II.1.2. L’heure du réveil.

Certains textes se déroulent à un moment indéterminé de la nuit, nous trouvons dans cet ensemble les poèmes ou récits qui mettent en scène des pendus ; « Effet de nuit » de Verlaine nous plonge dans « la nuit 1021», la présence de « Messire Belzébuth 1022» dans le « Bal des pendus » et « d’effroyables sorcières 1023» dans « Cauchemar » suffisent à évoquer une atmosphère nocturne. En effet, nous le verrons plus loin, la rencontre avec Satan ou ses acolytes ne peut avoir lieu que de nuit. D’autres poèmes qui font intervenir des revenants ne mentionnent pas le coup d’envoi de la danse et le lecteur se trouve directement plongé dans la « ronde noctambule 1024», « tout est noir 1025».

Plusieurs récits, bien qu’ils ne situent pas précisément le moment du réveil des morts nous donnent toutefois des indications temporelles. La nuit commence à tomber lorsque le narrateur engage ses pas « sous le porche roman / D’un palais délabré 1026» ; un « louche crépuscule » filtre sous le « crâne branlant et dilaté » du témoin de la danse des « mauvais morts 1027» ; la lune « montait à l’horizon 1028» quand les trois compères gravirent la colline de Montfaucon ; enfin, lorsque minuit sonne, le ménétrier a déjà lancé le signal du sabbat depuis longtemps :

« Bloc par bloc, les coups du minuit tombent,
Mais rien ne ralentit l’assaut rageur
De Jan Terbank, ni du sonneur (...). 1029»

Il n’est donc pas nécessaire d’attendre la fin du cycle journalier pour que les morts se manifestent et les légendes populaires rapportent bien ce phénomène en mettant le lecteur en garde : il ne faut pas « sortir de chez soi le soir de la Toussaint », « on doit se garder de sortir, avant le soleil levé, le jour de la fête des Trépassés, dans la crainte de rencontrer la procession des âmes plaintives 1030». La terreur qu’éprouvent les humains face aux ténèbres ne se limite pas toujours à la nuit de la Toussaint, certains la généralisent à l’ensemble de l’année ; c’est ce que nous rapporte cet extrait du Decretum du Buchard de Worms (vers 1010) : « Tu as cru ce que certains ont coutume de croire : quand il leur faut sortir de chez eux avant l’aube pour se rendre ailleurs, ils n’osent pas, disant que c’est néfaste, qu’il ne faut pas sortir car c’est dangereux : les esprits impurs ont, avant le chant du coq, plus de pouvoir pour nuire qu’après, et le coq possède, pour les remplir de crainte et les calmer, plus de pouvoir que l’esprit de Dieu qui est pour l’homme dans sa foi et dans le signe de la croix. 1031»

L’heure que nous associons le plus souvent au réveil des morts reste pourtant celle de minuit. Les compositeurs qui ont mis en musique les danses des morts ont d’ailleurs utilisé ce ressort dramatique. Dans sa danse macabre, Saint-Saëns confie ce rôle à la harpe, qui annonce avec douceur le moment fatidique. Ces douze coups de minuits, qui correspondent aux douze premières mesures doivent être jouées « pianissimo » et le son de cet instrument évoque alors, en compagnie du cor, une nuit hantée par les brouillards :

« La Mort à minuit joue un air de danse,
Zig et Zig et Zag, sur son violon.
Le vent d’hiver souffle, et la nuit est sombre ;
Des gémissements sortent des tilleuls ;
Les squelettes blancs vont à travers l’ombre,
Courant et sautant sous leurs grands linceuls. 1032»

Le poème de Cazalis qui accompagne la partition commente cette entrée en scène des squelettes. Très souvent les compositeurs ont associé la danse macabre à la nuit du sabbat, ainsi en est-il de Liszt qui reprend le thème du Dies Irae ou de Berlioz qui dans la Symphonie fantastique mélange revenants et sorciers, ceux-ci se lancent dans une danse effrénée. « En l’écoutant, il est facile d’imaginer la ronde de monstres, spectres, et sorcières, venus assister aux funérailles de l’amant repoussé. Des effets de tremolando dans les cordes, de petites figures aiguës et rapides répétées, de lointains échos de cors, des crescendi soudains dans les basses, tout cela crée une atmosphère mystérieuse, brisée par la danse grotesque en 6/8, elle-même interrompue par de rapides interjections bruyantes de l’ensemble de l’orchestre. Des cloches sonnent lugubrement - c’est le glas funèbre -et continuent de sonner pour accompagner de façon savamment décalée, l’énoncé sinistre aux bassons et aux ophicléides de l’ancienne mélodie grégorienne du Dies Irae - le Jour de la Colère de Dieu. 1033»

 « Minuit » sonne lorsque le narrateur de la Danse des morts de Nerval s’approche du tombeau du ménétrier et c’est également à cette heure ci que Flaubert fait débuter sa danse.

‘« A la danse quand minuit sonne et que toute la nef s’ébranle aux sons de sa lugubre harmonie. Alors le ciel se couvre de nuages noirs, les hiboux volent sur les ruines et l’immensité du peuple de fantômes et de démons, et l’on entend des voix du sépulcre, et des cris, et des soupirs ; alors les tombes s’entr’ouvrent. 1034»’

L’heure de minuit, dans les légendes populaires n’est pourtant pas associée au réveil des morts en général, mais à celui des esprits du mal. Dans les rondes sabbatiques, les sorcières et les esprits des ténèbres accourent en un lieu donné dès la tombée de la nuit et minuit annonce l’arrivée de leur maître, Satan. Voici ce que nous raconte une légende du pays de Gex :

‘« Il était à l’orée du plateau de Chamoise, près de Nantua, un lieu maudit, lande sinistre, inculte, où la pierre affleurait le sol. Cette méchante réputation remontait au XIIIe siècle, époque où se tenait en ce lieu le sabbat de Chamoise. Tous les vendredis, bien avant les douze coups de minuit, on entend dans l’air des sifflements, des cris, des soupirs douloureux. Ce sont les sorciers et les sorcières, les nécromants et tous les humains qui ont vendu leur âme au Maudit. Ils arrivent de toutes parts, portés par des nuages, par des animaux immondes, des démons et des wivres, des dragons et des griffons. Tout cela tourbillonne au-dessus du cercle du diable et chacun vient s’abattre à sa place, attendant le Maître.
Minuit sonne. Un grondement monte des entrailles de la terre, une âcre fumée sourd du sol, de plus en plus épaisse, mélangée de langues de feu et puis une haute flamme jaillit et quand elle est éteinte, le Malin, le Très-Bas est là, assis au centre du cercle, sur la plus haute pierre. Il commande la ronde démoniaque rythmée par une horrible musique qui vibre sous les pieds, exécutée par les choeurs des démons invisibles. 1035» ’

Cette légende médiévale qui nous est contée par Delphine Arène1036 au début du siècle, se retrouve sous d’autres formes et dans d’autres pays ; « dans le Herefordshire (Galles), la veille de la Toussaint, à minuit, le diable, vêtu en moine, célèbre un office à l’église et dit les noms de ceux qui mourront dans l’année 1037». L’heure de minuit est donc associée à l’apparition du maître des esprits du Mal, c’est encore ce dont témoignent les procès de sorcellerie. En 1355, à Toulouse, soixante-trois personnes furent jugées par l’Inquisiteur. Une inculpée, Catherine Delort « déclare avoir été conduite par un berger au Sabbat. « (...)à minuit, contre la lisière d’un bois, et à la croisée de deux chemins. Là, elle se saigna au bras gauche, laissant tomber son sang sur un feu alimenté par des ossements humains volés au cimetière paroissial (...) le démon Bérit lui apparut sous la forme d’une flamme violâtre... chaque nuit du samedi elle tombait dans un sommeil extraordinaire, pendant lequel on la transportait au Sabbat » lequel se tenait dans la forêt des monts pyrénéens 1038».

Dans son texte, Flaubert associe très nettement les légendes populaires qui nous content le réveil des morts et celles qui décrivent l’assemblée des esprits du Mal lors des rondes sabbatiques . « Minuit », heure à laquelle Satan jaillit de terre devient l’heure où tous les morts sortent de leurs tombes. Les « démons », empruntant la voix des airs, viennent les rejoindre. Les « sifflements », « cris » et « soupirs douloureux » que poussent normalement les êtres maudits « portés par les nuages » surgissent cette fois du « sépulcre 1039». Nous avions déjà rencontré des manifestations semblables dans une légende picarde, en punition de leur impiété des jeunes gens qui avaient dansé dans le cimetière avaient été engloutis par les tombes et réapparaissaient sous forme de fantômes. « Chaque année, le jour de la fête patronale, on raconte que les tombes s’ouvrent et que les danseurs reprennent leur ronde en poussant des gémissements terribles. 1040»

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’Danse des morts’, H. Schedel, Liber chronicon, Nuremberg, 1493.

Comme nous l’avions constaté en ce qui concerne les dates de retour des morts parmi les vivants, les croyances païennes aux revenants rejoignent les manifestations sabbatiques et les éléments que l’on peut rencontrer dans un cas se retrouvent dans l’autre. En fait, le sabbat et les croyances populaires sont issues d’une source commune que le christianisme tentera parfois en vain d’effacer. L’une des origines de la sorcellerie « est la transmission par des traditions orales des vieilles religions antiques qui ne firent que plier devant la propagation du Christianisme et que celui-ci ne fit jamais totalement disparaître. Ainsi, en face de la religion dominante célébrée en pleine lumière, se maintient à travers les âges un culte nocturne aux divinité vaincues. Il y avait là une révolte religieuse 1041».

En associant le réveil des morts à l’heure de minuit les écrivains font converger différentes légendes : réveil des morts pour participer à la danse macabre ou pour hanter la campagne au moment de la Toussaint ; assemblée des esprits du mal au cours des sabbats et vision de l’Enfer présenté dans les danses comme une menace. Les morts des Dits qui viennent mettre en garde les jeunes nobles sont d’ailleurs issus du monde des Ténèbres puisqu’ils n’ont pas su amender leur vie avant de mourir.

Notes
1021.

Op. cit., p. 67.

1022.

RIMBAUD A., op. cit., p. 31.

1023.

GAUTIER T., op. cit., p. 24.

1024.

NORMAND U., op. cit., p. 11.

1025.

BRIZEUX A., op. cit., p. 127.

1026.

DUCOS DU HAURON A., op. cit., p. 1.

1027.

FAGUS, op. cit., p. 11.

1028.

NERVAL G., Le souper des pendus, op. cit., p. 471.

1029.

VERHAEREN E., op. cit., p. 213.

1030.

MARKALE J., op. cit., pp. 48-49.

1031.

LECOUTEUX C., MARCQ P., op. cit., p. 15.

1032.

CAZALIS Henri, « Danse Macabre », SAINT-SAENS Camille, Danse Macabre, Poème Symphonique d’après une poésie de Henri Cazalis, opus 40, Paris : Durant et Cie éditeurs, 1963, page mise en regard de la partition. (Le compositeur précise : « En absence de la harpe, il faut frapper les douze coups de minuit sur une cloche en ré ou sur un tam-tam, mais « pianissimo » et non « forte » comme il est indiqué pour la harpe. »)

1033.

WILKINS N., op. cit., p. 86.

1034.

Op. cit., p. 162.

1035.

BENOIT Félix et Bruno, Hérésies et diableries à Lyon et alentours, Barcelone : éditions Horvath, non daté (postérieur à 1983), p. 91.

1036.

L’Abeille du Bugey et du Pays de Gex, 1927.

1037.

BRAZ le A., op. cit., p. 62 (Rhys, Celtic folklore, p. 328).

1038.

PALOU J., op. cit., p. 55.

1039.

Op. cit., p. 162.

1040.

MARKALE J., op. cit., p. 99

(Partie I, Chapitre 1, II.2. Le fait de danser dans les cimetières ne relève pas uniquement de la légende, c’était pour les hommes un moyen de puiser de nouvelles forces, voir Partie 1, chapitre 2, II.2.1).

1041.

PALOU J., op. cit., p. 9.