I.3.2 De la danse d’Holbein aux danses modernes.

Dans quelques textes, sur certaines fresques, la vision de l’Enfer se présentait assez clairement aux yeux des spectateurs : dans la majorité des oeuvres, elle était sous-entendue par la présence du ménestrel, de la chaîne dansée et par l’agitation désordonnée des squelettes.

Holbein, en renouvelant le thème par l’introduction de saynètes, évolution qui suivait l’arrivée du couple dans les danses, a du même coup brisé la chaîne dansée et par là même, une des marques de l’Enfer s’est effacée. Nous trouvons l’assemblée des morts musiciens, mais elle n’ouvre plus la danse, les premières gravures sont consacrées aux épisodes de la Genèse. Pourtant, il nous arrive parfois de découvrir le diable dissimulé dans certaines gravures. Juché sur le dos de l’usurier, un petit diablotin manie un soufflet, est-il en train d’aspirer l’âme de celui que la mort vient de rencontrer 1255? Dans une autre gravure, la mort et le diable se disputent la personne du joueur, la mort attrape le personnage par le cou, comme pour l’étrangler, alors que le diable lui arrache les cheveux ; le diable, la bouche ouverte, la main crispée et prête à griffer semble prêt à défendre chèrement son bien alors qu’un deuxième joueur tend sa main vers lui. Le commentaire de la gravure est sans équivoque :

« Que vault à l’homme, tout le monde
Gaigner d’hazard, et chance experte,
S’il reçoit de sa vie immonde
Par mort, irreparable perte ? 1256»
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Hans Holbein, ’La mort et le joueur’, Icones Mortis.Gravure n°41. Gravée sur pierre par Joseph Schlotthauer.Basileae : Gaspar Trechsel Fratres, 1554.

Le diable est absent des autres scènes, ce qui tendrait à montrer que le Mal est en perte de vitesse. Les oeuvres qui se sont inspirées de ces simulacres ont ignoré ces deux interventions diaboliques. Ludwig Bechstein, qui est resté le plus près de l’oeuvre première, s’est servi de ce personnage pour figurer la conscience du joueur, partagée entre l’appel du malin et les paroles de l’ange, qui rappellent au soldat qu’il est en train de jouer toute sa solde alors qu’à la maison ses enfants n’ont pas de quoi manger :

« Und ein Engel steht, ihn verklagend,
Vor des ewigen Richters Thron.
Und der Verzweiflung Drachengebild
Tritt ihm näher aud packt ihn wild.

Und der Pilger spricht su der furchtbaren Macht :

« Et ist mein ! » drauf umhüllt ihn ewige Nacht. 1257»

Nous ne rencontrons pas de diable dans les caricatures d’Auguste Hoyau et Ferdinand Barth lui accorde une place minuscule : un petit diablotin s’est en effet glissé dans la lettrine du commentaire qui accompagne le dessin du suicidé ; chevauchant le revolver, il s’agrippe à la gâchette. La damnation n’est plus réservée qu’à des catégories marginales : joueur, avare et suicidé. La figuration de l’Enfer disparaît donc des danses lorsque celles-ci nous présentent le couple formé par le vivant et par la mort. Le diable fait enfin une timide apparition dans la danse macabre de Mac Orlan qui nous rappelle que le maître des ténèbres ne connut jamais de supplices et qui ajoute, « il passe impunément à travers cette danse macabre qui s’associe à l’atmosphère de 1926 1258» ; quant à Verlaine, il fédère peut-être la mort et le démon puisque cette dernière monte « un dragon 1259». Toutes ces allusions passent presque inaperçues et gomment complètement l’image de l’Enfer, ce n’est donc pas dans le traditionnel défilé plus ou moins statique des personnages ou des abstractions qu’il va falloir le chercher. Rejoignant les premières mises en garde de l’Eglise, l’Enfer va s’éveiller de la danse.

En dehors de la danse de Bar-sur-Loup, les fresques ou sculptures des danses nous présentaient une farandole qui oscillait entre le défilé et la danse. La confusion entre la danse réservée des vivants et celle beaucoup plus agitée des morts va ouvrir les portes de l’Enfer.

Anatole France, s’inspirant d’une fresque médiévale, ne faisait déjà plus la distinction entre les membres du couple fatal qui adoptent la même chorégraphie,

« Sous les pas des danseurs on voit l’Enfer béant,
Le branle d’un squelette et d’un vif sur un gouffre. 1260»

cette danse effrénée mène à la damnation mais chacun suit la mort avec confiance car tous savent qu’un jour « la chair d’Adam sera reprise aux vers 1261». Le type de danse ne permet même plus de distinguer les catégories sociales des danseurs,

« L’irrésistible sarabande
Met en branle le genre humain. 1262»
... tous se laissent aller à des rythmes endiablés,
« Ducs, barons, chambellans, sénéchaux et vidames
Tourbillonnaient avec les derniers des manants.
Les femmes de roture et les plus nobles dames
S’esbaudissaient ensemble en des bonds surprenants. 1263»

La danse diabolique des hommes assoiffés par l’or que déverse le juif errant ne se distingue en rien de cette première danse macabre que l’auteur attribuait à Holbein1264. « Le branle aux bonds extravagants 1265» de la danse médiévale fait écho au « branle » qui agite les « danseurs frénétiques » du XIXe siècle. Une « assemblée innombrable et sardanapalesque / Se démenant à corps perdus » forme une « sarabande aux énormes volutes 1266», « Tournoyante Babel de têtes et de bras, / De torses convulsifs, de jarrets en délire 1267». Tous ces hommes ont « cessé de vivre 1268» et ne dansent plus comme autrefois au son des instruments, ils suivent le tintement de l’or. Les vivants ont quitté leur tenue hiératique pour imiter la danse des morts.

Apollinaire va encore pousser plus loin le processus en créant un espace commun aux morts et aux vivants. Dans La maison des morts, comme par enchantement, les morts reprennent leur ancienne apparence,

« Tous étaient si gais
Si charmants, si bien portants
Que bien malin qui aurait pu
Distinguer les morts des vivants »

L’union entre les deux mondes antithétiques se concrétise dans un « bal champêtre » que l’on danse par deux,

« Plus tard dans un bal champêtre
Les couples mains sur les épaules
Dansèrent au son aigre des cithares »

La danse permet de réaliser ce que chacun pensait inconcevable, elle apporte aux « parents et amis » la possibilité de communier avec « la petite troupe des morts récents 1269».

Ce glissement de la danse des morts vers celle des vivants en appelle un autre. Les squelettes, qui étaient finalement les seuls enclins à danser, vont désormais danser seuls, et vont prendre pour modèle les danses des vivants et les rondes sabbatiques.

Le mouvement des danseurs est tout d’abord léger, « Zig et Zig et Zig, chacun se trémousse 1270», « danse et tourniquète ». Les squelettes s’appliquent pour suivre les pas indiqués par le maître à danser, « chacun gesticule, / Avance et recule 1271», « les morts dansaient tous d’un pas égal, animé1272 » ; les amoureux se laissent bercer par la musique, « Langoureusement enlacés / Les couples sans rien voir tournoient 1273». Seul le bruit des maigres armatures trahit les morts « dont chaque os cliquette 1274». Les rimes « squelette », « cliquette », « tourniquète », « claquette », par l’allitération en [εt] imitent le claquement sec que font les os lorsqu’ils s’entrechoquent mais indiquent aussi , par leur sonorité ouverte, [ε], la gaieté qui jaillit de la danse. Mais le léger cliquetis se transforme bientôt en un bruit plus sourd, « On entend claquer les os des danseurs 1275». Ce son naît des mouvements brusques des squelettes, «Ils sont tous là, carillons d’os, / Qui se cognent du ventre et se poussent du dos 1276» ; puis, le rythme donne de l’ampleur à la danse, « la folle troupe tourbillonnait 1277». La « ronde fantasque » perd rapidement le contrôle de ses mouvements, « Un grand qui gigote / Brandit sa marotte », « Un autre le rosse 1278» et « les couples fous » « piétinent leurs tombes » ; la ronde se transforme en un branle diabolique : « Leur sauterie est comme un sacrilège / Bondi, hors de la terre et de la neige 1279». Le désordre des mouvements s’accompagne de cris et de hurlements, « tous dansent, / Tous hurlent, hymne abominable, hurlent en choeur 1280», « tout cela allait en rond et se perdait dans un tourbillon sans limites 1281». Les danseurs sont enveloppés dans une spirale sans fin qui tourbillonne de plus en plus vite. « Cette dernière image de la spirale transforme l’image médiévale en un cliché romantique récurrent, particulièrement apprécié de Baudelaire, Gautier, Hugo, pour ne nommer que les plus grands. Le mouvement giratoire est celui de la valse, image de la passion vertigineuse qui entraîne les danseurs vers leur perte. 1282» On la retrouve également chez Verhaeren où le tournoiement des flocons de neige qui se mêle à celui des morts produit un effet cinétique et stroboscopique,

« Les flocons blancs tombent si forts
Que leur danse, dans les ténèbres,
Se mêle immensément à la danse des morts,
Et multiplie à l’infini
Le branle fou des kermesses funèbres. 1283»

Les morts sont alors aspirés vers le néant,

« Les morts dansaient et la longue file de squelettes tournait et tourbillonnait en une immense spirale qui montait jusqu’aux hauteurs les plus hautes et descendait jusqu’aux abîmes les plus profonds .1284»

Et leur chute les entraîne dans le « gouffre 1285» de l’Enfer.

« Tout gémit, tout craque,
Dans l’antre d’Eaque. 1286»

Au milieu du choeur des jeunes filles « bondissent sept sorcières », l’une « joue à la boule avec sa tête et danse » ; et, tout en chantant « le joli Mai », les jeunes filles imitent leurs sauts :

« Trois à trois, deux à deux, trois à trois, une à une
Jeunes filles brunes,
Jeunes filles blondes,
Bondissent en rondes :
- Voici le mois de Mai, istra, istra, istra-la-la,
Voici le mois de Mai, faut marier vos filles ! 1287»

Les danses des revenants rejoignent ainsi les danses des sorcières autour des gibets :

« A l’angle d’un taillis, surgit un gibet noir
Soutenant un pendu ; d’effroyables sorcières
Dansent autour (...). 1288»

Néanmoins, les pendus ne sont pas animés par leurs propres mouvements. Le vent les pousse dans ses « tourbillons éperdus » et « palpitants encore » ils dansent et « voltigent » « dans les feux de l’aurore 1289». Sur la plaine, « secoués par le bec avide des corneilles », ils dansent « dans l’air noir des gigues non pareilles 1290». Et pour les faire participer à son « bal », « Messire Belzébuth » « tire par la cravate / Ses petits pantins noirs » et « Les fait danser, danser aux sons d’un vieux Noël ! 1291».

Les morts des danses « contemporaines », comme ceux des danses médiévales, peuvent donc se lever et jouir en toute liberté de leurs mouvements, contrairement aux pendus qui n’appartiennent pas encore réellement au monde des morts. Les écrivains, en associant ce thème avec celui du sabbat, également à la mode au début du XIXe siècle, ont réactualisé l’aspect satanique contenu dans les danses macabres. La danse des squelettes est une danse «savaige », une danse infernale, c’est pourquoi le roi refusait de se joindre au cortège de la mort. La danse macabre, comme la danse du sabbat, a été remise au goût du jour par les romantiques et nous avons vu comment Berlioz, dans la Symphonie fantastique, mélangeait les deux thèmes. Les écrivains, puisant dans les différentes légendes, ont créé un nouveau type de danse macabre dans laquelle les morts se livrent à des rondes infernales. Ils ont également exploité les différentes variations offertes par les instruments qui accompagnent les danses.

Notes
1255.

HOLBEIN H., Icones Mortis, op. cit., gravure n° 20, p. 219.

1256.

Ibid., gravure n° 41, p. 240.

1257.

Op. cit., « Die Spieler », p. 170.

« Un ange accusateur se tient

Devant le trône du Juge éternel.

Le spectre du dragon du désespoir

S’approche de lui et le saisit sauvagement.
Et le pèlerin s’adresse à la terrible Puissance :

« C’est à moi ! » Et la nuit éternelle l’environne alors. »

1258.

Op. cit., « Le dieu vivant », p. 60.

1259.

« La mort », op. cit., p. 11.

1260.

Op. cit., p. 109.

1261.

Ibid., p. 112.

1262.

GAUTIER T., « Bûchers et tombeaux », op. cit., p. 112.

1263.

DUCOS DU HAURON A. , op. cit., p. 3.

1264.

C’est peut-être la danse macabre de Bâle qui servit de support au poète, de même qu’elle dut inspirer A. France qui nous parle de l’aveugle dont la Mort, « en discrète personne, / Coupe tout doucement la corde de son chien ». Op. cit., p. 111. Ce détail appartient à la fresque de Bâle qui fut parfois attribuée à Holbein.. La description, dans les deux poèmes, d’une farandole est contraire à l’esprit des Simulacres de la mort gravés par Holbein.

1265.

DUCOS DU HAURON A. , op. cit., p. 8.

1266.

Ibid., p. 30.

1267.

Ibid., p. 28.

1268.

Ibid., p. 48.

1269.

Op. cit., p. 41.

1270.

CAZALIS H., op. cit.

1271.

NORMAND U., op. cit., p. 11.

1272.

FLAUBERT G., op. cit., p. 174.

1273.

FAGUS, op. cit., p. 45.

1274.

NORMAND U., op. cit., p. 11.

1275.

CAZALIS H., op. cit. .

1276.

VERHAEREN E., op. cit., p. 213.

1277.

NERVAL G. de, « La danse des morts », op. cit., p. 350.

1278.

NORMAND U., op. cit., p. 11.

1279.

VERHAEREN E., op. cit., p. 213.

1280.

FAGUS, op. cit., p. 13.

1281.

FLAUBERT G., op. cit., p. 174.

1282.

BARGUES ROLLINS Yvonne, Le pas de Flaubert : une danse macabre, op. cit., p. 56.

1283.

Op. cit., p. 214.

1284.

FLAUBERT G., op. cit., p. 173.

1285.

GAUTIER T., « Cauchemar », op. cit., p. 24.

1286.

NORMAND U., op. cit., p. 12.

1287.

FAGUS, op. cit., pp. 34-35.

1288.

GAUTIER T., « Cauchemar », op. cit., p. 24.

1289.

BANVILLE T. de., op. cit., p. 52.

1290.

VERLAINE P., « Effet de nuit », op. cit., p. 67.

1291.

RIMBAUD A., op. cit. , pp. 31-32.