II.3. De la musique à la luxure.

II.3.1. Le mélange des genres.

Les premiers débordements entraînés par la musique naissent d’une orgie de sons. Dans la fresque d’Holbein, le nombre de joueurs, on en compte pas moins de neuf, semble se démultiplier à l’infini, les instruments se confondant avec les os. « Dans son orchestre d’outre-tombe il introduit plusieurs sortes d’instruments bruyants et nasillards, hautbois, trompettes, cromornes, timbales, et jusqu’à une pauvre chifonie ou lyre de mendiants (vielle), qu’il place avec malice dans les mains d’un squelette de vieille femme coiffée d’une cornette de nuit, comme pour montrer que les vieilles femmes répètent toujours la même chanson. 1396» Et les os, en s’entrechoquant, accompagnent la musique instrumentale.

Les « pantins choqués entrelacent leurs bras grêles 1397», ils se « cognent du ventre et se poussent du dos », leurs « côtes s’accrochent 1398», leurs « poitrines » se « heurtent longuement 1399», « chaque os cliquette ». « Tout gémit, tout craque 1400», les os « tour à tour / Jouent des castagnettes 1401» et nous assistons à un « carillon d’os 1402», les poitrines qui s’entrelacent sont même comparées à des « orgues noirs 1403». Les os ont ainsi leur propre tessiture et Saint-Saëns leur a trouvé un nouvel instrument, il a exploité « le son sec du xylophone » «  pour suggérer le claquement des os 1404». Le chant des instruments donne ainsi naissance, par l’intermédiaire de la danse qui enlace les corps ou les lance les uns contre les autres, au « chant des ossements » :

« Oh ! voilà qu’au milieu de la danse macabre
Bondit dans le ciel rouge un grand squelette fou
Emporté par l’élan, comme un cheval se cabre :
Et, se sentant encor la corde raide au cou,
Crispe ses petits doigts sur son fémur qui craque
Avec des cris pareils à des ricanements,
Et, comme un baladin rentre dans la baraque,
Rebondit dans le bal au chant des ossements . 1405»

Une orgie de paroles succède à celle des sons, le squelette de Berne ne sait quel air choisir pour égayer son public et il demande au ménestrel son avis au sujet de deux chansons aux titres populaires :

« Cà, quel air allons-nous jouer ?
Quoi ? La chanson du gueux ou l’air du pot qui danse ? 1406»

Cette mention des airs de danse montre que la mort puisait dans le répertoire des basses classes sociales, la danse des morts devait être ainsi semblable à celle que l’on rencontrait dans les festivités populaires. Hommes, femmes et enfants, « tous bras dessus bras dessous », fredonnent des « airs militaires » ; puis, alors que les enfants soufflent dans « leurs sifflets », les militaires chantent « des tyroliennes / En se répondant comme on le fait / Dans la montagne ». Dans le « bal champêtre », morts et vivants, chants militaires et chants enfantins cohabitent pour former une nouvelle harmonie qui n’est ni de ce monde ni de l’autre :

« Des enfants
De ce monde ou bien de l’autre
Chantaient de ces rondes
Aux paroles absurdes et lyriques
Qui sans doute sont les restes
Des plus anciens monuments poétiques
De l’humanité 1407»
‘« Les duos amoureux sont portés par une musique, par des rythmes chanteurs, pris dans la joie champêtre où l’on siffle et danse, met des tonneaux en perce, fait des ricochets sur l’eau, des trous de lac en barque, des questions à l’écho qui répond si bien « que c’était à mourir de rire ». Il y a même des notations saugrenues, comme la rencontre de deux chevau-légers, et d’autres - cette petite plume défrisée ornant le chapeau de la jeune femme amoureuse, - si humblement imprévues qu’elles éveillent un sourire attendri. Les morts ont un tel air de santé que ce ne sont pas eux mais les choses d’ici qui, par instants, paraissent fantômales. 1408»’

Mais le « branle fou des kermesses funèbres 1409» ne se repaît pas de chants innocents. Ce mélange des sons et des genres, qui devient diabolique car excessif, a fort bien été ressenti par Fagus qui en a fait une des composantes de sa danse, son poème a d’ailleurs été écrit « dans l’arrière pensée d’une glose musicale 1410». Les chansons populaires - « Nous n’irons plus au bois 1411», « Auprès de ma blonde 1412», « La rose et le lilas 1413» - se mêlent aux chants sacrés - « Sancta Maria, Dei Genitrix 1414», « Eritis sicut Dei 1415» - et aux prières, « Saint est le nom de mon Sauveur 1416» ; les paroles paillardes remplacent les mots innocents, une « bande de Cancalaises » passant avec « leurs galants » entonne une version grivoise de la « pêche aux moules » :

« - A la cueille aux moules,
Non non je veux plus aller,
Maman !
Les gars de la Hougue
Me font endéver !
Mes jupes les troussent
Jusque par-dessus mon nez,
Maman ! 1417»

Les sons désordonnés et discordants déclenchent alors de véritables bacchanales où se mêlent paroles tendres et obscènes.

Notes
1396.

KASTNER G., op. cit., p. 143.

1397.

RIMBAUD A., op. cit., p.

1398.

VERHAEREN E., op. cit., p. 213.

1399.

RIMBAUD A., op. cit., p. 31.

1400.

NORMAND U., op. cit., pp. 11-12.

1401.

FAGUS, op. cit., p. 75.

1402.

VERHAEREN E., op. cit., p. 213.

1403.

RIMBAUD A., op. cit., p. 31.

1404.

C’ est une « nouveauté à l’époque (1874), car la partition porte l’explication suivante : le xylophone est un instrument de bois et paille analogue à l’harmonica ; on le trouve chez MM. Durand et Schoenewerk, 4, place de la Madeleine ». WILKINS N., op. cit., p. 91.

1405.

RIMBAUD A., op. cit., p. 32.

1406.

Danse macabre du Grand Bâle, extrait du texte cité par KASTNER G., op. cit., p. 163.

1407.

APOLLINAIRE G., op. cit., pp. 40-42.

1408.

DURRY M.J., op. cit., tome 3, p. 121.

1409.

VERHAEREN E., op. cit., p. 214.

1410.

Op. cit., page de garde, « Au lecteur ».

1411.

Ibid., p. 19.

1412.

Ibid., p. 54.

1413.

Ibid., p. 29.

1414.

Ibid., pp. 20-23.

1415.

Ibid., p. 75.

1416.

Ibid., pp. 143-145.

1417.

Ibid., p. 28.