I.2. Une nuit fantomatique.

Le caractère étrange et parfois diabolique des lieux que l’on vient de traverser va être accru par la lumière spectrale que la lune confère certaines nuits aux paysages. Tous nos textes hormis « La maison des morts » et les premières pages de La Comédie de la Mort ont pour toile de fond une atmosphère nocturne. Mais nous sommes bien loin de cette nuit idyllique que Jésus Christ croit voir s’étendre sur un cimetière campagnard et dans la description de laquelle perce l’ironie de Flaubert :

‘« C’était la nuit, l’été, à mi-côté, près du bois, où les feuilles frémissaient quand l’oiseau revenait à son lit, emportant à son bec un morceau de viande déterré des champs ; leurs feuilles argentées par la lune, belle et pure sur fond d’étoiles, frémissaient doucement, comme si une bouche disant des mots d’amour eût parlé ; alentour le vent soufflait sur les fleurs qui se penchaient sur l’herbe pleine de rosée et de parfums ; le vent roulait dans l’air comme un doux soupir échappé des lèvres et qui part, il faisait remuer l’ombre des cyprès, parlant bas dans leurs feuillages aux tombes couchées à leurs pieds ; quelque chose de suave comme un regard et d’embaumant comme un baiser parcourait les bois, se couchait sur la pelouse, s’agitait aux branches des arbres et s’étendait dans l’air ; on eût dit une âme qui s’était couchée sur la terre. 988»’

La chaude nuit d’été parfumée, elle même trompeuse puisque les oiseaux se nourrissent des restes de cadavres de même que dans « Cauchemar » où un corbeau déchire « une proie enlevée au tombeau 989», - mais cela, Jésus ne le voit pas - , a fait place aux tumultueuses nuits d’ « automne 990», annonciatrices de l’hiver et de la mort. Les « flocons blancs tombent 991», « sur les crânes, la neige applique un blanc chapeau 992». Le soleil se couche, le narrateur erre dans un cloître « à la lueur d’un crépuscule pâle 993», le ciel devient « blafard » et l’aspect blanchâtre de la nuit est mis en valeur par la lune qui « reluit dans la pâleur unie 994», une « lune blafarde 995». La nuit a envahi le cimetière qui n’est plus éclairé que par la lumière de l’astre nocturne ; « il faisait un brillant clair de lune 996», « la lune entre les ifs faisait luire sa corne 997». Bientôt, le vent se lève, « la bise siffle 998», « le saule pleureur » secoue « sa crinière / Eparpillée au vent 999». « Au muet firmament chaque étoile est éteinte 1000» ; « alors le ciel se couvre de nuages noirs 1001», « de grands nuages noirs couraient sur le ciel morne / et passaient par devant 1002». Celui qui se trouve seul au sein d’une telle atmosphère sent peu à peu son esprit chanceler, et le brouillard qui s’élève de la terre semble redonner vie aux suaires qui recouvrent les morts :

« (...) J’ai fui bien loin dans les vallées
Pour échapper au cri des cloches désolées ;
Mais partout les brouillards déroulent leurs linceuls (...). 1003»
... la paisible solitude se transforme en cauchemar,
« Et le cauchemar noir magiquement s’affaisse
Dans un brouillard qui monte, espèce de linceul ;
Mes yeux pleurent de froid, et mon coeur de détresse,
Sous l’horreur d’être seul, effroyablement seul. 1004»

Blancheur du brouillard, aspect blafard du ciel, luminosité de la lune, noirceur des nuages apportés par le vent sont les éléments d’une nuit porteuse du souffle de la mort.

‘ « La nuit, l’hiver, quand la neige tombe lentement comme des larmes blanches du ciel, c’est ma voix qui chante dans l’air et fait gémir les cyprès en passant dans leur feuillage.
Alors je m’arrête un instant dans ma course, je m’assieds sur les tombes froides, et tandis que les oiseaux noirs voltigent à mes côtés, tandis que les morts sont endormis, tandis que les arbres se penchent, tandis que tout pleure ou tout dort, mes yeux brûlés regardent les nuages blancs qui se déploient et s’allongent au ciel, comme des linceuls qu’on étendrait sur des géants. 1005»’

Cette description rassemble les différents éléments du décor propice aux apparitions surnaturelles. Nuit d’hiver dans un cimetière où les cyprès font entendre les gémissements du vent tandis que les « oiseaux noirs voltigent » au-dessus des tombes ; lumière de l’astre nocturne qui met en valeur la blancheur des nuages et prépare l’arrivée du brouillard... C’est dans ce décor aux teintes romantiques que le narrateur va assister à un étrange spectacle.

Notes
988.

Op. cit., p. 165.

989.

GAUTIER T., op. cit., p. 24.

990.

BRIZEUX Auguste, « la fête des morts », LARMAND Léon, Les poètes de la mort, Paris : Louis Michaud, 1910, p. 127.

991.

VERHAEREN E., op. cit., p. 214.

992.

RIMBAUD A., « Bal des pendus », op. cit., p. 31 (nous ne ferons plus référence qu’à ce texte).

993.

DUCOS DU HAURON A., op. cit., p. 1.

994.

BARRAULT S., op. cit., « La troisième danse macabre », p. 13.

995.

GAUTIER T., La Comédie de la Mort, « La vie dans la mort », op. cit., p. 41.

996.

NERVAL G., « La danses des morts », op. cit., p. 329.

997.

GAUTIER T., La Comédie de la Mort, op. cit., p. 43.

998.

NORMAND Ulysse, op. cit., p. 11.

999.

GAUTIER T., La Comédie de la Mort, op. cit., p. 43.

1000.

BRIZEUX A., op. cit., p. 127.

1001.

FLAUBERT G., op. cit., p. 162 .

1002.

GAUTIER T., La Comédie de la Mort, op. cit, p. 43.

1003.

BRIZEUX A., op. cit., p. 127.

1004.

FAGUS, op. cit., p. 131.

1005.

FLAUBERT G., op. cit., p. 167 .