II.2.1. Les danses médiévales.

Le personnage du mort musicien était a priori absent de la fresque des Innocents, des manuscrits de Saint-Victor et de la première édition de Guyot Marchant. On le rencontre pour la première fois dans une fresque française à la Chaise-Dieu et c’est d’ailleurs la présence de ce personnage ainsi que de celle du prédicateur qui laisse supposer l’existence d’un original différent de celui du cimetière parisien. « En 1841, on voyait encore assez distinctement certaines figures que le dessinateur [Jubinal] a reproduites : c’était un prédicateur en chaire, et, assis au pied de la chaire, un personnage à moitié effacé qui semblait jouer d’un instrument. Or, quand on étudie les danses macabres de l’Europe du Nord, celle de Berlin, celle de Reval, on y remarque les mêmes personnages. On reconnaît que le musicien assis au pied de la chaire est un mort qui joue de la cornemuse : sa musique rythme la danse. 1332» A Kernascleden, un prédicateur à barbe blanche parle sur la mort. « Au pied de la chaire, la Mort représentée par un cadavre, assis ou accroupi, sonne de la trompette d’un air joyeux et sardonique, pour appeler tous les mortels à cette danse. 1333»

Comment s’expliquer l’intervention d’un musicien dans un sermon organisé par un prédicateur qui généralement combattait les ménestrels ? Le peintre de Strasbourg avait sans doute saisi ce paradoxe puisque le personnage du musicien disparaît. Néanmoins, le premier tableau représente, comme dans les fresque que l’on vient d’évoquer, « le Sermon du dominicain, prêchant aux fidèles la nécessité du « bien vivre et du bien mourir » pour éviter la damnation éternelle 1334». De plus, lorsque l’on examine la fresque de Berlin, l’on s’aperçoit que le personnage assis au pied de la chaire n’est pas un ménestrel mais un diablotin, ce qui ne fait qu’imager les traditionnelles mises en garde de l’Eglise prononcées à l’encontre de cette profession. Enfin, dans les danses de Lübeck, Berlin et Reval, le musicien joue de la cornemuse, or cet instrument « est très souvent associé au Diable et à la Mort dans les manuscrits médiévaux, dans les fresques de la danse macabre, et dans les tableaux hallucinants de Bosch », ce qui explique sans doute pourquoi « au XIIIe siècle, Berthold von Regensburg, dans un sermon, appelle les ménestrels « les cornemuses du Diable » 1335».

La trompette, quant à elle, est porteuse d’une double signification, elle annonce le Jugement Dernier et préfigure la damnation. « Selon la Règle des Anchorètes du XIIIe siècle, les orgueilleux sont les trompettistes du Diable : ils remplissent leurs poumons de l’haleine de Vaine Gloire et ensuite, comme des trompettistes, la laissent échapper en des vantardises creuses, faisant beaucoup de bruit pour se glorifier eux-mêmes ; ils feraient mieux de penser aux trompettes de Dieu, qui sonneront de façon terrifiante aux quatre coins du monde, quand viendra le Jour du Jugement. 1336»

A mon avis, la présence de ce personnage ne fait qu’illustrer les propos du prédicateur, il est à lui seul une figuration de l’Enfer, de par l’instrument qu’il joue - cornemuse ou trompette - et de par sa réputation.

Lorsque les danses étaient destinées à l’impression, le nombre des musiciens se multiplie, le prédicateur fait place à l’auteur. L’orchestre, situé  en tête de la danse macabre éditée par Guyot Marchant en 1486, et que l’on retrouvera dans la danse des femmes 1337, se compose de quatre musiciens : celui de gauche tient une cornemuse, son voisin joue d’un petit orgue portatif, le troisième porte une harpe et le dernier joue de la flûte en s’accompagnant du tambourin1338. Ce quatrième personnage disparaît, sans doute faute de place, de la fresque de la Ferté-Loupière qui reprend avec fidélité les éditions de Paris et de Troyes de la danse de Guyot Marchant gravée par Le Rouge. Nous pouvons nous étonner de ce passage de un à plusieurs musiciens.

Ces personnages, ainsi que nous le suggèrent les illustrations du manuscrit de la Bibliothèque nationale, étaient sans doute les acteurs qui ouvraient la pièce de la danse macabre. La présence d’un décor placé derrière les deux couples de squelettes musiciens1339 tend à prouver cette hypothèse. La Totentanz mit Figuren, éditée par Henri Knoblochtzer à la fin du XVe siècle corrobore l’idée d’une mise en scène. Les quatre musiciens ouvrent la danse par un concert d’instruments à vent1340, ils se « tiennent sur une sorte d’estrade ou de théâtre couvert. Trois d’entre eux sont assis sur un banc placé au milieu de cette estrade. Au bas de la gravure se montrent jusqu’à mi-corps trois danseurs squelettes, qui paraissent fort animés par les sons qu’ils entendent 1341». La scène suivante se déroule dans l’ossuaire, trois morts gesticulent devant un cercueil ouvert, dans celui-ci, un mort commence à se lever ; au devant de la scène, trois autres squelettes, dont l’un bat du tambour avec un os, dansent gaiement. Le défilé traditionnel commence alors, mais ici, chaque mort est accompagné d’un instrument de musique.

Nous pouvons donc affirmer que les musiciens qui ouvrent généralement les danses imprimées sont les membres d’un orchestre qui préludait à la représentation théâtrale de la danse. Néanmoins, pourquoi cet orchestre est-il composé de quatre musiciens ? La présence des morts1342, qui portent le nom de ménestrel dans le manuscrit de la bibliothèque nationale, est sans doute calquée sur la structure des Dits des trois morts et des trois vifs. Après l’intervention de l’ermite, trois morts prennent la parole à tour de rôle. Dans les danses, à la suite de l’auteur, quatre morts mettent le public en garde. Ce passage du trois au quatre trouve sans doute son origine dans la symbolique des chiffres et marque une fois de plus la présence du mal et de l’imperfection. « Les nombres pairs - singulièrement le deux et son double le quatre - , dans la mesure où ils sont divisibles et par conséquent corruptibles, sont le symbole du monde créé, terrestre, un monde affecté d’une sorte d’imperfection ontologique ; ils connotent facilement le mal, le péché et la mort. Les nombres impairs au contraire - et singulièrement le un et le trois -, parce qu’indivisibles et donc incorruptibles, sont symbole de pureté et de perfection ; ils connotent volontiers le bien, l’éternel et le divin. 1343» Les danses, à la suite des Dits, jouent avec le symbolisme des nombres ; les Dits nous proposaient deux groupes de trois personnages, les éditions des danses nous montrent quatre musiciens suivis de plusieurs couples.

Les fresques de Carisolo et de Pinzolo, plus tardives, semblent faire la jonction entre les deux types de danses que l’on vient de décrire. Sur la gauche, un squelette couronné et assis sur une sorte d’estrade, joue de la cornemuse, sa position et son instrument font écho aux fresques dans lesquelles l’on trouvait un prédicateur. A sa droite, nous trouvons deux autres squelettes qui sonnent du chalumeau. Associés à la cornemuse, ces instruments formaient un petit orchestre semblable à celui que nous avons rencontré dans les éditions des danses, l’estrade insistant d’ailleurs sur l’aspect théâtral de la scène. Les chiffres deux et trois se retrouvent ainsi une nouvelle fois entremêlés et traduisent le caractère ambivalent des danses qui mènent leurs protagonistes vers l’Enfer ou le Paradis.

Les orchestres des danses sont-ils semblable à ceux que l’on rencontrait à l’occasion des fêtes et des cérémonies ? A Bâle, deux musiciens1344 ouvrent la danse devant le charnier où sont empilés les ossements des morts. Les instruments dont ils se servent « faisaient partie de ceux qui, au moyen âge, formaient l’accompagnement ordinaire des danses, savoir : la flûte, le tambourin plus le chalumeau. Rapportons-nous-en sur ce point à Thoinot Arbeau : « Le tambourin, dit-il, accompagné de sa fluste longue, entres aultres instruments, estoit du temps de noz pères emploié pour ce qu’un seul joueur suffiseoit à mener des deux ensemble, et faisoient la symphonie et accordance entière, sans qu’il fust besoing de faire plus grand despence et d’avoir plusieurs austres joueurs, comme violons et semblables. Maintenant, ajoute-t-il [c’est-à-dire vers 1589], il n’est pas si petit manouvrier qui ne veuille a ses nopces avoir des hautbois et saqueboutes ». 1345» Ce commentaire laisse entendre que le tambourin et la flûte étaient très souvent accompagnés d’un instrument à archet, « violons et semblables ». A cet ensemble, s’ajoutaient des instrument à vent, « hautbois et sacqueboutes », c’est-à-dire des instruments de la même famille que le chalumeau et le trombone. Les fresques que nous avons décrites utilisaient des instruments similaires où appartenant à la même famille : chalumeau, flûte, sacqueboute, hautbois, gigue, chifonie et tambourin. L’orchestre des danses macabres était donc assez proche de celui que l’on rencontrait lors des fêtes collectives. Toutefois, la cornemuse, la harpe et l’orgue portative ne figurent pas dans cet orchestre. Non seulement leur sonorité ne s’accordait pas nécessairement avec celle des instruments que l’on vient d’énumérer, mais de plus, la harpe et la cornemuse étaient porteuses de connotations radicalement opposées. Il semblerait donc que les instruments ne soient pas uniquement présents pour leur sonorité mais qu’ils se doublent d’une valeur symbolique. Comme le montre Paul Lacroix dans sa reconstitution, les acteurs devaient entrer sur scène en jouant tour à tour de ces différents groupes d’instruments, et illustraient ainsi « les chants des anges et les cris des damnés 1346».

Notes
1332.

MALE E., op. cit., p. 374.

1333.

LOUIS M.L.A., op. cit., p. 151.

1334.

REINHARD A., op. cit., p. 30.

1335.

WILKINS N., op. cit., p. 17.

1336.

Ibid., p. 24.

1337.

Dans le manuscrit de la Danse des femmes de la Bibliothèque nationale (n°7310.3), deux gravures accompagnent les paroles des ménestrels, et non celles des morts. (Ces deux gravures ont une facture totalement différente de celle que l’on retrouvera dans les éditions suivantes. Les musiciens semblent jouer dans la pièce dallée d’une riche demeure, devant un décor de théâtre qui représente une maison fortifiée située en pleine campagne. Les momies ont des formes plus arrondies que dans les éditions suivantes de la danse des femmes. Le décor pastoral stylisé est assez proche de celui de la danse des hommes, si ce n’est que des arbres ont été ajoutés). Un mort tient une gigue, l’autre un hautbois. « Les deux autres ménestrels jouent, l’un de la flûte et du petit tambourin, l’autre de la chifonie, appelée vielle actuellement en français. On voit que les illustrations de ce manuscrit ne rappellent qu’un seul des musiciens de l’orchestre de la danse macabre imprimée, à savoir, le joueur de flûte et de tambourin. » KASTNER G., op. cit., p. 143.

1338.

Peut-être trouvait-on le même orchestre dans la danse des morts de Cherbourg. « Il n’en subsistait, à l’époque où Joachim Ménant publia sa Description des sculptures solaires de l’église de Cherbourg (1850), que le tambour d’un squelette qu’il reproduisit. » MASSERON A., op. cit., p. 528.

1339.

Dans la danse de Guyot Marchant, les quatre musiciens sont également regroupés par deux puisque l’orchestre se tient entre deux colonnes à partir desquelles partent deux arcs ; une clé de voûte sépare visuellement les deux couples.

1340.

L’un joue du trombone ou de la sacqueboute, les trois autres du hautbois, de la clarinette ou du chalumeau. Les instruments sont figurés de manière grossière et il est difficile de trancher.

1341.

KASTNER G., op. cit., p. 143.

1342.

Ces personnages étaient absents de la première édition de Guyot Marchant, leur apparition correspond à celle des musiciens.

1343.

RIBARD J., op. cit., p. 15.

1344.

Cette présence de deux morts au lieu de quatre peut surprendre mais je pense que le couple des morts, suivi du couple du vif et du mort s’oppose au groupe qui débute la danse et qui est attroupé autour du prédicateur. De plus, d’autres musiciens sont disséminés dans la fresque et jouent de divers instruments : chalumeau, vielle, flûte, violon, cornemuse. Un squelette fait même semblant de frapper sur un tambour avec des os.

1345.

KASTNER G., op. cit., p. 142.

1346.

LACROIX P., La danse macabre, op. cit., p. 181.