I.1.2. Le gibet.

Bien plus que le cimetière, le gibet, lieu où étaient conduits les criminels, est un espace honni, sans doute est-ce pour cela que celui de Monfaucon se dressait aux limites de la ville. « Comme le crucifiement, la pendaison passait pour non sanglante. Le malfaiteur - généralement un voleur ou un escroc, plus tard n’importe quel coupable de crime capital - était d’abord tondu et dépouillé de ses vêtements de dessus. Puis on l’emmenait au lieu d’exécution, hors de la ville, et on lui passait au cou la chaîne ou la corde. Plus la potence était haute, plus la peine était infamante. La plupart du temps, la mort n’intervenait pas par fracture des vertèbres cervicales, mais par un long étranglement. La victime subit inévitablement d’atroces douleurs, dans sa tête à moitié coupée du corps, avant que sa gorge ne soit complètement étranglée. Le pendu n’était pas enseveli non plus. Son cadavre se balançait pendant des jours dans le vent, livré en pâture aux corbeaux. Des potences étaient dressées partout, près des villages ou des villes, des châteaux et des monastères. Le gibet se voyait de loin, sur le Golgotha du pouvoir. 958» François Villon, pour composer sa ballade « s’est inspiré directement du spectacle qui s’offrait alors aux yeux des passants : le gibet de Montfaucon était le plus célèbre de ces tristes lieux où l’on exhibait le malheur des uns pour l’édification ou l’amusement des autres. Villon savait qu’il finirait peut-être lui-même au bout d’une corde. Il a nargué la mort dans un célèbre quatrain, pour dominer sa terreur :

« Je suis François, dont il me poise
Né de Paris emprès Pontoise
Et de la corde d’une toise
Saura mon col que mon cul poise ». 959»

Le lieu-dit Monfaucon960 était jadis situé à l’extérieur de Paris, sur une éminence voisine du quartier du Temple. Le gibet qui s’y dressait depuis le XIIe siècle fut utilisé jusqu’au XVIIe siècle avant d’être transféré à la Villette en 1761. C’est sur cette « colline de Montfaucon » que trois compagnons se donnent rendez-vous pour défier leur peur : « comme d’eux d’entre eux venaient d’affirmer qu’ils ne craignaient ni roi, ni roc, ni gendarmes, ni diables, le troisième s’écria d’une voix de tonnerre : Je parie pourtant que vous ne viendriez pas demain souper avec moi sous les gibets de Montfaucon, à l’heure où la lune monte à l’horizon. 961»

Le « gibet noir » où « dansent » les « maigres paladins du diable 962» a inspiré une ballade au poète Gringoire, l’idée lui en est venue « en traversant la forêt de Plessis, où il y avait force gens branchés 963» :

« Sur ses larges bras étendus,
La forêt où s’éveille Flore,
A des chapelets de pendus
Que le matin caresse et dore (...).
Prince, il est un bois que décore
Un tas de pendus enfouis
Dans le doux feuillage sonore,
C’est le verger du roi Louis. 964»

Il ne fait aucun doute que ce sont ces vers qui ont inspiré la copie de Rimbaud dans laquelle Charles d’Orléans prie Louis XI d’épargner Villon et ses compagnons d’infortune : « Lui et ses compagnons, pauvres piteux ! accrocheront un nouveau chapelet de pendus aux bras de la forêt : le vent leur fera chandeaux dans le doux feuillage sonore : et vous, Sire, et tous ceux qui aiment le poète, ne pourront rire qu’en pleurs en lisant ses joyeuses ballades. 965»

Le « bois sombre, où le chêne arbore / Des grappes de fruit inouïs 966» n’est pas le seul lieu désertique où sont abandonnés les pendus. Le « gibet noir 967» « plein de pendus rabougris 968» peut « surgir » « non loin d’un vieux manoir, / A l’angle d’un taillis 969» ou s’exhiber, seul, au milieu d’une « plaine 970». Ces deux espaces sont cependant reliés par la vision qui précède ce spectacle macabre : celle d’une architecture gothique et orientale qui rappelle les atmosphères romantiques.

« Ce qui fut moi s’envole, et passe lentement
A travers un brouillard couvrant les flèches grêles
D’une église gothique aux moresques dentelles. 971»

Certains éléments comme les « flèches » et le caractère « gothique » des édifices se retrouvent dans « Effet de nuit » de Verlaine :

« La nuit. La pluie. Un ciel blafard que déchiquette
De flèches et de tours à jour la silhouette
D’une ville gothique éteinte au lointain gris. 972»

Baudelaire, dans « Un voyage à Cythère » nous décrit l’île de Vénus qui n’est plus « qu’un terrain des plus maigres / Un désert rocailleux troublé par des cris aigres ». Le poète, en naviguant près de cette île est confronté à une étrange vision :

« Mais voilà qu’en rasant la côte d’assez près
Pour troubler les oiseaux avec nos voiles blanches,
Nous vîmes que c’était un gibet à trois branches,
Du ciel se détachant en noir, comme un cyprès. 973»

La couleur noire est souvent associée au gibet, Baudelaire relie à cette couleur de la mort un arbre, le cyprès974. Cet arbre n’est pas choisi au hasard, symbole de l’immortalité « on le trouve très souvent près de l’if dans les cimetières où il garde les âmes des défunts pour l’éternité, car il est le symbole de la vie éternelle, malgré la mort qui semble nous ravir à l’existence ( ...). Il est pour nous l’arbre de la nuit et des morts ; à Rome, il était dédié à Pluton, dieu des Enfers 975». Celui-ci fit son apparition dans les cimetières au XIXe siècle, lors de leur restructuration, et nous le retrouvons dans la description que Flaubert nous donne du cimetière abandonné où viennent se reposer la Mort et Satan.

Notes
958.

SOFSKY Wolfgang, Traité de la violence, traduit de l’allemand par Bernard Lortholary, Saint-Armand : nrf Gallimard, 1998, p. 113.

959.

CASSOU YAGER H., op. cit., p. 39.

960.

C’est sur ce lieu de sinistre réputation qu’Hausmmann et Alphand décidèrent d’implanter un parc destiné aux populations du nord de la capitale. Le parc des Buttes-Chaumont, dont la réalisation nécessita trois années de travaux, fut inauguré lors des festivités liées à l’exposition universelle de 1867.

961.

NERVAL Gérard de., Le souper des pendus, Oeuvres, tome 1, Angers : Nrf, Gallimard, 1960, p. 471.

962.

RIMBAUD Arthur, « Bal des pendus », Poésies, Saint-Amand : Nrf Gallimard, p. 31.

963.

BANVILLE Théodore de., Gringoire, Edinburgh : Hachette, 1932, scène 4, p. 21.

964.

Ibid., annexes, pp. 52-53.

965.

RIMBAUD Arthur, « Charles d’Orléans à Louis XI », Proses et vers français de collège, OEuvres complètes, Mayenne : Nrf, Gallimard, 1972, pp. 176-177.

966.

BANVILLE T., op. cit., annexes, p. 52.

967.

GAUTIER Théophile, « Cauchemar », Premières poésies, La Comédie de la mort et autres poèmes, Chatenois les Forges : E.L.A. La Différence, 1994, p. 24.

968.

VERLAINE Paul, « Effet de nuit », Poèmes saturniens, OEuvres poétiques complètes, Dijon : Nrf Gallimard, 1962, p. 68.

969.

GAUTIER T., « Cauchemar », op. cit., p. 24.

970.

VERLAINE P., « Effet de nuit », op. cit., p. 68.

971.

GAUTIER T., « Cauchemar », op. cit., p. 24.

972.

Op. cit., p. 67.

J.H. BORNECQUE, quant à lui, rapproche ces vers de ceux d’Aloysius Bertrand. « L’on peut retrouver, épars en divers poèmes en prose de Gaspard de la nuit, différents détails analogues à ceux qui figurent dans l’ « Eau-Forte » de Verlaine : ici Dijon, avec ses « processions de clochers, de flèches, d’aiguilles » (Gaspard de la Nuit) ; plus loin des « gueux de nuit » (qui) « dansaient des gigues devant la spirale de flamme et de fumée » (La Tour de Nesle) ; ailleurs « les hurlements des loups qui s’emparent du champ de bataille » (La nuit d’après une bataille) et qu’ainsi Alosysius Bertrand a vraisemblablement joué le rôle d’incitateur. » Etudes verlainiennes, les poèmes saturniens, Clamart : Librairie Nizet, 1952, p. 169. Il faut toutefois noter que Gaspard de la Nuit paraît en 1842 et que le poème de Gautier lui est antérieur . L’un comme l’autre ont donc pu influencer Verlaine.

973.

« Un voyage à Cythère », Les Fleurs du Mal, CXVI, OEuvres complètes, Paris : Robert Laffont, 1980, p. 87.

974.

Dans la symbolique médiévale, l’églantier « symbole de fraîcheur printanière, de renouveau, de vie », s’oppose à l’« if, arbre funéraire ». RIBARD Jacques, Le moyen âge, Littérature et symbolisme , Paris : Honoré Champion, 1984, p. 69.

975.

LAURENT Y., op. cit., p. 77.