III.2. Peurs nocturnes.

Le caractère angoissant des espaces où séjournent les morts se démultiplie avec l’approche du crépuscule. Traversant les âges, ce sont bien ces terreurs nocturnes, inexpliquées, issues de nos lectures des contes ou légendes d’outre-tombe - la vieille femme qui assiste à la messe des trépassés est « effrayée 1145» - qui resurgissent du fond de nos mémoires, réveillées par une atmosphère particulière. « Je venais de chez ma maîtresse et je cheminais au milieu des rêveries et de l’effroi qui vous assaillent à minuit. 1146» Des fumées blanches montent du sol et prennent d’étranges formes, l’observateur, seul face à l’immensité nocturne, sent soudain une présence à ses côtés : « tout à coup je frissonne, un être est contre moi 1147», « le monde m’effraya 1148». La peur qui se manifeste par une sensation de froid se transforme très rapidement en angoisse lorsque d’autres éléments s’ajoutent aux premières inquiétudes :

« Tout s’efface ; on entend palpiter le silence ;
Le temps goutte à goutte s’écoule et se suspend.
L’angoisse autour de moi rôde ; un brouillard s’avance,
Tourbillon indistinct, obscurément vivant (...). 1149»

Les éléments abstraits prennent vie, le « temps » « s’écoule et se suspend », nos peurs s’humanisent, et, se projetant dans les éléments météorologiques, nous enveloppent insensiblement ; notre esprit accorde alors de l’attention à ce qui, par définition, ne peut exister, « on entend palpiter le silence ». L’esprit, chancelant, cesse de se rattacher à des croyances rationnelles, la peur cède le pas à la terreur ; celle-ci se manifeste par une paralysie du corps : « l’horreur coagule mon sang 1150», « D’horreur s’était figé tout le sang de mes veines ; / Ma prunelle fut fixe et regarda sans voir 1151» ; par des vertiges, « le sol manque à mes pas chancelants : / Un gouffre me reçoit » ; par des impressions contradictoires de variations de températures, « et mon dos cependant, / Ruisselant de sueur, frissonne 1152» ; ou par la sensation d’un froid intense accompagnée de tremblements :

« Le froid me prit. Mes dents d’épouvante claquèrent,
Mes genoux chancelants sous moi s’entre-choquèrent :
Je compris que le ver
Consommait son hymen avec la trépassée,
Eveillée en sursaut dans sa couche glacée,
Par cette nuit d’hiver. 1153»

Le visiteur du palais de l’évêque Marcoman éprouve du respect et de l’émotion lorsqu’il pénètre dans ce lieu bâti plusieurs siècles auparavant où « sommeille la poussière sainte » des « anciens prélats, couronnés dans les cieux ». « Plein d’un émoi profond » il parcourt « l’enceinte de cloître » mais au moment où il se trouve confronté à une vision inquiétante à laquelle son esprit ne l’avait pas préparé, une terreur inexpliquée s’empare de lui.

« J’approche. Un vaste mur, sous les derniers arceaux,
Etait en son entier peint d’une étrange fresque,
Dont l’aspect, formidable autant que pittoresque,
Glaça la moelle de mes os. 1154»

La présence d’autres personnes permet aux plus téméraires de surmonter leurs peurs. Le pari que lance l’un des trois camarades réunis au cabaret de la Rose-Rouge s’adresse à des personnes qui ne craignent « ni roi, ni roc, ni gendarmes, ni diables », qui n’ont donc pas peur de bafouer les lois des vivants ni de profaner par leurs rires et leur souper le repos de morts qui n’ont même pas encore été portés en terre... « Le respect des défunts va de pair avec la crainte respectueuse qu’on a de la mort 1155», ce précepte est loin d’être celui des jeunes étudiants parisiens ! « Le lendemain, comme la lune montait à l’horizon et que le vent du soir sifflait à travers les os des pendus, nos trois compagnons grimpèrent sur la colline de Montfaucon. » Cependant lorsque les pendus se mettent à entonner une des strophes de la ballade de Villon et qu’ils descendent de leurs gibets pour entamer une danse, « la bande joyeuse resta glacée d’épouvante 1156».

L’utilisation des verbes « coaguler », « figer », « fixer » et « glacer » indique un état de paralysie alors que le tremblement des genoux et l’entrechoquement des dents révèlent une impossibilité de contrôler son corps, il arrive également que la victime perde la notion de l’écoulement du temps. « C’est comme si soudain s’ouvrait un abîme. Le monde n’offre plus de terrain sûr, plus d’abri ni de protection. Pourtant il n’y a pas d’issue par où s’échapper. La peur enserre sa victime. Ce n’est pas l’être humain qui a peur, c’est la peur qui le tient. Peu importe qu’il soit effectivement enfermé dans une cellule. Là où la peur règne, le monde se rétrécit à l’environnement immédiat. Celui que tourmente la peur est consigné sur place, où qu’il se trouve. Il veut échapper au danger, mais il ne le peut pas. L’élan de fuite est bloqué. Car la peur n’est rien d’autre que cet antagonisme de paralysie et de fuite. Elle enchaîne l’homme et, dans son cachot intérieur, déchaîne le chaos (...). La peur rejette sa victime sur elle-même, refoulant son besoin de mouvement et son élan de fuite. Le corps tremble, se débat pour se dégager. La peur est bien plus qu’un affect psychique, c’est un mal qui secoue tout le corps et l’agite de convulsions. 1157»

Notes
1145.

Ibid., p. 131.

1146.

NERVAL G. de, « La danse des morts », op. cit., p. 349.

1147.

FAGUS, op. cit., p. 14.

1148.

BARRAULT S., « La première danse macabre », op. cit., p. 10.

1149.

FAGUS, op. cit., p. 41.

1150.

NORMAND U., op. cit., p. 12.

1151.

DUCOS DU HAURON A., op. cit., p. 11.

1152.

GAUTIER T., « Cauchemar », op. cit., pp. 23-24.

1153.

Id., La Comédie de la Mort, op. cit., p. 43.

1154.

DUCOS DU HAURON A., op. cit., p. 2.

1155.

MARKALE J., op. cit., p. 51.

1156.

NERVAL G., Le souper des pendus, op. cit., pp. 471-472.

1157.

SOFSKY W., op. cit., p. 64.