II.3.2. La luxure

Pour certains membres de l’Eglise, il est incontestable que la danse engendre la luxure. « Johannes Chrysostomus affirme que « là où il y a la danse se trouve le diable ». Isidore de Séville observe que « la musique allume le désir charnel. 1418» Grâce au son de ses instruments, le diable peut inspirer la danse en groupes mais il peut aussi faire danser une très belle femme qui, exerçant l’art de la séduction, enflamme de passion une assistance masculine. « De nombreuses images du moyen âge, sculptées sur des chapiteaux, peintes dans des manuscrits, montrent cette scène du ménestrel jouant souvent de la vielle à archet, et devant lui la jongleresse se courbant en arrière dans un délire de volupté. Souvent, l’instrumentiste est un démon, une créature grotesque de l’autre monde, ou bien un animal - âne, chèvre, chien, sanglier. 1419» De tels animaux représentent traditionnellement le diable et le péché.  L’histoire biblique de Salomé est une version très connue de ce scénario, envoûté par la danse érotique de la jeune fille, Hérode s’engagea par serment à lui donner ce qu’elle réclamerait. « A Venise, sur les mosaïques de la Basilique Saint-Marc, la fille d’Hérodiade exécute une danse assez macabre. Elle porte sur la tête, tout en dansant, le chef de jean Baptiste posée sur un plat. » Des musiciens sont parfois présents pour « rappeler que c’est à cause de la danse de Salomé que l’on a exécuté Jean-Baptiste 1420». Dans Le Festin d’Hérode, un personnage dont on ne peut nier que ce soit le diable, continue à jouer du violon tout en regardant avec complaisance la tête de Jean-Baptiste posée sur un plateau d’argent. Cet épisode montre bien que de la luxure à la diablerie il n’existe qu’un pas que les prédicateurs médiévaux ont allègrement franchi.

Dans les danses « contemporaines », en entendant le mot « amour », ceux qui sont morts à cause de lui se lèvent de leur tombe et se mettent à danser avec une frénésie diabolique, ce qui fait dire au ménétrier que les hommes sont « toujours fous ! »

« Amour ! amour ! ta puissance nous a couchés ici et clos les yeux, - pourquoi appelles-tu dans la nuit ?
Et cela hurlait confusément, soupirait et gémissait, et bruissait et bourdonnait , et croassait et résonnait ; et la folle troupe tourbillonnait autour du ménétrier (... ). 1421»

« L’épouse en dentelles », en entendant les jeunes filles chanter le « mois de Mai joli » demande à son « bel époux » de lui laisser le temps d’aimer :

« - Tais-toi, aimé, tais-toi : je suis encore si pure ;
Laisse-moi m’enivrer des nouveaux cieux ouverts !
Mon mari bien-aimé, c’est vous tout l’univers
Et c’est tout moi, c’est le profond, l’immense,
C’est le magique amour, l’unique et le divers ! 1422»
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’Le Festin d’Herode’ [danse de Salomé]Atelier de Luis Borassa (m. 1424).Paris, Musée des arts décoratifs.

Cendrillon attend, « dolente », son « doux prince Charmant » :

« Mon bien-aimé ne paraît pas encore,
Trop longue nuit, dureras-tu toujours ?
Tardive aurore,
Hâte ton cours,
Rends-moi son coeur, ma joie et mes amours ! 1423»

Mais Chérubin est un « ange bel infernalement 1424», sous l’impulsion du diable, l’Amour rêvé devient obsession de la chair ; le couple épris de pureté subit alors une étrange transformation,

« Amour tyran des dieux, branle des univers !
- O chaste, chaste, ô virginale et nuptiale ! -

Mais elle l’enlaçant, rougissante, soupire :

- Oh, dis, mon bien-aimé, apprends-moi des mots sales ? -

Lui s’effare, mais sent toute sa chair bondir :

- Oui je t’apprendrai tout, oui, les mots et les choses ! - 1425»
Philémon rêve de moments érotiques,
« - O chaste épouse ô ma lutine,
Désemprisonne tes clairs seins,
Que j’immole sur ma poitrine
Ces seins menus qui se mutinent
Quand ma main tente leurs destins !  - 1426»

Et Cendrillon confie à Chérubin la nature du feu qui la consume :

« Ma poitrine brûle et fourmille,
Mes seins ont mal, ils se distendent (...),
Mon ventre pèse, il me brûle, ô martyre,
De lancinants frissons y entrent,
Jusqu’au coeur je les sens qui montent. 1427»

Et très vite « les femmes sur leur automne / Sont en rut », et « font la chasse au jeune homme / Tant qu’il est frais et dodu 1428». Chérubin qui désire séduire Elvire s’écrie  « Soyons pervers et grâce au Ciel séduisons-là 1429», Nicolas repousse Célimène en proférant des obscénités, « Un trou c’est toujours un trou 1430» ... La deuxième partie de la danse macabre de Fagus est une immense danse de l’amour, un amour qui pervertit l’humanité, enflammant les femmes et mettant des mots obscènes dans la bouche des hommes, la danse devient le lieu où s’expriment tous les tabous :

« Entre rut et folie, et crime, autre folie,

Et tous nos appétits, désir, transe, plaisir :

L’univers n’est que danse et vertige la vie,
Dansons jusqu’à crever, tournons jusqu’à mourir ! 1431»

La quatrième partie de la danse développe un hymne au Dieu Phallus qui n’est autre que Lucifer :

« Et voici qu’à travers les fumées qui s’écroulent,
Lentement se dessine un être monstrueux,
Haut comme une montagne. Une tête camuse
Dans les nuées s’enfonce, où l’on discerne moins
Que ne rêve, effigie gigantesque et confuse,
Une face de bouc avec des yeux humains. »

L’ « âme tourmentée de tous les mauvais morts, / tournent sans cesse autour de cet immense corps » qui déverse « du liquide à torrents » « Sur l’océan hagard des spectres délirants. » Tous, hommes et femmes, se « ruent 1432» autour de Lucifer et les descriptions des sabbats que l’on trouve dans les procès de sorcellerie font pâle figure en comparaison de l’orgie sexuelle qui se déroule sous les yeux du narrateur :

« Des escadrons de doigts exaspérés me fouillent,
Les ongles dans la chair m’entrent avec fureur,
Tous les suintements, tous les baisers me souillent,
Crinières et toisons me cardent jusqu’au coeur.
Et partout où me yeux multiplié se plongent,
Se multiplie l’invraisemblable emmêlement
De corps et de vapeurs qui se tordent, s’allongent,
Se pénètrent, se nouent, sanglants, suants, fumants (...). 1433»

Dans sa danse, Fagus évoque un grand nombre de couples historiques, mythiques ou littéraires qui sont connus pour l’amour qui les lia, il met à jour dans leur relation tout ce qui appartient au non-dit, au tabou, c’est ce que nous avons par exemple montré pour Cendrillon ou Philémon ; puis, très vite, sous l’influence de Don Juan, la danse se transforme en une gigantesque orgie. « La Danse macabre, c’est la ronde de nos passions autour de Lucifer 1434»,

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Crespy, ’Le sabbat’. (Eau-forte inspirée d’une gravure de Ian Ziarnko, illustrant un ouvrage de Pierre de Lancre, paru en 1613).Illustration de l’Histoire des imaginations de Monsieur Oufle, Abbé Bordelon, Amsterdam, 1710.

la « fresque atrocement piteuse de gens aveuglés par le vice, cabriolant dans le rut, la débauche qu’ils appellent l’Amour, danse des aveugles... danse macabre ! 1435»

L’inspiration de Verhaeren est tout à fait semblable, dans le « sabbat » mené par le ménétrier, le « rut gagne, de proche en proche »,

« La vie étant mangée, ils entament la mort.
Mis et Wanne, comme autrefois, au fond des bouges
Sont leur butin et sont leurs gouges (...). »
Chacun se donne des coups tandis que « dans un coin », Lamme,
« Tente Ursula pour qu’elle se donne
A sa luxure âpre et bouffonne,
Avec les trous de tout son corps. 1436»
« Cette alliance d’Eros et de Tanatos, portée par une danse lascive et satanique » est également présente dans la danse des morts de Flaubert « où Satan réclame des femmes : « qu’elles forment un rond en dansant... et que de tous côté on voie leurs croupes d’albâtres passer et repasser et se plier mollement ... 1437»

Rimbaud insiste dans le « Bal des pendus » sur l’aspect obscène de l’acte charnel. « Et les pantins choqués entrelacent leurs bras grêles », « les poitrines à jour » « Se heurtent longuement dans un hideux amour » ; l’obscénité ne naît plus du contact des chairs mais de celui des os noircis par la terre, rongés par les vers. Le caractère abject et repoussant de ces contacts physiques provient précisément de l’impuissance dérisoire des squelettes,
« Presque tous ont quitté la chemise de peau :

Le reste est peu gênant et se voit sans scandale. »
Pour pallier ce manque, « au milieu de la danse macabre » « Bondit dans le ciel rouge un grand squelette fou » ; « Emporté par l’élan », il « Crispe ses petits doigts sur son fémur qui craque / Avec des cris pareils à des ricanements 1438». « Quand on connaît les connotations accompagnant parfois, chez Rimbaud, le mot « fémur », il est permis de se demander si l’auteur ne suggère par une représentation obscène, ricanante du jeu de l’amour et de la mort. Ce qui fournirait au vers « Le reste est peut gênant et se voit sans scandale » une suite inattendue mais bien dans l’esprit des ruses et des provocations qui parsèment les textes de Rimbaud. 1439»

Flaubert, dans d’autres parties de sa danse, inverse le processus avec cynisme : les morts peuvent s’adonner à tous les plaisirs de la chair, ils seront enfin purs puisqu’ils n’ont plus de bouche pour blasphémer, de dents pour mordre, de corps pour s’enlacer.

‘« Choisissez vos femmes, que leur tête soit blanche et leurs longues dents polies ; leur peau est froide, n’est-ce pas, bien froide ? Et leurs yeux vous regardent ? Faites-les sauter fort, que la valse les emporte ! Que de voluptés ! Elles sont nues et vous montrent leurs coeurs, la place où était leur âme, où tant de fois ont battu de douces choses ; elles sont belles, leur taille fine, leurs ongles longs, polis, blanchis ; leurs cheveux flottent sur leurs épaules. Dansez, les morts ! Embrassez-vous, vos bouches ne mordent plus ; elles sont pures maintenant, l’orgie au vin rouge, la luxure, les mensonges, le blasphème n’y sont plus ; le ver a passé là et pris les lèvres .1440»’ ‘« La littérature du XIXe siècle, quand elle renverse l’image traditionnelle des épousailles de l’homme avec la mort en imaginant la femme livrée au Ver, glorifie en celui-ci un Phallus tout-puissant dont la rivalité met les vivants dans la situation des maris trompés : dans L’épopée du Ver de Hugo (1862), le ver veut bien rendre à l’amant, qui la lui dispute, la maîtresse défunte, mais il l’a déjà possédée en pénétrant dans son flanc1441. Théophile Gautier avait longuement exploité, dans La Comédie de la Mort (1838), ces images phalliques 1442» :’
« Je compris que le ver
Consommait son hymen avec la trépassée (...).
La trépassée
Quel est donc ce baiser humide et sans haleine ?
Cette bouche sans lèvre, est-ce une bouche humaine,
Est-ce un baiser vivant ? (...)
Le ver
Ce baiser, c’est le mien : je suis le ver de terre ;
Je viens pour accomplir le solennel mystère.
J’entre en possession (...).
A moi tes bras d’ivoire, à moi ta gorge blanche,
A moi tes flancs polis avec ta belle hanche
A l’ondoyant contour,
A moi tes petits pieds, ta main douce et ta bouche,
Et ce premier baiser que ta pudeur farouche
Refusait à l’amour ! 1443»

Notes
1418.

WILKINS N., op. cit., p. 60.

1419.

Ibid., p. 70.

1420.

PRESSOYRE Léon, Danseurs, acrobates et saltimbanques dans l’art du Moyen-Age, Paris I, 1990, p. 79.

1421.

NERVAL G., La danse des morts, op. cit., p. 350.

1422.

FAGUS, op. cit., p. 36.

1423.

Ibid., p. 24.

1424.

Ibid., p. 57.

1425.

Ibid., p. 36.

1426.

Ibid., pp. 54-55.

1427.

Ibid., p. 26.

1428.

Ibid., p. 28.

1429.

Ibid., p. 57.

1430.

Ibid., p. 59.

1431.

Ibid., p. 19.

1432.

Ibid., pp. 126-127.

1433.

Ibid., p. 129.

1434.

GUILBET Yvette, « L’esprit sarcastique de Fagus », Autres temps, autres chants, Chambéry : Robert Laffont, 1945, p. 194.

1435.

Ibid., p. 188.

1436.

Op. cit., pp. 213-214.

1437.

BARGUES ROLLINS Y., « Vertiges et vestiges de la danse macabre dans l’oeuvre de Flaubert », op. cit., p. 339.

1438.

Op. cit., pp. 31-32.

1439.

BORER Alain, Arthur Rimbaud, OEuvre - vie, édition du centenaire, notes de Jean-François Laurent, Evreux : Arléa, 1991, p. 1012.

1440.

Op. cit., p. 162.

1441.

« Cette rose du fond du tombeau, viens la prendre,

Je te la rends. Reprends, jeune homme, dans ma cendre,

Dans mon fatal sillon,

Cette fleur où ma bave épouvantable brille,

Et qui, pâle, a le ver du cercueil pour chenille,

L’âme pour papillon (...).

Elle t’attend, levant son crâne où l’oeil se creuse,

T’offrant sa main verdie et sa hanche terreuse,

Son flanc, mon noir séjour... »

HUGO Victor, « L’épopée du ver », La légende des siècles, Manchecourt : GF Flammarion, 1998, p. 289.

1442.

COURTOIS M., op. cit., p. 157.

1443.

Op. cit., « La vie dans la mort », pp. 43-46.