I.2.2. L’opposition entre les morts et les vivants dans les danses macabres médiévales.

Les morts de La Ferté-Loupière semblent fort joyeux d’entraîner les vivants, quelque peu récalcitrants... Avec de larges sourires édentés l’un deux prend le cordelier par le bras, un autre prie le pape de l’accompagner, un autre encore, légèrement drapé de son suaire, sautille devant l’évêque ... tous semblent vouloir convaincre leurs partenaires des bienfaits de la danse ! Quant aux momies desséchées de la Chaise-Dieu, elles semblent passées maîtres dans l’art de la chorégraphie ! Les genoux se plient, les bras se courbent ... tout est dans l’art du mouvement. Une momie attrape le connétable par l’épaule, une autre exécute un demi-tour devant le chevalier, une autre se voile la face et se détourne d’une dame, un quatrième cadavre, montré de dos, s’empare de l’outil de l’enlumineur, un cinquième se penche avec douceur vers l’enfant.... tous sautillent, gambadent en affichant de larges sourires.

Les morts de Guyot Marchant joignent la parole aux gestes, ils ordonnent à l’abbé de se joindre à eux :

« Abbé, venez tost ; vous fuyez ;
N’ayez ja la chière esbaye (...). 1217»

prient l’écuyer d’accepter leur invitation :

« Avance vous, gent escuier
Qui saves de danser les tours. 1218»

demandent des conseils au ménestrel et l’invitent à montrer sa science :

« Qu’en dicte-vous ? Alons-nous bien ?
Monstrer vo fault puis que vous tien,
Aux autres cy ung tour de danse. 1219»

Les vivants, eux, ne semblent pas vouloir montrer beaucoup d’entrain pour apprendre à danser, même si la mort encourage vivement le berger, « dansez legièrement 1220» ou le clerc :

« Clerc, point ne fault faire refus
De danser, faictes vous valoir. 1221»

« ‘Les vivants, par contraste, sont lourds, tristes et hésitants, ils restent immobiles et n’esquissent qu’un vague geste d’horreur’. 1222» L’archevêque de la Ferté-Loupière laisse voir une grimace de dégoût, le docteur en Sorbonne de la Chaise-Dieu passe ses bras sous son surplis pour ne pas se faire attraper, le roi fait grise mine, tous semblent pétrifiés par la peur. « Ces vivants que des cadavres entraînent en dansant, ne dansent pas ; ils marchent d’un pas déjà alourdi par la mort. Ils avancent parce qu’il le faut, mais tous se plaignent, aucun ne veut mourir. L’archevêque pense qu’il ne couchera plus « dans sa belle chambre peinte », le chevalier, qu’il n’ira plus le matin « réveiller les dames » et leur donner l’aubade, le curé, qu’il ne recevra plus l’offrande. Le sergent s’indigne que ce mort ait l’audace de porter la main sur lui, « un royal officier ! ». Il cherche, ce sergent, à se retenir aux titres, aux fonctions, à toutes ces choses humaines qui paraissent si solides et qui se brisent sous les doigts comme des fétus. Le laboureur lui-même ne parait pas pressé de suivre son compagnon, car il lui dit:

« La mort ait souhaité souvent,
Mais volontiers je la fuisse,
J’aimasse mieux, fut pluie ou vent,
Etre en vignes où je fouisse. »

Et le petit enfant qui vient de naître, qui ne sait dire que « a, a, a », lui aussi, comme le vieux pape et le vieil empereur, regrette la vie. Désir de vivre que rien ne peut rassasier, et impossibilité d’échapper à la mort, cette terrible contradiction de la nature humaine n’a jamais, je pense, été présentée avec plus de force. 1223» Les vivants sont certes accablés de voir la mort se présenter si tôt à eux, mais je ne pense pas que pour autant il faille rejeter toute idée de danse. Il ne faut pas perdre de vue que le mot « danse », au moyen âge, avait une acception beaucoup plus grande que celle que nous lui connaissons aujourd’hui1224, il se référait aussi bien au défilé, à la procession, qu’à la basse-danse ou au branle. La danse, nous l’avons vu en début de cette partie, désignait avant tout une pratique chorégraphique, le fait de suivre certaines lignes, de représenter certaines figures était à l’origine associé au terme danse. Donc, le simple défilé, puisqu’il suit une ligne précise, pourrait être qualifié de danse. Mais je ne pense pas que les vivants, invités à la danse par les morts, se contentent de marcher en suivant docilement leur funeste partenaire.

Il me semble que l’opposition entre la danse des morts et celle des vivants, ainsi que le suppose Germaine Prudhommeau, se situe au niveau du type même de chorégraphie qu’ils exécutent et non en terme de danse et de marche forcée. « Le squelette a une danse très mouvementée, il s’agite, se contorsionne, lève les jambes, saute, etc. Au contraire, le vivant bouge assez peu. Ce qu’il fait semble correspondre aux caractéristiques des danses nobles. Il est d’ailleurs assez normal que le vivant fasse les danses connues de lui .1225» Cette remarque est tout à fait juste, on a l’impression que la mort a adopté le style des danses populaires alors que les vivants, pleins de dignité, suivent la chorégraphie des basses danses. Le mort qui s’adresse à l’amoureux, dans les éditions de Guyot Marchant, lève les genoux tout en esquissant un mouvement de bassin, celui qui se tourne vers le bourgeois fait le même mouvement tout en courbant le dos, le mort qui saisit l’écuyer semble prêt à sauter... nombreuses sont les momies dont les pieds ne touchent pas la terre, ce qui va à l’encontre de ce qui est recommandé dans les danses seigneuriales. La chorégraphie que suivent les morts est fort proche de celle que nous avons rencontré dans l’enluminure montrant la danse des pastoureaux autour de l’arbre de mai. C’est une danse sautée, peut-être un branle ou une carole un peu enlevée. Un mort demande d’ailleurs au ménestrel de lui montrer « ung tour de danse » car « Maistre doit monstrer la science », et ce dernier répond

« J’ay mis sub le banc ma vielle,
Plus ne corneray sauterelle
N’autre danse : mort m’en retient. »

ce qui sous-entend que les danses qu’il animait suivaient souvent un rythme enjoué, « pour faire esjoir sos et sotes 1226», selon le squelette. La  sauterelle était en effet « une danse vive et gaie qui devait être analogue à celle que les italiens ont nommé « saltarello » ou « saltarella ». Il est à peine nécessaire de faire observer que ce nom vient de « saut », en italien « salto », parce que l’air et la danse y procèdent toujours en sautillant. La plupart des danses écrites « in modo di saltarello » sont à trois temps, d’un rythme boiteux et inégal 1227». Comment s’expliquer une telle ironie de la mort envers le ménestrel alors même qu’elle semble lui emprunter ses types de danse ? La mort serait-elle en train de parodier la danse des vivants, une danse « savaige 1228» qui mène à l’oubli de Dieu et ouvre les portes de l’Enfer ? L’allusion est unique et ne nous permet pas de trancher, mais la question reste posée.

La peinture sur bois de Bar-sur-Loup illustre néanmoins le même motif, « selon la tradition locale, un seigneur aurait tenu un bal à l’époque du carême ; devenus ainsi une proie facile, les danseurs furent tous attaqués par de petits diables noirs 1229». L’oeuvre nous présente des hommes et des femmes qui se livrent aux plaisirs de la danse. « Un certain nombre d’hommes et de femmes se tenant par la main dansent une ronde au son du galoupet et d’un petit tambourin ; sur la tête de chaque danseur on voit gambader un diablotin dont la présence caractérise évidemment la possession anticipée de l’âme du pécheur. A la droite du musicien est un groupe de gens qui attendent d’entrer dans la danse. En avant dudit groupe, la Mort bande son arc et lance des flèches sur les danseurs 1230», tous vont être précipités dans la gueule béante de l’Enfer qui s’ouvre à droite de la scène. Le caractère unique de cette représentation peut sans doute s’expliquer par le fait que cette peinture est beaucoup plus récente, elle daterait de la fin du XVe siècle et se rapproche de l’Alphabet de la mort de Holbein dans lequel nous voyons la mort faire brutalement irruption dans les scènes de la vie quotidienne. Mais, par le biais de la présence des diablotins, nous trouvons surtout exprimée l’idée selon laquelle la danse est par essence une des armes du Mal. La scène est en effet accompagnée « d’une légende en dialecte occitan, inscrite en dessous, qui s’adresse aux pécheurs, les « povres pecadours » :

« ... E vous ballas souven e menas folla dansa
Et fates autres mals ave grant seguransa...
... E puis vous ballarias en la terribla dansa
Laqual s’apella ben perpetual cremansa... » 1231»

Nous somme en présence d’une chorégraphie de couples. Au centre, les personnages bombent le torse et exécutent des sauts, ils sont entourés de couples aux allures plus posées, les uns accompagnent un mouvement de pas en avant en levant la main opposée à la jambe, d’autres font des pas de côté comme si, une fois de plus, danse mesurée et diabolique se rencontraient. Dans les autres fresques représentant les danses macabres, les vivants opposent sans doute à la danse endiablée des squelettes une danse noble et mesurée. Cet échange de paroles entre le clerc et la mort prouve que les vivants entrent à leur tour dans la danse :

Le clerc
« Je suis quite de plus choisir
Aultre estat [que la mort]. Il faut qu’ainsi danse,
La mort m’a pris a son loisir. »

Et la mort, qui lui avait déjà consacré un couplet1232, ajoute :

« Clerc, point ne fault faire refus
De danser : faictes vous valoir.
Vous n’estez pas seul, leves sus,
pour tant mois voz en doit chaloir. 1233»

La gravure nous montre le clerc en train de s’exécuter, il lève le pied et se touche le genou, comme s’il tentait d’imiter les morts ; la reine, quant à elle, nous confie que « ceste danse m’est bien nouvelle 1234», ce qui sous-entend a-priori qu’elle essaie de reproduire le mouvement que lui montre son compagnon.

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’Dame, à vous sans retollir’. Machaut, Le Remède de Fortune.Bibliothèque Nationale de paris.

Enfin, si l’on compare les fresques des danses aux miniatures représentant les danses nobles, le connétable ou le ménestrel de la danse de la Ferté-Loupière, le damoiseau ou le paysan de la Chaise-Dieu lèvent tout autant les pieds que les danseurs du Remède de Fortune ! Il est très difficile de dire, du fait de l’aspect hiératique de la basse danse, si les personnages sont réellement en mouvement.

« Les historiens de la danse s’accordent pour constater qu’iconographiquement et culturellement la danse à la fin du moyen âge était perçue sous une double lumière. En effet, on distinguait d’une part les danses paysannes ou populaires, d’autre part les danses nobles. Celles-ci, les basses-danses, étaient caractérisées par une esthétique linéaire : on recherchait la ligne longue et souple, on rejetait tout mouvement qui contreviendrait à la retenue raffinée des participants. La danse paysanne, par contre, supposait un certain défoulement : on recherchait une certaine angularité, et les danses, plus vives et plus grossières, étaient surtout sautées au lieu d’être marchées mesurément. S’agissant de danses célestes ou diaboliques, c’est ainsi que bien souvent les artistes font ressentir le contraste : dans un psautier rémois du douzième siècle, par exemple, la danse bénie, au son de la harpe, est caractérisée par la retenue, la danse diabolique par des mouvements lubriques, jongleuresques. 1235 Nous pouvons ainsi supposer que les vivants adoptent le style des basses-danses, parce qu’en présence de la mort ils ont sans doute peur de danser des caroles ou des branles qui sont condamnés par l’Eglise à cause de leur caractère « diabolique » ; de plus, du fait de l’opposition entre les basses-danses et les danses populaires, la chorégraphie offre un moyen supplémentaire pour résister à la mort, pour montrer qu’elle ne les a pas encore vaincus ; inversement, les morts se laissent aller à faire des sauts et des contorsions comme les vivants en faisaient lorsqu’ils se pensaient invulnérables1236, pour annoncer à leurs hôtes qu’ils risquent de les suivre en Enfer. Deux questions se posent alors : comment s’expliquer que le paysan adopte un danse qui n’est pas

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Fin de la ’danse macabre des Saint Innocents’.Edition de Guyot Marchant (1485).

celle de sa classe ? Comment justifier que les clercs et les laïcs participent ensemble à une danse ?

L’aspect dansé du défilé macabre est indubitable et les morts musiciens ainsi que certains propos que nous avons relevés sont là pour nous le rappeler, peut-être faut-il voir là un nouvel indice tendant à montrer l’égalité entre les hommes ... Nous verrons que le mélange des instruments confirme l’hypothèse selon laquelle deux types de danse se rencontrent.

Notes
1217.

ANONYME, La danse macabre française, édition de Guyot Marchant de 1486, op. cit., p. 150.

1218.

Ibid., p. 149.

1219.

Ibid., p. 157.

1220.

Ibid., p. 160.

1221.

Ibid., p. 162.

1222.

MEGNIEN P., La Danse Macabre de La Ferté-Loupière, Auxerre : 1991, p. 28.

1223.

MALE E., op. cit., p. 367-368.

1224.

(Voir Partie I, chapitre 1, II.1.)

1225.

PRUDHOMMEAU G., op. cit., p. 195.

1226.

ANONYME, La danse macabre française, édition de Guyot Marchant de 1486, op. cit., p. 157.

1227.

KASTNER G., op. cit., pp. 164-165.

1228.

ANONYME, La danse macabre française, édition de Guyot Marchant de 1486, op. cit, p. 147.

1229.

WILKINS N., op. cit., p. 68.

1230.

LOUIS M.L.A., op. cit., p. 157.

1231.

WILKINS N., op. cit., p. 68.

« ... Et vous dansez souvent et menez folle danse

Et faites autres maux avec grande sécurité...

Et puis vous danseriez en la terrible danse

Laquelle s’appelle justement perpétuelle crémation... »

1232.

C’est le seul personnage à qui le mort s’adresse deux fois.

1233.

ANONYME, La danse macabre française, édition de Guyot Marchant de 1486, op. cit., pp. 161-162.

1234.

AUVERGNE M. d’, op. cit., p. 266.

1235.

TAYLOR J.H.M., « Que signifiait danse au quinzième siècle? Danser la Danse macabré », op. cit., p. 265.

1236.

Malgré tous les avertissements de l’Eglise, danser était « une des principales distractions à tous les niveaux de la société, paysanne ou courtoise. Même les clercs ou les moines, semble-t-il, cédaient souvent à la tentation de participer aux danses profanes. Un poème moralisant breton met en garde les femmes :

« Quels horribles péchés elles font

De hanter moines, quels qu’ils soyent,

Pour trihori danser en rond... » »

WILKINS N., op. cit., p. 60.