I.3. Des danses médiévales aux danses sabbatiques.

Lorsque l’on sait combien la danse fut combattue par l’Eglise comme acte satanique, il est assez facile de voir quels liens pouvaient la rattacher au sabbat.

I.3.1. La danse : un passage vers l’Enfer.

La danse a longtemps été considérée comme l’oeuvre du démon : « Aucun Chrétien ne participera, ni pendant l’assemblée liturgique, ni chez lui, ni dans la rue, ni dans aucun autre lieu, à des danses, des sauteries, des plaisanteries ou tout autres jeux diaboliques. 1237» Ces instructions, attribuée à Saint Pirmin ( 753), associent la danse aux pratiques sataniques. La danse était perçue comme une contrainte, nombreux sont ceux qui abusèrent de celles-ci et profanèrent les lieux du culte1238. La danse devint alors châtiment, les personnes atteintes de maladies provoquant une agitation incontrôlée des membres du corps, qui se croyaient possédées, recherchaient la protection des lieux sacrés. Ce sont en fait les débordement liés à la danse qui étaient condamnés, ces derniers, qui rappelaient les cultes païens, provoquaient une perte de contrôle du corps que la religion chrétienne ne pouvait tolérer et multiples furent les propos de l’église qui visèrent à réfréner l’ardeur chorégraphique du peuple1239. « Cette manière de mouvoir le corps en suivant un rythme musical plus ou moins rapide a souvent été dénoncée comme dangereuse et capable de mener à la damnation les personnes de sexe opposé qui s’y adonnent : « la danse est la compagne inséparable de la luxure », écrit Saint-Ambroise. « Partout où l’on danse lascivement, le diable se trouve », ajoute Saint-Chrysostome ». 1240»

Les danses macabres illustrent parfois très clairement cette notion de danse malsaine. Nous avons déjà montré que les vivants étaient forcés d’entrer dans la ronde et qu’ils n’appréciaient guère la chorégraphie désordonnée que les morts tentaient de leur imposer. En fait, une partie des danseurs va nécessairement vers l’Enfer, et cet élément a été trop peu souligné dans l’étude des danses, sans doute parce qu’il n’apparaît pas de manière très évidente.

Tout d’abord, la chaîne se dirige vers la gauche, et non vers la droite comme cela est le cas dans la danse la plus répandue au moyen âge, la carole.

Le côté gauche peut indiquer tout simplement la mort ; dans la plupart de nos fresques, « les vivants, mornes et résignés, se laissent conduire par des visions d’outre-tombe vers le but facile à deviner, et qui était aussi représenté à Bâle : l’ossuaire où les crânes et les os sont amoncelés, comme cela se voit encore dans les petits cimetières de Basse-Bretagne serrés à l’ombre du vieux clocher 1241».

Associé aux autres éléments de la danse, le saut, la farandole et la recherche de la forme circulaire, il devient le signe de la damnation... c’est du moins ce qu’annoncent les prêcheurs dominicains dans leurs sermons. « Au XIIIe siècle, Jacques de Vitry, dans un sermon, observe que les femmes qui conduisent les danses portent au cou la clochette du Diable qui les suit des yeux. Selon lui, la danse est un cercle dont le centre est le Diable : « chorea enim circulus est, cuius centrum est diabolus... » On tournait, dans la ronde, toujours vers la gauche (in sinistrum), disait-on, vers l’Enfer, ce qui prouvait que la danse était diabolique. Plus haut on saute en dansant, plus bas on descendra en Enfer ; plus on prend plaisir au son des instruments, plus on devra gémir après. Se tenir par la main et par le bras, c’est former la chaîne qui permet au Diable d’entraîner les danseurs vers l’abîme ; plus on se fait beau pour danser, plus un jour on sera laid et noir, comme les démons - voilà l’avertissement donné par un autre Dominicain, Johannes Herolt. 1242»

Le maître qui est au bout de la première danse macabre éditée par Guyot Marchant avertissait déjà le spectateur que le chemin emprunté par la mort et par ceux qu’elle conduisait se divisait en deux :

« Pour ce, vous qui veez l’istoire,
Retenez la bien en mémoire,
Ca homme et femme elle amoneste
D’avoir de paradis la gloire.
Eureux est qui es cieulx fait feste.
Bon y fait penser soir et main,
Le penser en est profitable (...).
Mais aucuns sont a qui n’en chault
Comme si ne fust paradis
N’enfer. Helas, ils auront chault ! 1243»

La rime sur le mot « chault », qui fait correspondre le verbe et l’adjectif, sous le couvert de l’ironie, dévoile clairement les supplices qui attendent ceux qui font fi des préceptes de l’Eglise et qui ne se soucient pas de régler leur vie selon ses commandements. « Les textes sont moralisants, pour montrer que seuls ceux qui auront mené une vie exemplaire sur Terre trouveront le chemin du Paradis ; pour les autres, probablement la majorité, pécheurs, l’Enfer est inévitablement leur destination. Au portail de toutes les grandes églises et cathédrales, la procession des damnés entraînés en Enfer par des démons, rappelait à tous, le sort certain de ceux qui n’obéissent pas aux lois divines. De la procession à la danse il n’y avait qu’un petit pas. Les résonances de l’art roman étaient si fortes que la figure de la Mort devait être comprise, sinon comme le Diable lui-même, du moins comme une forme alliée à lui.1244»

Le texte de la danse macabre de Berne explicite ce rapprochement qui était déjà sous-entendu dans le Mors de la pomme. Dans celui-ci, la mort - et donc le « mal » absolu pour l’homme - , apparaît après que le serpent, l’envoyé de Satan, prononce ces paroles :

« Par l’envie que j’ay sur homme
J’ay tant fait que par mon malice
A Eve ay fait mengier la pomme
Dont ne puet que grant mal n’en ysse. 1245»

Les premiers vers de la danse de Berne expliquent l’origine de la mort en passant sous silence l’épisode de la tentation puisque le plus important était que par l’intermédiaire de la parole du serpent auprès de la première femme, Satan, et non Dieu - ce qui signifie que le diable devinait les intentions du Créateur -, a créé la mort. C’est du moins ce que laisse sous entendre l’ellipse :

« De la langue venimeuse du diable
La mort a son origine première. 1246»

La mort est née grâce à la victoire de Satan qui a montré à Dieu que ses créatures pouvaient aisément céder aux tentations, quitte à enfreindre ses commandements et à engendrer sa colère. La mort devient une des facettes du diable. La comparaison entre les évocations de décomposition et de pourriture, caractéristiques de l’art funéraire du XVe et du XVIe siècle et illustrées par l’histoire des Trois morts et des trois vifs, et les scènes de torture et de supplice en Enfer, si répandues dans les représentations du Jour du Jugement, ne pouvaient que renforcer ces liens supposés. Le message de la danse macabre dit que nous sommes tous égaux devant le Jugement du Seigneur ; rang et possession n’y comptent pour rien. Le texte de l’édition de Guyot Marchant de 1486 concrétise la menace sous-jacente dans le Mors de la pomme, lors de leur mort, les spectateurs seront menés vers l’Enfer ou le Paradis :

« Devant qu’il soient cent ans passés,
Tous les vivants comme tu dis
De ce monde seront passés
En enfer ou en paradis, 
Mon compagnon. Mais, je te dis,
Peu de gent sont qui aient cure
Des trépassés ne de noz dis.
Le fait deulx git en adventure.1247»

Paradoxalement, cet abandon du religieux naît de la hantise de la mort qui atteint parfois un tel degré qu’elle engendre la peur et le dégoût de la vie. « Horrifiés par l’affreux spectacle de l’agonie du corps et de sa décomposition putride, affolés par le pessimisme spirituel et par la perspective presque inéluctable des tourments infernaux qui attendent l’âme, les esprits oublient Dieu. 1248» Le texte en latin placé dans la danse au-dessus du roi mort met en garde contre cet oubli de Dieu, mais, par sa langue, il ne pouvait s’adresser qu’aux érudits et reflète sans doute le contenu des sermons des prédicateurs :

‘« Motales dominus cunctos in luce creavit ut capiunt meritis gaudia summa poti. Felix ille quis qui mentem vigil et illuc dirigit atque vigil noxia queque cavet. Nec tamen infelix sceleris quem penitet actu quique fama facinus plangere sepe solet. Sed vivunt homines tanquam mors nulla sequatur et velut infernos fabula vana foret, cum doceat sensus viventes morte resolvi atque Herebi penas pagina sacra probet. Quas qui non metuit infelix prorsus et amens vivit. Et extinctus sentiet ille rogum. Sic igitur cuncti sapientes vivere certent ut metui inferni sit metuenda palus. 1249»’

L’Enfer est partout, et, afin de le rendre visible pour tous, il fut peint sur les murs des églises. « On peut rapprocher la danse du squelette de certaines danses de démons figurées dans les églises ou représentées dans les Mystères. C’est compréhensible, la Mort était assez souvent assimilée à l’Esprit du Mal : les squelettes figurent parmi les représentations infernales. 1250» Dans la petite chapelle de Saint-Sébastien, près du Faouët, en Bretagne, un petit diable tenant un registre où sont certainement inscrits les noms des danseurs, ouvre la danse des hommes et des femmes. A Kernascleden, « au-dessus de la danse macabre dont elle est en quelque sorte l’aboutissement se trouve une représentation fantaisiste de l’enfer où l’auteur a laissé libre cours à une imagination naïve pour représenter les divers supplices des damnés 1251». A Pinzolo, à l’extrême droite de la danse macabre « se tient le Diable, non loin de la Mort, sur un cheval ailé et qui tire ses flèches meurtrières. Arraisonné par Saint Michel, le Diable ou bien un « horrible démon », lui-même muni d’ailes de chauve-souris, proclame :

« Io seguiti la morte con questo
Mi quaderno, donde à schrito
Li mali oprator che meno al inferno. »

Effectivement, il tient un grand livre, où l’on peut lire les noms des péchés mortels : Superbia ; Avaritia ; Luxuria ; Ira ; Gula ; Invidia ; Accidia 1252». Le peuple juif, qui a commis le pire des péchés puisqu’il a « renié le christianisme » ne pourra connaître que l’Enfer, c’est du moins ce qu’annonce la danse macabre de Berne, violemment antisémite :

Réponse des Juifs à la Mort
« Oh que nous avons été trompés,
Les rabbins nous ont menti en tout,
Ils nous ont donné beaucoup de fausses lois ;
La mort maintenant nous conduit en enfer. 1253»

Enfin, un des personnages récurrents de la procession macabre, le ménestrel, est assuré de ne pas connaître le Paradis. Sa seule présence suffit à prouver que les danseurs ne vont pas tous vers la même mort. « Au moyen âge, les jongleurs et les ménestrels étaient considérés comme étant les « ministres de Satan », favorisant les oeuvres du démon. Selon Alcuin, les personnes qui introduisent dans leur maison des acteurs, des mimes ou des danseurs, ne comprennent pas qu’ils admettent chez eux une foule de diables. Les ménestrels, au ban de l’église, taxés d’infamie par Charlemagne, étaient « ceux qui inculquent le vice dans les âmes par les oreilles et par les yeux ». Au XIIe siècle, Henri d’Autun pose la question : « un jongleur, peut-il espérer atteindre la vie éternelle ? » ; et donne la réponse : « certainement non, car ils sont tous les ministres du Diable ». 1254»

Notes
1237.

PASTORI J.P., op. cit., p. 44.

1238.

(Voir partie I, chapitre 1, II.2.)

1239.

(Voir partie I, chapitre 2, II.2.1.)

1240.

VILLENEUVE R., op. cit., article « danse », p. 95.

1241.

MASSERON A., op. cit., p. 535.

1242.

WILKINS N., op. cit., p. 61.

1243.

ANONYME, La danse macabre française, édition de Guyot Marchant de 1486, op. cit., pp. 164-165.

1244.

WILKINS N., op. cit., p. 54.

1245.

ANONYME, op. cit., p. 228.

1246.

ANONYME, La Danse macabre de Berne,  UTZINGER Hélène et Bertrand, Itinéraires des Danses macabres, Mayenne : éditions J.M. Garnier, 1996, p. 293.

1247.

ANONYME, La danse macabre française, édition de Guyot Marchant de 1486, p. 144.

1248.

SURDEL A., op. cit., p. 13.

1249.

ANONYME, La Danse Macabre des Saints Innocents, op. cit., p. 31.

«  Le Seigneur a fait naître tous les mortels à la lumière pour qu’ils obtiennent selon leurs mérites les joies les plus considérables. Heureux celui qui, vigilant, dirige son esprit vers ce but et qui, vigilant, redoute chaque faute. Mais heureux aussi celui qui se repent en acte de son crime et n’a de cesse, d’après la rumeur publique, de pleurer ses méfaits. Mais les hommes vivent comme si la mort n’advenait pas et comme si une vaine fable ouvrait la porte des Enfers, alors que les vivants se désagrègent dans la mort, et que les textes sacrés attestent des châtiments de l’Erèbe. Celui qui ne le craint pas vit dans le plus grand malheur et comme privé de raison, et à sa mort il sentira le bûcher. Ainsi donc, que tous s’efforcent de vivre en sages, afin que ce soit la peur de l’Enfer qui fasse craindre l’eau du Styx. »

1250.

PRUDHOMMEAU G., op. cit., pp. 195-196.

1251.

LOUIS M.L.A., op. cit., p. 152.

1252.

« Je suis la Mort avec ce

registre, où sont inscrits

Les malfaiteurs que je mène en Enfer ».

WILKINS N., op. cit., p. 56.

1253.

UTZINGER Hélène et Bertrand, Itinéraires des Danses macabres, Mayenne : éditions J.M. Garnier, 1996, p. 300.

1254.

WILKINS N., op. cit., p. 17.