Le changement de couleur du ciel est parfois souligné par le son des cloches, « le glas tinte 1050», « minuit sonne 1051» ; lorsque cesse le « cri des cloches désolées » certains bruits se font alors entendre, semblables au sifflement du vent à travers les branches,
Les morts, « Les uns en bande, les autres seuls 1053», défilent par les routes. Cette association entre le léger bruit qui s’élève de la marche des morts et le « murmure » du vent à travers les feuilles trouve peut-être son origine dans cette légende bretonne. « La nuit de Noël, on les voit [les morts] défiler par les routes en longues processions. Ils chantent avec des voix douces et légères le cantique de la Nativité. On croirait, à les entendre, que ce sont les feuilles des peupliers qui bruissent, si, à cette époque de l’année, les peupliers avaient des feuilles. 1054»
La lueur du crépuscule ou la lumière blafarde de la lune déforment la vision de l’observateur,
Ces formes que le narrateur pourrait prendre pour les effets de l’ombre puisqu’il erre dans un « labyrinthe obscur » où les « arceaux » se succèdent au gré des « avenues » prennent très vite une apparence humaine :
L’air se charge des parfums de « l’enfer » tandis que les fumées se matérialisent en corps féminins :
Le nombre des revenants augmente rapidement. Au détour du cimetière, « une forme nébuleuse se dressait sur la fosse et murmurait : cher frère, je viens bientôt 1058», « Miserere sortait de la terre bénite 1059». Le réveil du ménétrier est suivi de celui de ses compagnons de sépulcre, « toutes les tombes s’ouvrirent ; une multitude de spectres en sortit, entoura le ménétrier et cria en choeur : « Amour ! amour ! ta puissance nous a couchés ici et clos les yeux, - pourquoi appelles-tu dans la nuit ? » 1060»
La brusquerie du réveil des morts soulignée par l’emploi des verbes d’actions, « toutes les tombes s’ouvrirent ; une multitude de spectres en sortit 1061», « alors les tombes s’entrouvrent, les squelettes défont leurs linceuls », est accentuée, dans le texte de Flaubert, par le rythme ternaire : « ils se lèvent, ils marchent, ils dansent 1062». Ce caractère mécanique des revenants qui semblent obéir à un imperceptible appel leur ôte toute humanité. Pourtant, lorsque nous nous penchons sur le bord de la fosse pour regarder les morts dormir, la douceur de la description les entoure d’une aura divine, comme si la présence du Christ aux côtés de Satan rejaillissait un peu sur leurs personnes :
‘« (...) les tombes s’entr’ouvrent, leur couvercle se soulève, et on voit, couchés dans leurs linceuls, la tête sur la poitrine, les bras en croix, les morts qui dorment.Leur réveil est semblable à celui d’un enfant mais ils n’en possèdent pas les traits angéliques, si bien que le rapprochement antithétique entre l’éveil de l’enfant et celui du squelette, mis en relief par les adjectifs « graves et froids » fait vibrer dans le coeur du lecteur la corde de la compassion.
Apollinaire n’utilise pas les ressources du macabre, les morts qu’il nous décrits n’habitent pas encore le cercueil, il les compare à des « mannequins » parce que chacun d’entre eux est vêtu du « mieux possible ». Les quelques marques qui les distinguent des vivants se localisent au niveau du visage, ils « grimaçaient pour l’éternité » et offraient au spectateur des « mines de l’autre monde ». Sans doute est-ce pour cela que leur réveil va commencer par le regard, lieu symbolique de la mort puisque le premier geste que nous portions en direction d’une personne décédée consiste à voiler le regard désormais fixe derrière les paupières. Mais ce réveil ne peut vraisemblablement s’effectuer que parce que la curiosité du spectateur le pousse à briser les tabous et à rechercher dans ces visages ce qui a définitivement disparu. Une légende irlandaise rapporte que la nuit de la Toussaint « il ne faut jamais tourner la tête, quand on croit entendre marcher derrière soi ; ce sont sans doute les morts qui font ce bruit de pas, et le regard des morts tue. 1064». Inversement, le regard mortel communiquera ici la vie à ceux qui voudront se joindre à la troupe des morts et c’est par le regard du narrateur que la vie est transmise aux défunts.
« Ciel et terre se mêlent dans la résurrection instantanée qui commence par ce que les êtres ont de plus vivant, le regard. Le merveilleux transforme la fixité en mouvement, la vie se rallume dans la mort. Alors
L’apparition surréaliste et superbe de l’ « ange en diamant » qui fracture toutes ces vitrines d’une devanture d’épouvante et maintenant de prodige s’explique par un rapprochement simple mais fulgurant. L’ange de l’Apocalypse surgit, le diamant coupe le verre. La blancheur, la lumière terrible de l’ange du dernier ou du premier jour s’unit dans l’image-choc à la puissance de la gemme qui taille, et la vitre vole en éclats. 1066»
L’apparition tout d’abord fantomatique des morts s’accompagne d’une prise de parole, les jeunes filles échangent leurs interrogations : « Depuis quand dormons-nous ? », « Où est mon oiseau qui roucoulait sous les branches du verger ? », « Où sont nos robes de fête ? 1067» Les morts réveillés par le ménétrier racontent comment l’amour les a menés à la tombe1068 ; un des squelettes de la danse de Fagus ne cesse de répéter qu’il est « un être absolument semblable à Dieu 1069». Tous les morts, en dehors des pendus, sont dotés de parole, nous étudierons plus loin le contenu de leurs échanges. Plus rarement, il arrive que les morts communiquent avec les vivants. Théophile Gautier nous décrit le procédé surnaturel qui redonne au squelette le pouvoir de parler :
Ce don de parole que possèdent les morts est contraire à nombre de croyances populaires. « Un silence étourdissant » entoure la troupe de la chasse sauvage, « nul ne peut extorquer une parole à ces gens. C’est une loi du mythe : les morts sont privés de parole. 1071» Une vieille femme, témoin de la messe des morts, rapporte qu’elle « ne connaissait pas le prêtre qui disait la messe, ni les clercs qui lui répondaient. Elle voyait bien ce prêtre remuer les lèvres. Au moment de la consécration, elle vit aussi le clerc brandir la clochette. Mais elle n’entendit ni parole, ni tintement 1072». Si les morts en sortant de leurs tombes poussent des cris et des gémissements, n’est-ce pas pour signifier que pour quelques heures ils empruntent les apparences de la vie ?
Le don de paroles des morts, bien différent des plaintes puisqu’il offre une possibilité de communiquer avec autrui et de s’en faire comprendre, est directement issu de la tradition des Dits et des danses macabres dans lesquelles les morts invitaient les vivants à faire leurs adieux à la vie ou leur conseillaient de changer de conduite. Ce décalage entre les légendes et la tradition littéraire véhiculée par les danses macabres va se retrouver au niveau de l’apparence corporelle des cadavres.
BRIZEUX A., op. cit., p. 127.
FLAUBERT G., op. cit., p. 162.
BRIZEUX A., op. cit., p. 127.
VERHAEREN E., op. cit., p. 215.
LE BRAZ A., op. cit., p. 62.
DUCOS DU HAURON A., op. cit., p. 2.
Ibid., p. 10.
FAGUS, op. cit., p. 14.
NERVAL G. de, « La danse des morts », op. cit., p. 349.
VERHAEREN E., op. cit., p. 211.
NERVAL G. de, « La danse des morts », op. cit., pp. 349-350.
NERVAL G. de, « La danse des morts », op. cit., pp. 349-350.
FLAUBERT G., op. cit., p. 162.
Ibid., p. 166.
BRAZ A. le, op. cit., p. 62.
Op. cit., pp. 39-40.
DURRY M.J., op. cit., pp. 119-120.
FLAUBERT G., op. cit., p. 166.
NERVAL G. de., « La danse des morts ».
Op. cit., p. 15.
GAUTIER T., La Comédie de la Mort, op. cit., « La vie dans la mort », pp. 49-50.
LECOUTEUX C., MARCQ P., op. cit., p. 99.
« Devant le silence de la mort, que peuvent les vivants qui ont perdu un être cher ? Mimer ce silence, d’abord, pour communier avec le défunt et s’identifier à lui : telle est la fonction de la minute de silence. Ou bien le rompre, au contraire, par des cris et des hurlements qui attestent qu’on est encore vivant puisque « quand on braille on n’est pas mort (Provence) » ou « chat qui miaule n’est pas mort (Gascogne) », mais qui témoignent aussi que la mort a détruit toute possibilité de discours et aboli les mots. » COURTOIS Martine, Les mots de la mort, Beaume-les-Dames : Belin, 1991, article « les mots du silence », p. 15.
MARKALE J., op. cit., p. 136.