres réunis dans une seule et même espérance qui fait tant défaut à l’heure où, en laissant entrer le doute dans son esprit, l’homme, après avoir créé la mort, a effacé le remède qui permettait de la combattre : la croyance en la personne du Christ, image de la vie après la mort.

Que reste-t-il à l’homme qui ne croit pas ? Il n’a même plus le loisir de « passer du gris au noir 913», il en arrive à se demander pourquoi Satan n’a pas souffert alors qu’il est le maître des Enfers.

‘« Si notre mémoire garde le souvenir tragique du supplicié du Golgotha, elle n’enregistre aucun supplice semblable pour le Diable, maître des esprits pervers. Tout au plus fut-il victime dans le cours des siècles de quelques blagues un peu grosses dont les auteurs furent des clercs assez rustauds. Il passe impunément à travers cette danse macabre qui s’associe à l’atmosphère de 1926. Il n’existe pas de châtiment pour lui. A moins que ce principe néfaste, mais également divin, en s’incorporant sous la forme de la communion dans le corps de ses victimes, ne souffre lui-même atrocement dans leur chair torturée. C’est bien possible. 914»’

L’homme qui connaît le doute a perdu ses derniers espoirs en écoutant les hommes d’Eglise justifiant les actes de barbarie par le mensonge. A l’évêque de l’ouest qui proclame que « la guerre est l’apôtre de Dieu ! », le pasteur de l’ouest répond que « la guerre est sainte ! 915». Le docteur de l’est ajoute :

« Si Jésus vivait au milieu de nous,
Il dirigerait la mitrailleuse,
Brûlant d’amour pour sa patrie, brûlant de haine pour l’ennemi. 916»

Tous les belligérants se réclament du même Dieu, « Dieu sait que nous sommes les soldats de la Justice » affirme le père de l’ouest et le cardinal de l’est s’approprie la protection du Dieu de ceux qu’il combat, « c’est avec Dieu que nos soldats sont partis dans cette guerre ». Quant au « troupeau » aveugle des fidèles, il se réfugie dans la prière :

« Pour que mon fils ne soit pas tué !
Pour que mon mari ne meure pas !
Pour que l’usine ne soit pas brûlée ! 917»

Tout n’est plus, sur la terre qu’un vaste champ de ruines et le poète en arrive à regretter les temps où l’Enfer était une réalité pour les hommes, car son existence leur assurait un espoir dans un au-delà, même fort lointain :

« Sous les pas des danseurs on voit l’Enfer béant,
Le branle d’un squelette et d’un vif sur un gouffre ;
C’est bien affreux, mais moins pourtant que le néant. 918»

Ne pouvant plus croire en Dieu ni aux hommes, le poète lance ce cri de désespoir :

« Oh ! bienheureux ceux-là qui croyaient à l’Enfer. 919»

Après avoir découvert le vide absolu, il n’existe plus que deux solutions : se donner la mort afin de se fondre dans le néant ou croire qu’il existe au fond de soi et donc de tous les hommes, un dénominateur commun sur lequel tout peut être reconstruit. N’ayant plus foi en une entité supérieure, l’homme utilise alors les formes apprises, celles de la prière, pour lancer son message de paix :

« Je crois à la Raison de l’homme, - Esprit, Amour.
Je crois à l’éternité de l’Etre, sensible à mon coeur d’homme
Par la Raison, l’Amour.
Je crois que l’incessant effort des hommes, depuis les temps,
A travers la profondeur des bestialités, des tueries, des hontes,
Fut de trouver en eux et de délivrer leur Amour,
De s’unir et de s’éterniser par leur Amour.
Je crois que les grandes âmes ont brûlé de cet Amour,
Furent sacrifiées parmi les hommes pour cet Amour,
Je crois que tout homme qui vit doit être sauvé par cet Amour.
C’est ainsi, sentant en nous brûler le sens éternel de vie
Qui est l’Amour,
C’est ainsi que par la Liberté et l’Amour nous détruirons tout ce qui est. 920»

Ayant trouvé un nouveau Dieu et une véritable raison de vivre, l’homme fait sa profession de foi, il se retrouve enfin uni à ses semblables par le « nous » :

« Nous ne tuerons pas.
Nous refuserons d’aller au charnier.
Nous ne serons pas soldats dans cette guerre.
Nous ne défendrons pas la patrie barbare.
Nous ne donnerons pas notre obéissance,
Nous romprons toute exploitation de chair et de sang.
Nous refuserons la puissance aux hommes,
Nous ne prendrons pas la vie du grand nombre
Par le privilège.
Nous refuserons, mais sans violence.
Nous ne répondrons point
Par la violence à leur violence. »

Par « l’acte d’un seul, la vraie vie et la vraie foi d’un seul 921», l’homme a su dire non à la guerre et à la mort, mais il ne l’a pu que parce que d’autres étaient prêts et qu’ils ont su l’écouter. L’homme n’avait pas cru en la parole du Christ, il n’a pas non plus compris toute la portée du geste du tailleur juif, il n’était pas disposé à croire en Dieu ou en l’homme, il lui a fallu descendre jusqu’au fond des abîmes, il lui a été nécessaire de toucher l’immensité de l’horreur, la barbarie et le néant, pour pouvoir se relever, pour pouvoir puiser en lui sa vérité et la partager avec ceux qui avaient accompli le même chemin.

Notes
900.

FRANCE A., op. cit., p. 108.

901.

Ibid., p. 109.

902.

Ibid., p. 108.

903.

Ibid., p. 110.

904.

Ibid., p. 111.

905.

DUCOS DU HAURON A., op. cit., p. 13.

906.

UGHETTO A., op. cit., p. 133.

907.

CATHLIN L. op. cit., p. 248.

908.

DUCOS DU HAURON A., op. cit., pp. 54-55.

909.

FRANCE A., op. cit., p. 112.

910.

DUCOS DU HAURON A., op. cit., p. 55.

911.

FRANCE A., op. cit., p. 109.

912.

CATHLIN L. op. cit., p. 248.

913.

FRANCE A., op. cit., p. 108.

914.

MAC ORLAN P., op. cit., pp. 60-61.

915.

JOUVE P.J., op. cit., « Les hommes d’Eglise », p. 60.

916.

Ibid., p. 61.

917.

Ibid., p. 62.

918.

FRANCE A., op. cit., p. 109.

919.

Ibid., p. 113.

920.

JOUVE P.J., op. cit., « La liberté », pp. 153-154.

921.

Ibid., p. 154.