I.1.3. Des non-lieux.

Quelques textes ne font aucune référence à un cimetière où à un gibet, ils entraînent le lecteur dans une sorte de « non-lieu ». Lorsque le narrateur de la danse macabre de Fagus976 tente de trouver des repères au moment où l’aube dissout les vapeurs de la nuit, il se rend compte qu’il se trouve au milieu de nulle part.

« Et le brouillard s’est résolu ;
Des chaleurs montent, m’étouffant,
Un carrefour immense et nu
S’illimite lugubrement. 977»

Seuls quelques insectes et un coq nous indiquent qu’il se trouve loin de toute habitation, dans un lieu où règne un « silence de désert 978», au milieu des « prairies ».

« Le grillon rentre sous terre, on ne le voit plus ;
L’araignée a bondi au sommet de sa toile,
Et disparu. Un coq chante dans le lointain,
Le brouillard se dissipe, et je vois les étoiles,
Qui s’effacent, d’un coup : Noël, c’est le matin !
Et un grand coup de vent vient disperser la toile. 979»

Le carrefour « immense et nu » porte avec lui une atmosphère macabre, il « s’illimite lugubrement ». L’adjectif « nu » associé au néologisme dote le croisement d’une vie étrange. L’emploi du pronom pronominal nous invite à rapprocher le verbe « s’illimiter » de son contraire logique « se limiter » qui signifie « s’imposer des limites » ; le carrefour posséderait le pouvoir de repousser ses frontières. Cette inquiétante absence de finitude se retrouve dans le texte de Ducos du Hauron ; avant que le narrateur ne voit Macaber venir vers lui il signale que « devant » lui « se croisaient les longues avenues 980». Ici, c’est la démultiplication des croisements, à perte de vue, qui crée l’impression d’infini.

L’aspect angoissant que l’on confère au croisement vient du fait que « depuis la plus haute Antiquité, les carrefours où quatre chemins se croisent, sont réputés pour attirer les mauvais esprits. Hécate en fut la protectrice, avant Satan qui y présidait certains sabbats et y donnait rendez-vous pour la conclusion des pactes. C’est également là que les nécromanciens opèrent le mieux, et que l’on sacrifie les poules noires 981». Ces endroits sont avec les landes, les déserts et les forêts, les « lieux de prédilection » « où les démons exercent leurs pouvoirs de séduction et jouissent des femmes en parfaite sécurité 982».

Ainsi, dans Le grand portail des morts, le poète rencontre la mort qui après avoir traversée la forêt - lieu également inquiétant au moyen âge - s’engage sur la plaine,

« Un tambour plat bat sec dans la prairie embrunie
Que les forêts d’hiver entourent tristement.
De petits arbres tors dansent au pré dormant,
Et la lune reluit dans la pâleur unie. 983»

Cette mort porte en elle des caractères démoniaques puisqu’elle s’enfuit en apercevant la croix que porte celui qu’elle veut emporter.

Ces espaces perdus dans la campagne où le voyageur solitaire qui a perdu toute notion de temps et d’espace se trouve face à face avec la mort en personne ou avec des revenants nous rappelle les légendes des Dits des trois morts et des trois vifs qui nous emmenaient dans des endroits semblables. La rencontre se situe dans « un vies atre » auquel l’on accède par un « sentier ». Le temps de cette rencontre est incertain et les protagonistes perdent tout repère spatial :

« Tant ont erré k’au bout d’uns cans
Truevent un viés atre. 984»

La présence du « carrefour » et de la « forêt » peuvent quant à eux faire référence à des pratiques diaboliques ou encore à la Chasse sauvage, une troupe de défunts menée par Odin, Arthur, Hérode, Salomon ou par d’autres personnages légendaires qui erre certaines nuits par monts et par vaux. « Les lieux d’apparition de la Mesnie Hellequin se précisent et se fixent : les bois et les carrefours, lieux diaboliques par excellence, sont les endroits les plus fréquemment notés. 985»

La « danse macabre » d’Ulysse Normand dont « La ronde fantasque / Avance en bourrasque» et sous le passage de laquelle « tout gémit, tout craque », fait peut-être également appel à cette légende, d’autant qu’elle à lieu à la « mi-carême  986», une des dates correspondant aux manifestations de la Mesnie. « Le passage de la troupe s’accompagne de bruits et de rumeurs, où subsiste peut-être un dernier écho de la conception mythique de la Chasse sauvage qui fut sans doute une personnification de l’orage et de la tempête. 987»

Notes
976.

Des indications sur cet auteur sont données en annexe.

977.

FAGUS, La danse macabre, Abbeville : Librairie Edgar Malfère, 1920, p. 131.

978.

Ibid., p. 131.

979.

Ibid., p. 142.

980.

Op. cit., p. 2.

981.

VILLENEUVE Roland, Dictionnaire du Diable, Paris : Pierre Bordas et fils, 1989, article « carrefours », p. 62.

982.

Ibid., article « forêts », p. 153.

983.

BARRAULT Serge, « La troisième danse macabre », Le grand portail des morts, Paris : éditions Spes, 1930, p. 13.

984.

ANONYME, « Diex pour trois peceours retraire », op. cit., vers 27-28, p. 76.

« Ils ont tant erré qu’au bout d’un certain temps ils ont découvert un vieux cimetière. »

( « Sentier », mentionné vers 23 de la même page. )

985.

LECOUTEUX Claude, MARCQ Philippe, Les Esprits et les Morts, Croyances Médiévales, Genève : Honoré Champion, 1990, p. 98.

986.

Op. cit, pp. 11-12.

987.

LECOUTEUX C., MARCQ P., op. cit., p. 97 (C’est à partir de cette légende que L. Spitzer a formulé une nouvelle hypothèse concernant l’origine de l’expression « danse macabre ». Première partie, I.4. « La chasse des Macchabées »).