« La danse des morts est une danse circulaire, une ronde, un branle, une carole. De là les noms de « reyen » ou « reien », « ring », qui, concurremment avec celui de « Tanzt », servent à la désigner dans les textes allemands. On devait d’autant mieux se représenter le défilé mortuaire sous la forme d’un branle, que les branles furent généralement en vogue depuis une époque très reculée jusqu’au XVIIe siècle, et qu’ils constituaient un genre de divertissement propre à « gens de tous états », de toute condition, aux hommes et aux femmes, aux maîtres et aux serviteurs, aux adolescents et aux vieillards. 1204» Cette hypothèse selon laquelle la danse macabre était une danse en rond fut partagée par Langlois et reprise par Flaubert qui s’inspira des écrits de ce dernier pour écrire sa Danse des morts. « C’est donc au son du violon que la Mort fait danser les morts, le plus souvent en rond, comme dans ces gravures reproduites par Langlois : « Que la ronde soit immense et la fête joyeuse !... Choisissez vos femmes... Faites-les sauter fort, que la valse les emporte !... » La danse médiévale, dans son pouvoir égalitaire, fait son apparition dans la Danse des morts quand La Mort invite le pauvre à entrer dans la danse : « Va rejoindre les autres qui dansent tous ; va prendre la main du pape, et te mêler à la ronde que j’ai formée pour amuser son créateur. » 1205»
L’idée d’une ronde est en effet fort bien suggérée par la frise de Kermaria qui se déroule en faisant le tour de l’abside1206, « les personnages, se tenant tous par la main, forment une ronde unique au lieu des groupes de quatre figures peints sous les arcades du Charnier parisien 1207». Cette même impression d’un ensemble circulaire était notée par Léon Cathlin lorsqu’il visita la chapelle, « la danse macabre de Ker-Maria est une sorte de ronde où la mort fait l’union ou mieux l’unité entre les hommes 1208». Les morts saisissent les vifs par la main ou par l’épaule, ils encadrent les vivants qui nous regardent de face, leurs poses sont guindées alors que plusieurs des squelettes nous sont montrés presque de profil, en train de sautiller, d’animer la danse par leurs mouvements, « les morts exécutent une sarabande effrénée 1209». Le terme de « sarabande » évoque plus une sorte de farandole que de ronde. Ce n’est en fait que la disposition de la fresque qui nous donne l’impression d’un cercle. L’artiste de la chapelle de l’ossuaire de Bleibach a déroulé la frise macabre sur l’ensemble des murs, à environ deux mètres du sol. L’image de la ronde, suggérée par la fresque, est accentuée par la voûte du plafond et par la petitesse de la pièce qui, de plus, renforce la sensation d’intimité que le spectateur a l’impression de partager avec la mort. Le personnage du pape est en outre précédé par celui de l’enfant qui ouvre la danse et nous renvoie par association avec les autres fresque connues aux personnages terminant la ronde ; enfin, le dernier squelette, au lieu de suivre le mouvement général de ses compagnons qui le porterait vers la gauche, part dans l’autre sens et nous amène à suivre la danse en sens inverse jusqu’à son commencement.
A partir de ces deux représentations, l’on pourrait être tenté de voir une ronde, et peut-être une carole, dans la chorégraphie de la danse macabre. En réalité, il n’en est rien, ainsi, l’artiste de Bleibach a cassé l’image du cercle en intercalant une page de prologue entre l’enfant et la vieille femme qui se tiennent aux deux extrémités de la danse, alors que l’ensemble des vers est placé au-dessus des personnages. La fresque de la chapelle de Wolhusen qui utilise l’ouverture du vitrail pour rappeler le thème du cercle - un cadavre jouant de la trompette se laisse porter dessus comme s’il s’agissait d’un tonneau - , et qui multiplie cette figure sur les bas-reliefs de la voûte, casse néanmoins la ronde en représentant un Jugement dernier.
Une ambiguïté similaire est entretenue par Anatole France : au début de sa danse un « orchestre » mène « la ronde 1210» et l’on apprend par la suite qu’
Nous glissons alors de la ronde à la farandole, celle-ci est très souvent sous-entendue par la juxtaposition continue des corps reliés les uns aux autres par les mains des squelettes qui agrippent des pans de vêtements, prennent leur victime par le coude ou la main, s’emparent de l’instrument du vivant ... Ainsi en est-il dans les fresques de la Chaise-Dieu, de la Ferté-Loupière ou de Pinzolo qui ne se déroulent que sur un pan de mur : les artistes ont peut-être voulu figurer une tresque, une ronde ouverte.
Nous devons enfin noter que les critiques parlent souvent de « défilé » lorsqu’ils évoquent les danses macabres : « nous y voyons défiler un certain nombre de personnages qui tous s’acheminent vers la mort dans un ordre également hiérarchique 1212», « dès le XIVe siècle, l’idée d’un défilé de toutes les conditions humaines en marche vers la mort apparaît clairement 1213», « l’ordre du défilé permet d’évoquer la stratification sociale 1214», « contre les murs des nefs ou du choeur, que détruit lentement et sûrement l’humidité, on voit se dérouler dans son triste cadre le cortège fantastique qu’ont imaginé les hommes d’autrefois 1215». Les termes de « défilé » ou de « cortège » rappellent les processions que nous avons évoquées précédemment. Ils insinuent l’idée de couples puisque la succession des différents membres des classes sociales, associée au terme « défilé » est rythmée par la présence d’un mort après chaque vivant.
On imagine mal les personnages défilant sur une seule ligne, comme des mannequins, mais l’on peut fort bien se représenter l’apparition sur les planches des théâtres de rue, d’un couple formé d’un mort (ou de la mort) et d’un vivant, c’est d’ailleurs la mise en scène que nous proposait Paul Lacroix dans sa reconstitution. C’est enfin sous cette forme qu’apparaissent les fresques les plus tardives : celle de Bleibach, de Bâle, de Hasle, de Fribourg... joignent un mort et un vif, un espace vide sépare chaque couple ainsi formé. Ce couple continue cependant de garder les mêmes attitudes que dans les farandoles et les personnages se pressent deux par deux vers l’ossuaire. A Bâle, certains couples sont presque montrés de trois-quart face, ce qui suggère sans doute une procession par groupe de deux. Cette image du couple, que l’on trouvait déjà sous-jacente dans l’édition de Guyot Marchant puisque nous trouvons des farandoles de quatre personnages, sera exploitée par Hans Holbein et par un grand nombre d’artistes qui s’inspireront de ses gravures, nous l’avons également rencontrée chez Augsute Hoyau et Ferdinand Barth. Faut-il voir dans cette nouvelle disposition une simple facilité d’imprimeurs ? Les personnages étaient-ils déjà disposés ainsi sous les arcades du charnier des Innocents ? Cela aurait alors pu correspondre à des contraintes architecturales.
Il est certes probable que l’image du couple se prêtait mieux aux exigences de mise en page de l’imprimerie, d’autant qu’elle renforçait le thème du double à un moment où l’individu tendait à se détacher de la collectivité. Il est très intéressant de remarquer que cela correspondait également à une évolution de la danse, elle aussi calquée sur les transformations de la société. L’exécution par couple ou par suite de couples de la basse-danse « paraît révéler la conception nouvelle des rapports humains, qui à l’aube du XVe siècle se fait jour. Comme dans les caroles mixtes du XIVe siècle, le couple est le centre d’intérêt, il remplace le groupe en son entier, une formule maintenant ancienne, qui dans la société aristocratique du XVe siècle, n’est plus vraiment possible 1216». Cette image de la procession tend cependant à gommer celle de la danse, mais les musiciens qui ouvrent le cortège sont là pour nous rappeler qu’il s’agissait d’une véritable chorégraphie et non d’un simple défilé. Examinons de plus près quels sont les mouvements de nos danseurs.
KASTNER G., op. cit., p. 135.
BARGUES ROLLINS Yvonne, Le pas de Flaubert : une danse macabre, Genève : Honoré Champion, 1998, p. 55.
Aujourd’hui, « une tribune de bois cache la partie du fond qui est aussi recouverte par la chaux ». LOUIS M.L.A., op. cit., p. 138.
SOLEIL F., op. cit., p. 16.
Op. cit., p. 248.
MASSERON A., op. cit., p. 534.
Op. cit., p. 110.
Ibid., p. 112.
SAUGNIEUX J., op. cit., p. 21.
MALE E., op. cit., p. 360.
CORVISIER A., op. cit., p. 107.
MASSERON A., op. cit., p. 535.
JULIAN M. et LE VOT G., op. cit., p. 115.