III.3. Entre rêve et réalité.

Nous pouvons difficilement cerner le passage entre la peur et la crise d’angoisse, en effet, « contrairement à la peur, la cause de l’angoisse ne peut être clairement définie. C’est une peur sans objet, perçu ou représenté 1158». La peur naîtrait ainsi de la réalité palpable de la vision alors que l’angoisse serait liée à une représentation subjective. Les morts sortent-ils réellement de leur tombe ou ne sont-ils que les fantômes d’une imagination délirante ? Les réactions des témoins de ce spectacle sont marquées par une extrême violence.

‘« A l’agression mettant sa vie en jeu, l’organisme répond de façon contradictoire, dont l’échelle va d’une cristallisation paralysante, en passant par des dysfonctionnements végétatifs et une hyperactivité hystérique, jusqu’au tumulte total de mouvements paniques. L’activité motrice, si absurde qu’elle paraisse souvent, répond à un besoin de décharge psychique, qui veut franchir en force le bloc de la peur, que ce soit en attaquant, en se cramponnant ou en fuyant. Le corps veut se donner de l’air, du champ, de la liberté. Ou bien il tente d’endiguer la peur en étouffant son élan de fuite et en tombant dans l’immobilité. 1159»’

Après avoir été paralysé par la peur, certaines personnes, obéissant à leurs réflexes, s’arrachent à la stupeur qui les terrassaient et se mettent à courir. « La bande joyeuse resta glacée d’épouvante, puis, prenant leurs jambes à leur cou, gars et fillettes évacuèrent rapidement la place et abandonnèrent aux citoyens de l’autre monde vins, jambons, et caetera. 1160» L’utilisation de l’adverbe de temps « puis » sépare avec netteté les deux états alors que l’adverbe « rapidement » insiste sur la fulgurance du réflexe de fuite, l’état de panique est si intense que les joyeux drilles en oublient leur dîner ! En d’autres lieux, c’est un premier mouvement en arrière qui permet de désamorcer l’état de stupeur,

« L’horreur coagule
Mon sang. Je recule,
Et m’enfuis de là. 1161»

L’anxiété de pouvoir se trouver confronté à une telle situation peut entraîner un réflexe salvateur de fuite « a priori » :

« Le glas tinte. J’ai fui bien loin dans les vallées
Pour échapper au cri des cloches désolées. 1162»

Il existe enfin un autre type de fuite qui relève du spirituel et auquel ne songent que les plus croyants. « La vision des morts qui passent « les uns la face en proie aux vers / D’autres blêmes, jaunis » effraie le poète qui tout naturellement élève son regard vers Dieu 1163» :

« Et c’est pourquoi, mon Dieu, lorsque le crépuscule tombe,
J’élève jusqu’à Vous mes regards qui cherchent, fervents,
Par delà les étoiles d’or la Terre des Vivants. 1164»

Mais, lorsque la victime de la peur ne peut faire jouer le réflexe de fuite - « en vain pour me sauver je lève mes pieds lourds » - et que, alimentée par de nouveaux éléments, la peur ne cesse d’augmenter - « dans mes chairs palpitantes / Je sens des becs d’oiseaux avides se plonger », « un corbeau » « par un pouvoir magique à sa suite m’entraîne 1165» -, la crise d’angoisse s’intensifie et la personne sujette à la peur peut devenir agressive. « Le raptus anxieux représente la forme la plus brusque et la plus imprévisible de la crise d’angoisse aiguë, avec le risque d’hétéroagressivité, de tentative de suicide, de fugue. 1166» N’est-ce pas par cette pulsion agressive et suicidaire que l’on peut interpréter ce brusque revirement du personnage témoin du sabbat des squelettes qui, alors qu’il était jusque là terrassé par la peur, « ruisselant de sueur », incapable d’agir, « le sol manque à mes pas chancelants », se sent subitement transformé : « ce qui fut moi s’envole » ? La victime adopte alors un comportement qui dépasse de loin l’agressivité qu’elle a dû subir, l’angoisse révèle des pulsions inavouées :

« Et j’aperçois bientôt, non loin d’un vieux manoir,
A l’angle d’un taillis, surgir un gibet noir
Soutenant un pendu ; d’effroyables sorcières
Dansent autour, et moi, de fureurs carnassières
Agité, je ressens un immense désir
De broyer sous mes dents sa chair, et de saisir,
Avec quelque lambeau de sa peau bleue et verte,
Son coeur demi-pourri dans sa poitrine ouverte. 1167»

Tout se passe comme si le spectacle de la danse transformait l’impression d’horreur - les sorcières sont « effroyables » - en pulsion de mort, - le « désir » de « broyer » est « immense » - en besoin d’identification, le témoin est « agité » de « fureurs carnassières » ; l’enjambement insiste particulièrement sur le changement d’état. Dépassant les cadres de l’horreur humainement imaginable, le témoin se transforme en un répugnant vampire nécrophage. Il veut « saisir » le « coeur demi-pourri » avec « quelque lambeau » d’une peau putréfiée.

En d’autres lieux, immobilisé par la peur, le témoin du réveil des morts a l’impression de pénétrer dans une autre dimension.

« Dans ma chambre, où tremblait une jaune lumière,
Tout prenait une forme horrible et singulière,
Un aspect effrayant. 1168»

Il sent tout d’abord des regards se poser sur lui avec insistance, « dans l’ombre, des yeux fauves / Rayonnent 1169», « Pourquoi sans bruit partout des prunelles éclore, / Et se distendre, et m’épier ? 1170» ; au même moment « des feux pareils aux feux d’enfer / Se croisent devant moi 1171», ces « feux multicolores » qui montent de « partout » ont tout naturellement un aspect diabolique. Les visions se multiplient et l’observateur qui ne sait comment les expliquer, pense que la vie l’a abandonné :

« (...) pourquoi ces fleurs,
Ces feux encor, ces blêmes tremblements sonores ?
C’est sans doute un présage et signe que je meurs. 1172»

Les fleurs, une musique discrète, quelques cierges allumés, tout cela pourrait effectivement évoquer un enterrement. La victime de la peur peut également se croire dans l’antichambre de l’Enfer, « des vautours, à cous rouges et chauves / Battent mon front de l’aile en poussant des cris sourds », ses pieds « A des pointes d’acier » « se heurtent et saignent 1173». Elle peut enfin donner foi aux anciennes légendes, « On entendait des bruits venus de l’autre monde, / Des soupirs de terreur et d’angoisse profonde 1174»,

« N’avais-je pas appris que ce monde en renferme
Un autre qui souvent, aux yeux les plus hardis,
Dévoila sans danger ses secrets ? 1175»

Ces hallucinations auditives et visuelles sont suivies d’une impression de chute,

« Ensuite le sol manque à mes pas chancelants :
Un gouffre me reçoit ; sur des rochers brûlants,
Sur des pics anguleux que la lune reflète,
Tremblant, je roule, roule, et j’arrive squelette
Dans un marais de sang (...). 1176»

S’il ne fait aucun doute que notre personnage se retrouve ici en Enfer, la chaleur est intense, des « pics » mutilent le corps, l’eau s’est transformée en « sang », en d’autres places, tout n’est pas aussi évident :

« Puis voici exploser à d’infinies distances,
D’indistincts océans d’étoiles, flots lactés
Où je sens m’emporter dans l’éternel silence
Une chute durant depuis l’éternité.
(...)
L’écoeurant tourbillon s’enfle comme une trombe,
Il vient, se précipite, accourt en ouragan,
Il emplit tout l’espace, il m’aspire, je tombe,
Fétu vivant qui tremble aux lèvres du torrent ;
(...)
A nouveau tout chavire, astres et fleurs, tout sombre ;
En place des parfums, des choeurs que j’entendis,
Des clameurs à présent sous mes oreilles grondent :
Est-ce l’Enfer, est-ce le Paradis ? 1177»

Cette chute vers le « but inconnu 1178» s’inverse parfois, comme dans un miroir, et devient envol. Suivant les pas de Faust, le spectateur est transporté dans les airs :

« D’un vol impétueux et plus prompt que l’éclair,
Un fuseau de vapeur tournoyante, une trombe,
Nous avait enlevé dans les plaines de l’air. 1179»

Confronté à des sensations si extrêmes, à des bruits et à des visions auxquelles rien ne « l’avait préparé, notre témoin, « seul 1180», « effroyablement seul 1181», se persuade de la réalité de ce spectacle. Lorsqu’il voit le troubadour se détacher du mur, il affirme que « jamais moins » ses sens ne le « trompèrent » mais sur ses sens « en proie à des alarmes vaines, / L’âme rapidement ressaisit son pouvoir 1182». Cependant il lui arrive de douter de son état mental :

« Jamais resalûrai-je ta santé première,
Raison, ou ce que j’ai cru voir est-il vrai ? 1183»

ou du caractère palpable de ce dont il fut témoin. Ainsi, après avoir surpris le dialogue du ver et de la trépassée

« (...) tout devint obscur, et je repris ma route,
Pâle d’avoir tant vu, plein d’horreur et de doute,
L’esprit et le corps las (...). 1184»

Le doute naît du caractère unique du témoignage. Rien ne nous prouve que le spectacle auquel notre témoin a assisté soit réel. Il n’est peut-être que le fruit de son imagination et le narrateur ne sait pas toujours trancher. Nous ne savons donc pas si la peur qui envahit le personnage est oui ou non une peur sans objet, si notre témoin fut ou ne fut pas victime d’une crise de folie. « La peur cloue l’être humain au « hic et nunc ». Il n’y a rien au-delà d’elle. Le temps se réduit à l’instant présent. Savoirs et expériences sont dévalués, seules des bribes de souvenirs défilent dans le cerveau, les espoirs sont gommés (...). Dans le premier cas (...) la perception se trouble, l’horizon est radicalement rétréci, le comportement se déroule comme un mécanisme anesthésié, par réflexes, un peu comme dans une transe hypnotique. La référence au monde se rompt (...). Dans le second cas, l’organisme colmate toute communication avec l’intérieur (...). L’homme ne ressent plus ni terreur ni angoisse, l’âme est comme morte. 1185» Bribes de souvenirs, éléments épars des légendes populaires, chansons déformées, images de l’Enfer, morceaux de fresques des danses... nombreuses sont les références qui se mêlent pour donner naissance à un nouveau sabbat, celui des trépassés.

A la différence des danses médiévales et de celles que nous avons côtoyé dans notre partie précédente, les morts ne se lèvent plus pour venir chercher les vivants et les contraindre à les suivre dans leur tombe. Cet élément divergent pourrait nous amener à penser que nous ne sommes plus en présence de danses macabres. Pourtant Fagus, Flaubert, Nerval, Normand, Barrault et Ducos du Hauron ont sciemment repris le titre médiéval, tous connaissaient les fresques ou les textes des danses des morts. Banville, Gautier, Rimbaud et Verlaine font quant à eu référence à Villon. En fait, leurs oeuvres ont exploité une autre composante du genre macabre que les Dits des trois morts et des trois vifs mettaient davantage en avant que les danses : le caractère surnaturel de l’apparition des morts.

Cet aspect permet de recréer des atmosphères aux teintes romantiques : tombes couvertes de mousse ou abritées par des cyprès élancés, cimetière désert ou lieu abandonné, architecture gothique, lumière blafarde de la lune, vent balayant les nuages ... Il donne également la possibilité d’insister sur l’apparition des cadavres et de renouer ainsi avec l’imagerie des fresques médiévales. Et, bien plus encore que dans les oeuvres médiévales, le lecteur ressent la fascination que certains auteurs ont éprouvé face à cette alliance contradictoire de la corruption et de la beauté. Les auteurs et peintres des danses, et ce depuis leur origine, ont toujours associé ces deux contraires : faire naître le beau à partir de l’horrible, et, c’est dans doute ce motif qui a suscité l’intérêt de Gautier, de Nerval ou de Flaubert pour ces oeuvres oubliées. « Toute la littérature, depuis le romantisme jusqu’à nos jours insiste sur cette impossibilité de séparer le plaisir et la douleur, en théorie ; et, en pratique, elle recherche des sujets de beauté tourmentée et souillée. 1186» Le meilleur illustrateur de cette sensibilité romantique est sans doute Flaubert qui, sensible à l’harmonie des choses disparates qu’il trouva en Orient, écrivit à Louise Colet en 1853 : « Cela me rappelle Jaffa, où en entrant je humais à la fois l’odeur des citronniers et celles des cadavres : le cimetière défoncé laissait voir des squelettes à demi pourris, tandis que les arbustes verts balançaient au-dessus de nos têtes leurs fruits dorés. Ne sens-tu pas que cette poésie est complète, et que c’est la grande synthèse ? Tous les appétits de l’imagination et de la pensée y sont assouvis à la fois. 1187»

Insister sur le réveil des morts permettait enfin à ceux qui, tout en redécouvrant le moyen âge se sont également intéressés aux traditions orales, de faire appel aux légendes populaires et de leur associer des thèmes diaboliques ; deux composantes qui se trouvaient également en germe dans les premières danses. Mais les morts ne se contentent pas de se lever certains soirs d’hiver, ils vont aussi se mettre à danser ...

Notes
1158.

 « Dans l’évolution phylogénétique, les mécanismes neurohormonaux mis en jeu dans l’angoisse sont ceux qui, à l’origine, avaient pour finalité de mettre l’organisme en état d’alerte. L’angoisse fait donc partie de la vie psychique normale dont elle stimule l’activité. Elle est inhérente à l’expérience humaine. De normale, l’angoisse devient pathologique lorsque le sujet la ressent comme telle, du fait de son intensité, de sa durée et de sa stérilité. Le sujet ne peut l’utiliser ou la maîtriser, il est submergé par l’expérience anxieuse. Classiquement, l’angoisse se différencie de l’anxiété par le fait qu’aux sentiments de crainte s’associent des manifestations somatiques pénibles à type de resserrement. » TREMINE Dr. T., « Crise d’angoisse aiguë », Impact internat, mai 1993, n° 21, p. 39.

1159.

SOFSKY W., op. cit., p. 65.

Les manifestations comportementales de la crise d’angoisse sont absolument identiques, elles peuvent s’exprimer « dans le registre de l’inhibition motrice, pouvant aller jusqu’à la sidération ou la stupeur ; ou, au contraire, dans le registre de l’agitation, l’excitation, la crise d’agitation psychomotrice. » TREMINE Dr. T., op. cit., p. 40.

1160.

NERVAL G. de, Le souper des pendus, op. cit., p. 472.

1161.

NORMAND U., op. cit., p. 12.

1162.

BRIZEUX A., op. cit., p. 127.

1163.

FABIANI Daniela, « Les danses macabres du XXe siècle : le cas de Serge Barrault », Littérature européenne et spiritualité, Actes du Colloque d’Oxford, Association européenne François Mauriac, Sarreguemines : éd. Pierron, 1992, pp. 177-178.

1164.

BARRAULT S., op. cit., p. 10.

1165.

GAUTIER T., « Cauchemar », op. cit., pp. 23-24.

1166.

TREMINE Dr T., op. cit., p. 40.

1167.

GAUTIER T., « Cauchemar », op. cit., p. 24.

1168.

Id., La Comédie de la Mort, op. cit., p. 49.

1169.

Id., « cauchemar », op. cit., p. 23.

1170.

FAGUS, op. cit., p. 148.

1171.

GAUTIER T., « Cauchemar », op. cit., p. 23.

1172.

FAGUS, op. cit., p. 148.

1173.

GAUTIER T., « Cauchemar », op. cit., p. 23.

1174.

Id., La Comédie de la Mort, op. cit., p. 43.

1175.

DUCOS DU HAURON A., op. cit., p. 12.

1176.

GAUTIER T., « Cauchemar », op. cit., p. 24.

1177.

FAGUS, op. cit., pp. 148-149.

1178.

GAUTIER T., La Comédie de la Mort, op. cit., p. 61.

1179.

DUCOS DU HAURON A., op. cit., p. 16.

1180.

Ibid., p. 1.

1181.

FAGUS, op. cit., p. 131.

1182.

DUCOS DU HAURON A., op. cit., p. 10.

1183.

FAGUS, op. cit., p. 147.

1184.

GAUTIER T., La Comédie de la Mort, op. cit., p. 48.

1185.

SOFSKY W., op. cit., pp. 64-66.

1186.

PRAZ M., op. cit., p. 46.

1187.

Ibid., p. 46.