V.2. Faire revivre le passé : l’emprunt aux danses médiévales.

Paul Lacroix ne se contente pas de mettre en scène une danse macabre au sein de son roman, il recrée, nous l’avons vu, l’atmosphère qui a donné naissance aux danses : guerre, épidémie, famine, forment la toile de fond sur laquelle va se détacher la représentation théâtrale. Celle-ci, dirigée par Macaber, fait entrer successivement, conformément aux anciens textes, le pape et l’empereur. De plus, après un prologue musical, « symphonie » qui « imitait les rires et les sanglots, les chants des anges et les cris des damnés » deux hommes, « déguisés en diable » « déployèrent deux placards, dont l’on portait la composition des danses de la première journée, et l’autre, quatre rimes d’avis au public, dans lesquelles Macabre se montre poète et philosophe :

La dance macabre s’appelle
Que chascun a dancer apprent ;
A l’homme et femme et naturelle ;
Mort n’épargne petit ne grand. 927»

Ce quatrain est le même que celui prononcé par l’acteur dans la danse éditée par Guyot Marchant.

Anatole France à quant à lui emprunté à la danse du Grand Bâle, qu’il attribue faussement à Hans Holbein, un détail qui se retrouve dans nombre de fresques qui s’en sont inspiré :

« L’aveugle besacier ne danserait pas bien,
Mais, sans souffler, la Mort, en discrète personne,
Coupe tout doucement la corde de son chien. 928»

Suivant « à tâtons quelque grelot qui sonne », l’aveugle dirige ses pas vers la fosse ouverte devant lui, il « s’en va seul tout droit changer de nuit  929».

Mais Théophile Gautier est sans conteste celui qui a le plus joué avec les détails contenus dans les fresques et les textes médiévaux. Dans « Bûchers et tombeaux », « L’empereur, le pape, et le roi » ouvrent la danse ; ils sont devenus des personnages emblématiques et leur seule présence nous laisse imaginer la suite du défilé. Personnages obligés des danses médiévales, ils deviennent les personnages symboliques d’une forme littéraire alors même qu’ils ne sont plus les personnages représentatifs de la société dans laquelle les auteurs évoluent désormais.

Ayant remis en place son cadre la danse peut alors s’en affranchir et utiliser les autres ressources du macabre. La mort, après s’être attaquée aux grands de ce monde se tourne vers le chevalier.

« Et de son cheval qui se cabre
Jette bas le preux plein d’effroi. 930»

Ces deux vers esquissent l’un des détails des fresques des Dits. Si l’on regarde les peintures murales de la Ferté-Loupière, l’on remarque que le cheval du premier cavalier se cabre lorsqu’il aperçoit les squelettes. Ces vers nous ramènent également, par associations d’idées, au Campo Santo de Pise. Dans la peinture représentant la victoire de la mort, l’un des hommes se bouche le nez alors que les deux autres reculent. L’une des fresques met en scène le mouvement de recul du cheval alors que l’autre laisse voir la terreur du cavalier; mais aucune peinture ne représente la chute du cavalier. Théophile Gautier réussit ainsi à faire renaître des images dans notre esprit en faisant appel à notre mémoire picturale, tout en modifiant légèrement le thème ; il achève l’action entamée dans le cinquième Dit des trois morts et des trois vifs :

« Les mors aux vis, les vis aux mors parlerent,
Et aux vivans les trois mors revellerent
De mort les grans et terrible assaulx,
Et tellement les vis espoenterent
Que a bien petit que tous ne trebucherent
A la terre de dessus leurs chevaulx. 931»
Le poète introduit ensuite le lecteur dans les scènes de la vie quotidienne :
« Il entre chez la courtisane
Et fait des mines au miroir;
Du malade il boit la tisane,
De l’avare ouvre le tiroir (...). 932»

et l’impression de vérité et de déjà vu qui se dégagent de ces quelques mots nous fait chercher en vain la représentation de ces deux personnages dans les dessins d’Hans Holbein. La fresque du Grand Bâle ne nous offre quant à elle que la figure de la coquette qui aperçoit le squelette de la mort dans son miroir, l’avare n’est pas représenté ainsi dans les fresques médiévales et le malade ne fait pas partie des personnages de la danse macabre.

L’auteur réussit ainsi un incroyable tour de magie : en faisant revivre des personnages que nous connaissons pour les avoir vus dessinés dans les livres et représentés sur les murs des églises, nous cherchons désespérément la fresque ou la gravure dans laquelle sont fixés les personnages que le poète nous décrit, d’autant que la strophe suivante amplifie le mirage en faisant intervenir le personnage emblématique du laboureur.

« Piquant l’attelage qui rue
Avec un os pour aiguillon,
Du laboureur à la charrue
Termine en fosse le sillon (...). 933»

Nous avons alors l’impression de voir la momie squelettique des gravures d’Hans Holbein courir en guidant les chevaux, alors que le laboureur, fatigué par le labeur, tient son soc sans se poser de question. Mais là encore, des glissements s’effectuent ; le fouet du peintre est remplacé par un os, ce qui crée une atmosphère un peu plus morbide et la poésie permet de prolonger en métaphore ce que le dessin ne fait que suggérer : la fosse naît sous la plume du poète alors que la gravure d’Hans Holbein laisse apparaître un village au loin. En créant des réminiscences picturales par le biais de quelques mots, le poète, tout en faisant appel à la mémoire de son lecteur, transforme le thème et le rend encore plus âpre, plus réaliste.

Théophile Gautier finit enfin de perdre le lecteur en nous décrivant un détail de la deuxième gravure de la danse d’Holbein :

« Le spectre en tête se déhanche,
Dansant et jouant du rebec,
Et sur fond noir, en couleur blanche,
Holbein l’esquisse d’un trait sec. 934»

L’art de Théophile Gautier consiste à nous faire croire que nous visitons avec lui la danse d’Holbein et à travers elle l’ensemble des danses macabres. Pour créer l’illusion, il fait référence à certaines danses dans la première et la dernière strophe de sa description et intègre au milieu de ces deux strophes des descriptions de personnages qui sont tout à fait personnelles.

Fascinés par l’époque médiévale Paul Lacroix, Edouard Thierry, Georges Kastner et Ingmar Bergman ont reconstitué ce qu’ils imaginaient être les premières danses macabres. Revenant avec les épidémies de peste, la famine et les guerres, ces oeuvres pouvaient prendre la forme de fresques mais étaient le plus souvent jouées par des comédiens ambulants sur les tréteaux des églises ou dans un cimetière, lieu combien attribué aux méditations que pouvaient faire naître ce type de représentations ! Puisant dans les premières éditions des danses ils ont redit l’égalité de tous devant la mort et les regrets des hommes qui s’apprêtent à la suivre. Ces oeuvres, tout en restant fidèles à la tradition médiévale, portent en elles les marques de leur époque. Ainsi, la mort dénonce l’exploitation des gens du peuple. D’autre part, la mort ne se décline plus en une multitude de momies ou de squelettes, elle a sa propre identité.

Toutes les oeuvres que nous avons abordées ont doté la mort d’une personnalité. Seuls les écrivains qui ont eu également recours à la gravure ont réellement joué avec le motif du double, mais le texte n’insistait pas sur cet aspect. La mort s’est donc levée pour venir chercher les vivants. Elle est désormais reconnaissable à une odeur, à la lueur que sa faux peut refléter ; son arrivée s’accompagne également d’une sensation de froid. Elle peut incarner le maigre squelette d’Holbein ou le fier personnage de Macaber, et, au contact des écrivains romantiques, elle revêt des caractéristiques féminines et peut parfois même devenir séduisante. Se couvrant du masque de l’amour, elle nous révèle sa vraie nature ; la mort ne se contente plus de pousser un peu brusquement les humains à la suivre, elle apparaît comme un être aveugle et sanguinaire. Pourtant, elle se fait également la porte parole des opprimés.

En effet, les auteurs des danses « contemporaines », tout en montrant le pouvoir de la mort, ont utilisé le schéma offert par les danses macabres pour dresser leur portrait de la société. En reprenant les critiques que les morts adressaient autrefois aux vivants et en les rendant bien plus acerbes, ils ont dénoncé avec force les avatars du monde « moderne » : cupidité, mensonges et lâcheté des hommes ; racisme ; hypocrisie de l’église, de la presse et des gouvernements ; scandales politiques ; guerres inutiles ... La satire des premières oeuvres qui mettait à mal la richesse et l’excès des plaisirs a changé de nature ; devenue virulente et violente elle est porteuse de messages ouvertement politiques et religieux. A travers les danses macabres, ce ne sont plus les péchés humains qui sont mis en cause - les textes, comme la société, se sont fortement déchristianisés - mais les agissements des individus et des gouvernements.

André Spire, Pierre Mac Orlan et Pierre-Jean Jouve veulent avant tout montrer au lecteur que chaque individu est un acteur au sein de la société. « Le plus grand nombre parmi les hommes vivent dans une perpétuelle distraction. Ils acceptent d’être exilés de leur propre existence. Ils vont sourds et aveugles, comme stupides, sans que les effleure la tentation d’être des hommes (...). La poésie n’est pas dans son essence une consolation. Tout au contraire elle porte le feu et le glaive, elle brûle et elle déchire, elle fixe l’homme dans la contemplation jusqu’à l’obsession, jusqu’au vertige de ce qu’il est. Il ne s’agit pas seulement du tableau désolant des vices et des instincts « animaux ». Il s’agit de cette blessure inguérissable que chacun porte en soi, de cette dernière goutte d’amertume, qui tient à notre existence même ; du sentiment d’être séparés, de porter le poids d’un crime que nous n’avons pas commis (...). La poésie de Pierre-Jean Jouve est le contraire d’une poésie d’évasion. L’homme ne peut pas effacer la faute, car la faute est l’existence même (...). La Faute a un visage énigmatique, celui de la mort. Il n’y a pas de salut par la démission de l’homme, par le refus de vivre ni par la mutilation de l’homme. Il faut que l’homme porte la Faute, qu’elle soit par lui consommée dans sa plénitude, pour qu’il espère le salut qui est au-delà de la Faute. 935» Chacun, en créant sa vie, donne forme à sa mort.

Notes
927.

Op. cit., p. 181.

928.

Op. cit., p. 111.

929.

Ibid., p. 112.

930.

Ibid., p. 111.

931.

ANONYME, « Cy commence le dit des trois mors et des trois vifs », op. cit., v. 57-62, p. 94.

932.

« Bûchers et tombeaux », op. cit., p. 111.

933.

Ibid., p. 112.

934.

Ibid., p. 112.

935.

AMROUCHE Jean, « Le poète de l’angoisse humaine », Pierre-Jean Jouve, L’Herne, Paris : éditions de l’Herne, 1972, p. 232.