I.1. Un espace macabre.

Les morts des danses médiévales entraînaient les vivants vers leur dernière demeure. les écrivains qui ont redécouvert ces textes et qui ont apprécié en eux leur dimension légendaire et fantastique ont choisi d’inscrire l’action de leurs danses dans ce même espace du cimetière ou dans d’autres lieux marqués par la mort.

I.1.1. Un lieu sacré et déserté.
Le poète engage ses pas
« (...) sous le porche roman
D’un palais délabré, demeure épiscopale
Que bâtit vers l’an mil, l’évêque Marcoman. 936»

Cet espace est doublement marqué par le temps, il est apparemment laissé à l’abandon et se transforme lentement en un « poudreux décor 937», il fut d’autre part construit « vers l’an mil », date qui évoque la fin d’un millénaire et qui est donc porteuse de mystères et de superstitions. Enfin, ce palais ne fut pas seulement la demeure d’un évêque, dans le cloître de l’« antique abbaye 938», « labyrinthe obscur, silencieux », « sommeille la poussière sainte » « des anciens prélats, couronnés dans les cieux 939». L’abbaye servait ainsi, selon la tradition médiévale, de dernière demeure pour les membres de l’Eglise.

En d’autres lieux, certains morts, suivant l’usage munichois, attendent la « sépulture » dans le funérarium qui s’étend « sur les côtés du cimetière ». « Cette bourgeoisie » « vêtue le mieux possible » est « exposée » dans des « vitrines » « pareilles à celles des boutiques de mode 940». Les familles ont accompli un des rites des funérailles en revêtant le mort de ses plus beaux atours, en le fardant pour effacer la vision de « mines de l’autre monde 941», si bien que l’esprit du promeneur les associe à une seule et même classe sociale. Mais ces « morts récents 942» sont, comme tous les autres, voués à l’oubli.

Avec la pratique de la concession perpétuelle qui permis aux famille de faire élever des tombeaux, le cimetière change de visage : il se couvre de monuments, d’arbres, de gazon, de source... la nécropole au coeur de la nature révèle une sensibilité typiquement romantique que l’on retrouve dans les descriptions que Gautier, Flaubert, Nerval ou Veraheren nous donnent de ce lieu. Toutefois, le cimetière munichois, bien qu’attrayant reste semblable à beaucoup d’autres, il est « presque désert 943» ; ailleurs, le « cloître » reste « paisible 944» ; au Père-Lachaise, les « gazons » sont « flétris » et les quelques « bouquets » qui parsèment certaines tombes sont déjà « anciens 945». « Un bout de croix, un peu de lierre 946», « le tombeau  du ménétrier 947» qui n’est pas recouvert des « marbres 948» que l’on rencontre dans les cimetières parisiens, subit peu à peu les effets du temps. Un nom, « miserere 949», est encore lisible, mais un jour il ne restera de chaque tombe qu’une « pierre brisée, verdâtre, couverte de mousse, toute tapissée de verdure 950».

Seules quelques coutumes rappellent aux vivants l’existence des morts « couchés » et « immobiles 951» sous la terre. Le poème d’Apollinaire paraît pour la première fois sous forme de conte dans le journal Le Soleil du 31 août 1907, il sera publié dans Vers et Prose en 1909, les deux textes portent en titre « L’obituaire », ce dernier ne deviendra « La Maison des Morts » qu’en 1913. Ce premier titre avait sans doute une fonction de mémoire ; l’obitoire ou obituaire est en effet le « dépôt où, principalement afin d’éviter le risque de mort apparente, sont conservés les corps qu’on n’a pas encore enterrés. Mais Apollinaire savait certainement aussi que l’obituaire est également le registre d’église qui porte les noms des morts, le jour de leur sépulture, et la messe anniversaire, l’obit fondé pour eux. Ce mot pris pour titre avant d’être abandonné, suffisait à évoquer comme un service célébré en leur honneur, tous ces morts que le poème allait enregistrer, surgissant de la mort pour rentrer pendant un jour dans la vie parmi les vivants 952».

Ce jour où les morts viennent parler à notre mémoire est traditionnellement celui qui suit la Toussaint, un triste jour d’automne, souvent gris et morose.

« C’était le Jour des Morts : une froide bruine
Au bord du ciel rayé, comme une trame fine,
Tendait ses filets gris ;
Un vent de nord sifflait ; quelques feuilles rouillées
Quittaient en frissonnant les cimes dépouillées
Des ormes953 rabougris (...). »

La sensation de froid qui accompagnait jusqu’alors la venue de la mort s’est étendue au paysage. La bruine est « froide », le « vent du nord » s’est levé, le ciel a recouvré ses habits de deuil, il est « rayé » et porte ses « filets gris » ; les arbres se transforment en squelettes « rabougris » et les restes de vie sont entrés dans leur première phase de décomposition ; la chlorophylle a quitté les feuilles qui se teintent de jaune puis de brun au contact du vent et de la pluie. Le paysage reflète la tristesse des vivants et rappelle la destinée de ceux qui sont morts.

« Et chacun s’en allait dans le grand cimetière,
Morne, s’agenouiller sur le coin de la pierre
Qui recouvre les siens,
Prier Dieu pour leur âme, et par des fleurs nouvelles
Remplacer, en pleurant, les pâles immortelles
Et les bouquets anciens. 954»

Le nombre des morts est infini et le « grand cimetière » dans lequel ils sont désormais cantonnés semble engloutir le maigre « coin » de pierre  qui les distingue et les sépare les uns des autres, comme si l’oubli commençait par l’unicité de « la pierre » qui uniformise des milliers de tombes. Rares sont ceux, qui en ce jour de fête, passent rendre visite à ceux qui ne sont plus.

« Et comme je voyais bien des croix sans couronne,
Bien des fosses dont l’herbe était haute, où personne
Pour prier ne venait,
Une pitié me prit, une pitié profonde
De ces pauvres tombeaux délaissés, dont au monde
Nul ne se souvenait. »

Cet abandon des « époux désespérés », des « veuves désolées » pourrait provoquer le courroux des morts qui tordent « leurs bras noueux de rage dans leur bière » et font « d’incroyables efforts » « pour lever leurs couvercles de pierre 955».

Cette peur de la vengeance des défunts est peut être illustrée par cette coutume allemande qu’Apollinaire découvre lorsqu’il se rend, en avril 1902, dans un cimetière munichois. Les morts sont selon le règlement, déposés dans des « vitrines » : « les dépouilles mortelles seront placées dans la morgue ouverte au public. Elles ne pourront être regardées qu’à travers une vitre ». « Cette exposition dans des « cellules vitrées » devait permettre de voir jusqu’à l’inhumation les visages des disparus. Le spectacle de cette morgue étrange, qui doit être celle de l’ancien cimetière du Nord, dans l’Arcisstraβe, non loin de l’atelier du sculpteur Hügsen que connaissait Apollinaire, lui inspira cette danse des morts et des vivants. 956» Cet espace qui s’étend sur « les côtés du cimetière » et qui l’encadre « comme un cloître » est donc le lieu symbolique du passage entre la vie et la mort. Situé entre deux mondes, il porte les caractéristiques de chacun d’entre eux. Il entoure les tombes de même que la grande ville encercle le cimetière et il appartient déjà au cimetière. Il prend la forme d’une « maison » dans laquelle les vivants peuvent se promener mais les personnes qui y dorment sont enfermées dans des « cellules vitrées », des cercueils transparents.

L’appellation de « maison des morts » que le poète donne à cet espace transcrit bien l’ambiguïté du cimetière qui symbolise l’impossible communion entre la mort et la vie. N’est-ce pas en effet la peur des vivants qui fait qu’on enferme les « morts récents » dans des cellules vitrées ? Ce moment qui sépare la mort de la mise en bière est celui où tout peut arriver, où l’âme de ceux qui ne sont plus cherche le repos alors qu’elle est encore attirée vers les endroits qu’elle a si longtemps habités... « Les croyances folkloriques en France et sans doute ailleurs maintiennent avec une grande vivacité l’idée de la persistance de « l’âme » du mort dans les environs du village. Van Gennep remarque que cette « âme » est « quelque chose d’à moitié matériel » ; elle a l’apparence vivante du corps ; nous pouvons dire que c’est le « ghost », le « double ». En basse Bretagne, les doubles vivent en communauté dans les cimetières (Anaon) non loin de la communauté des vivants (...). Plus se développeront les sociétés, plus l’espace social des vivants s’élargira, plus l’espace des morts se dilatera jusqu’à ce qu’apparaisse l’idée d’un royaume des morts aux frontières du royaume des vivants. 957»

Notes
936.

DUCOS DU HAURON A., op. cit., p. 1.

937.

Ibid., p. 57.

938.

Ibid., p. 56.

939.

Ibid., p. 2.

940.

APOLLINAIRE Guillaume, « La maison des morts », Alcools, Saint-Amand : Nrf Gallimard, 1996, p. 39.

941.

Ibid., p. 40.

942.

Ibid., p. 41.

943.

Ibid., p. 39.

944.

DUCOS DU HAURON A., op. cit., p. 2.

945.

GAUTIER T., La Comédie de la Mort, op. cit., p. 37.

946.

VERHAEREN Emile, « Le ménétrier », Petites légendes, Oeuvres, tome 4, Genève : Slatkine Reprints, 1977, p. 209.

947.

NERVAL Gérard de., « La danse des morts », Le rêve et la vie, Oeuvres, Paris : Victor Lecour éditeur, 1855, p. 349.

948.

GAUTIER T., La Comédie de la Mort, op. cit, p. 37.

949.

VERHAEREN E., op. cit., p. 209.

950.

FLAUBERT Gustave, La danse des morts, Oeuvres complètes, tome 1, Paris : éditions du Seuil, 1958, p. 165.

951.

APOLLINAIRE G., op. cit., p. 46.

952.

DURRY Marie-Jeanne, Guillaume Apollinaire, Alcools, tome III, Paris : Société d’édition d’enseignement supérieur, 1964, p. 118.

953.

Cet arbre majestueux, dont les plus beaux spécimens atteignent 30 ou 40 mètres de hauteur était pour les Celtes « l’emblème de l’ordre et de la tempérance ». Sans doute est-ce pour cette raison qu’on le rencontre dans les cimetières. LAURENT Yannick, Les arbres, mythes et symboles, Chamarande : éditions du Soleil Natal, 1996, p. 111.

954.

GAUTIER T., La Comédie de la Mort, op. cit., « La vie dans la mort », p. 37.

955.

Ibid., p. 38.

956.

DECAUDIN Michel, Le dossier d’ « Alcools », Paris : Librairie Droz, Genève et Librairie Minard, 1971, p. 120.

957.

MORIN E., op. cit., pp. 161-162.