III.1. La légende de la messe des morts.

Dans les danses macabres que nous avons étudiées jusqu’à présent, les vivants qui rencontraient la mort ou ses serviteurs étaient contraints de se joindre à elle. De nature joyeuse, la danse devenait asservissement1115. Ici, le statut du vivant qui côtoie la danse des morts se modifie, d’acteur forcé de participer à la ronde, il devient spectateur. Nous pourrions alors penser qu’il est la simple projection du traditionnel spectateur que nous sommes tous et qu’il permet de décrire les danses d’un point de vue externe. Il n’en est rien puisque le témoin de ces sabbats nocturnes ne jouit d’aucune liberté, il se voit contraint - comme dans les danses médiévales - d’assister au spectacle. Cette place de spectateur-témoin puise dans la légende de la messe des morts.

« J’ai vu passer à travers champs
Trois linceuls blancs
Qui s’avançaient, comme des gens.
(...)
J’ai vu des linceuls blancs
Entrer, comme des gens,
Qu’un même vouloir coalise,
L’un après l’autre, dans l’église ;
Ceux qui priaient au choeur,
Manquant de force et de ferveur.
Les mains lâches s’en sont allés.
(...)
En attendant voici que passent
A travers champs,
D’autres linceuls vides et blancs
Qui se parlent comme des gens. 1116»

Ces vers reprennent les anciennes légendes dans lesquelles un observateur décrit la foule des morts qui s’achemine « vers quelque chapelle abandonnée et en ruines, où ne se célèbrent plus d’autres messes que celles des âmes défuntes 1117». Attiré par le son des cloches qui retentissent pendant la nuit, un homme ou une femme fort pieux se rendent à l’église dont les portes sont « grandes ouvertes, l’autel préparé, et les cierges allumés 1118». La vieille chapelle de Saint-Christophe que l’on croyait en ruine « se dressait, comme toute neuve, sous la lumière de la lune. A l’intérieur étaient allumés des cierges dont les reflets rougeâtres éclairaient les vitraux 1119». Alors que les autres habitants dorment, attirés par un bruit familier, certaines personnes sont ainsi témoin du réveil des morts.

Ce décalage entre le repos des vivants et la fête des défunts se retrouve dans le poème d’Auguste Brizeux : « Je rentre au bourg. Tout dort. Tout est noir. Le glas tinte. 1120» De même, dans le poème d’Emile Verhaeren, « un échevin, rentrant fort tard chez soi », « avait surpris » le manège du ménétrier alors que « le bourg sommeille au loin 1121».

Le « recueillement 1122» des fidèles qui « se mouvaient sans bruit 1123» est tel que le nouveau venu s’empresse de s’agenouiller pour suivre la messe. Il se différenciera des morts car c’est le seul qui puisse recevoir l’hostie ou qui dépose dans le plat de la quête un objet qui émette un son. Il s’étonne de certains éléments comme de l’absence de bruit - il n’y avait « pas même un de ces bruits de toux qui rompent à tout moment le silence dans les églises 1124» - , de l’extraordinaire piété des fidèles, de leurs vêtements de « l’ancien temps ». Au moment où il a la certitude qu’il se trouve en présence des âmes défuntes, il apprend également qu’il court un grand danger.

‘« Par hasard, une vieille femme assiste à la messe des morts, reconnaît une de ses voisines qui la met en garde : elle doit quitter l’église avant la consécration et fuir sans se retourner, sinon elle perdra la vie.1125»’

Le témoin du rassemblement des morts a donc une dette envers les habitants du monde souterrain, il a permis aux morts de trouver la paix en communiant avec eux ou en rachetant leurs âmes par le biais d’un don, son premier geste implique également le don de sa vie : « quinze jours après, il mourut 1126», « les voisins la trouvèrent morte le lendemain matin, chez elle 1127». La mort du témoin a également pour but de prouver la véracité des faits racontés, celui qui a rencontré la mort devra la rejoindre dans un temps très court.

Cette contrainte extrême qui caractérisait déjà les danses des morts médiévales, se retrouve sous d’autres formes dans les textes que nous étudions. Le spectateur ne peut rester simple observateur, il a, de même que celui qui assiste à la messe des âmes défuntes, un rôle à jouer. Il doit tout d’abord rapporter ce qu’il a vu, « mes yeux ouverts virent 1128», « voici 1129», « Dante ou Télémaque (...) n’ont pas vu cela 1130», « on voit 1131», « j’entrevis tout à coup 1132», « j’aperçois bientôt 1133», « et que vois-je, en avant, tordu dans un suaire ? 1134» Le témoin ne choisit cependant pas de voir ou non, il est contraint d’assister au sabbat des trépassés et ne peut que constater son asservissement à une « force inconnue 1135», à un « pouvoir magique » qui l’« entraîne 1136» contre son gré :

« Sous mes pieds, juste ciel ! mes yeux épouvantés
Ont vu fuir les dalles du cloître 1137».

Macaber, le ménétrier, un corbeau ou la Mort, qu’importe celui qui montre le chemin, « la spirale sans fin dans le vide s’enfonce » ;

« Sur le pas de ce guide au visage impassible,
Nous marchons en suivant la spirale terrible
Vers le but inconnu (...). 1138»

Toute tentative de fuite s’avère impossible, « en vain pour me sauver je lève mes pieds lourds 1139», « les mauvais morts me gardent sous leurs serres 1140» et les morts tentent parfois de garder pour toujours le témoin de leurs ébats nocturnes : « Un long tentacule / Me prend, me strangule 1141» ; « Tremblant, je roule, roule, et j’arrive squelette / Dans un marais de sang 1142».

Si le bourg sommeille au loin ou feint d’ignorer la danse des défunts, c’est parce que chacun sait que les morts peuvent se montrer redoutables,

« (...) rien ne ralentit l’assaut rageur
De Jan Terbank, ni du sonneur ;
Ils sont les brigands noirs, lâchés parmi la fête
Et la terreur de ces tempêtes ;
Ils n’ont aucun dégoût, aucun remords,
La vie étant mangée, ils entament la mort. 1143»

Si le témoin ne paye pas toujours de sa vie sa rencontre hors du commun, il en est quitte pour une effroyable peur et sent très souvent sa raison vaciller. Certaines légendes de la messe des morts laissent également la vie sauve à l’observateur. La vieille femme, avertie par sa voisine, « suit le conseil, mais les morts se ruent à sa poursuite et saisissent son manteau, dont elle se débarrasse. Le lendemain matin, elle aperçoit sur chaque tombe un lambeau de son vêtement qui a été mis en pièce ». « Un tel récit jette une lumière particulière sur les éléments qui ont donné naissance au thème de la messe des morts : peut-être avons-nous ici l’idée d’un sabbat des trépassés ; les défunts n’aimant guère qu’on vienne troubler leurs fêtes... 1144»

La danse macabre et la messe des morts nous rappellent toutes deux qu’un vivant ne peut rencontrer un mort sans devoir le suivre dans la tombe. Cette contrainte obéit à la loi toute simple selon laquelle la vie et la mort ne se peuvent côtoyer. Toutefois, dans les légendes de la messe des morts, les vivants revêtent le statut de témoin, ils disposent d’un laps de temps plus ou moins variable pour venir raconter leur aventure à leurs compagnons, de ce récit résultera une peur salvatrice du royaume des morts ainsi qu’une leçon de morale chrétienne puisque celui qui assiste à la messe rachète très souvent, par son geste, un mal antérieur. Le témoin a donc pour rôle de rééquilibrer les relations entre les deux mondes. Dans les textes que nous étudions à présent, nous ne savons pas ce qu’il adviendra du témoin mais sa mission est analogue puisque les morts vont lui apporter la connaissance. Mais voyons auparavant comment il réagit face à cette étrange vision.

Notes
1115.

Nous avions rencontré cette notion de danse contrainte lorsque nous avons étudié l’expression « danse macabre » (voir Partie 1, chapitre 1, II.2. L’association des deux termes).

1116.

VERHAEREN E., « Chanson de fou », Les campagnes hallucinées, Oeuvres, tome 1, Genève : Slatkine Reprints, 1977, pp. 66, 68, 69.

1117.

LE BRAZ A., op. cit., p. 63.

1118.

MARKALE J., op. cit., p. 136.

1119.

LE BRAZ A., op. cit., p. 64.

1120.

Op. cit., p. 127.

1121.

VERHAEREN E., « Le ménétrier », op. cit., pp. 211 et 213 (nous ne citerons plus que ce texte de cet auteur).

1122.

LE BRAZ A., op. cit., pp. 64-65.

1123.

MARKALE J ., op. cit., p. 136.

1124.

LE BRAZ A., op. cit., p. 65.

1125.

LECOUTEUX C., MARCQ P., op. cit., p. 131.

1126.

LE BRAZ A., op. cit., p. 67.

1127.

MARKALE J., op. cit., p. 137.

1128.

BARRAULT S., « La première danse macabre », op. cit., p. 9.

1129.

VERHAEREN E., op. cit., p. 212.

1130.

NORMAND U., op. cit., p. 12.

1131.

GAUTIER T. , La Comédie de la Mort, op. cit., p. 48.

1132.

DUCOS DU HAURON A., op. cit., p. 2.

1133.

GAUTIER T., « Cauchemar », op. cit., p. 24.

1134.

FAGUS, op. cit., p. 12.

1135.

DUCOS DU HAURON A., op. cit., p. 16.

1136.

GAUTIER T., « Cauchemar », op. cit., p. 23.

1137.

DUCOS DU HAURON A., op. cit., p. 16.

1138.

GAUTIER T., La Comédie de la Mort, op. cit., pp. 61 et 63.

1139.

Id., « Cauchemar », op. cit., p. 23.

1140.

FAGUS, op. cit., p. 11.

1141.

NORMAND U., op. cit., p. 12.

1142.

GAUTIER T., « Cauchemar », op. cit., p. 24.

1143.

VERHAEREN E., op. cit., p. 213.

1144.

LECOUTEUX C. ,MARCQ P., op. cit., p. 131.