II.3.3. Le banquet.

La mort apparaît bien souvent au festin, au banquet ou dans l’ivresse. Holbein, sans doute fut-il l’un des premiers, nous introduit dans une auberge. Des hommes sont en train de ripailler et de s’enivrer et la mort verse elle même la boisson dans la gorge de l’un des convives. Cette scène sera reprise par Ferdinand Barth, attablé aux côtés d’un homme au ventre bien repu, la mort fait tinter son verre avec celui de son hôte ... mais ce dernier est brisé1444. « Le motif de l’orgie à laquelle la mort s’invite, présente une contrepartie dans la coutume du banquet funéraire. Langlois note qu’au cours du IXe siècle, « à l’anniversaire du décès d’un mort, on s’enivrait en l’honneur des saints ; cette orgie était ordinairement terminée par l’introduction de danseuses et de personnages figurant les diables. » 1445» Le thème du banquet nous ramène une nouvelle fois au sabbat ! Si l’on en croit les procès de sorcellerie, les personnes qui se rendaient au sabbat se réunissaient autour d’un autel, dans un lieu mal éclairé. « Un prêtre célébrait la messe à cet autel. Il la disait à rebours, ce qui va de soi, puisque le Diable, grand Maître de l’Inversion, présidait la cérémonie. On communiait d’une rave noire, en place de la blanche hostie. Un banquet suivait où les mets étaient soit charognes ignobles soit nourritures délectables. 1446»

Dans deux de nos textes, la nourriture est représentée comme une contrepartie à la Ballade des pendus. Après avoir chanté un des célèbres couplets de la ballade de Villon, « La pluie nous a bués et lavés ... »,

‘« Les deux pendus, descendant lentement de leurs gibets, commencèrent à entrer en danse avec agilité.
La bande joyeuse resta glacée d’épouvante, puis, prenant leur jambe à leur cou, gars et fillettes évacuèrent rapidement la place et abandonnèrent aux citoyens de l’autre monde vins, jambons, et caetera.
- Oh ! oh ! firent les pendus, en examinant pièce par pièce les trophées appétissants de leur victoire.
Et ils s’assirent gravement l’un vis-à-vis de l’autre.
- A ta santé, compère !
- A la tienne, dirent les pendus en se saluant poliment et ils burent à même des bouteilles, tout comme de simples mortels.
Et il parut que la cravate de chanvre ne leur avait pas rétréci le gosier et que le grand soleil auquel ils s’étaient trouvés exposés les avait étrangement altérés ; car ils expédièrent en moins d’une demi-heure le repas préparé pour six personnes de très bon appétit, avalèrent proprement quatre bouteilles de vin et deux bouteilles d’hypocras et ces pendus économes et rangés mirent le reste dans leur poche. 1447»’

Ce conte malicieux mêle le thème de la danse des morts et celui du banquet des sorcières. Dans Gringoire, le repas est présenté comme le paiement de la ballade : « vos vers d’abord. Vous boirez et mangerez ensuite. 1448» Olivier le Daim tente ainsi de piéger le poète affamé en le poussant à chanter sa « ballade des Pendus » dans laquelle il dénonce la cruauté du roi. Or, ce dernier est présent dans la salle...

Ainsi, il existe une association entre le thème des pendus et celui de la nourriture : accepter de chanter la ballade, c’est se mettre hors la loi - le pamphlet met en cause les décisions royales, les étudiants ont pris la place des cadavres - mais franchir cette limite permet de pouvoir se nourrir copieusement.

L’introduction de la danse et de la musique nous font passer du banquet « délectable » au banquet « nécrophage ». Danse et musique ont en effet le pouvoir d’envoûter les esprits avec une force telle qu’ils peuvent donner naissance à des actes d’une violence inouïe ; Salomé est ainsi souvent représentée en train de danser tout en portant au-dessus d’elle, en signe de victoire, le chef de Saint Jean-Baptiste encore dégoulinant de sang.

Emporté par la danse des sorcières, le jeune homme sent monter en lui le désir irrépressible de prendre possession du corps du pendu,

« (...) et moi, de fureur carnassières
Agité, je ressent un immense désir
De broyer sous mes dents sa chair, et de saisir,
Avec quelque lambeau de sa peau bleue et verte,
Son coeur demi-pourri dans sa poitrine ouverte. 1449»

Le désir charnel s’éveille au sein des couples, l’amour fou les dévore et la passion les anime comme autrefois, mais la chair a perdu sa couleur, les muscles sont flasques, les os s’effritent et nous assistons à des actes nécrophages d’une rare violence. Les cadavres se dévorent les uns les autres, s’arrachent les morceaux de chair que la terre a bien voulu leur laisser ... les nerfs et les muscles tailladés ne sont plus que les loques d’un vêtement de chair.

« Les dents mordent et les côtes s’accrochent ;
Des nerfs et des muscles crispés,
Pendent rompus, pendent coupés
Au long des couples fous qui piétinent leurs tombes. 1450»

Les hommes deviennent semblables aux animaux maléfiques qui rôdent autour des gibets, aux corbeaux ou aux corneilles qui plongent dans les chairs, fouillent « profondément » et rongent le cadavre « jusqu’aux os 1451», et plus encore, ils s’identifient aux loups qui « vont répondant des forêts violettes 1452», qui ont pour « pâture » les « pieds 1453» des pendus et dont « les dents » « mordent » « comme une scie aiguë 1454».

Fluabert ne manque pas de reprendre le motif romantique de la vie comme festin où la mort s’attable, la mort dit ainsi au roi : « j’irai m’asseoir à ta table, embrasser tes concubines, boire tes vins, m’essuyer la bouche avec ton manteau, et casser tes coupes de diamants avec ton sceptre. 1455» Cependant « une version plus sadique apparaît chez Flaubert qui avoue son goût pour les excès forcenés de Néron : « on égorge des hommes pendant qu’ils s’enivrent, et la vapeur du sang se mêle à celle des mets ». 1456» Poussant au paroxysme le thème de l’orgie sabbatique proposée par la danse macabre, Flaubert mêle luxure, ivresse et meurtre. Il va ainsi bien au-delà des images de « Cauchemar » de Gautier qui nous montre le narrateur en train de se livrer à un banquet nécrophage en présence de Satan. La danse des femmes nues accompagne les chants du violon, les flots du vin se mêle à celui des homme égorgés sur la table du banquet :

‘« Et toi, [demande Satan à Jésus] tu n’as donc jamais couru, comme moi, sur de belles gorges de concubines, quand le vin ruisselait à flots rouges et que la luxure s’étendait sur la nappe rougie au milieu des coupes brisées ? Tout chante et tourbillonne, et puis ces chairs qui tombent, le vin s’égoutte et il ne reste plus que les morts, et le drap du trône s’en va emporté comme un haillon par les vents, la gloire se rouille, la vertu s’endort, la voix enrouée de sermons ; et moi, je prends tout cela dans mes mains, je brise les tombes, et les morts dansent, ils reviennent la nuit quand je les appelle. 1457»’

« Les peintures ou les gravures du XVe siècle qui représentent la danse macabre nous proposent toutes de nombreux personnages fixés dans des attitudes chorégraphiques. La viole, la flûte, la cornemuse, le tambour, les orgues portatives, ne laissent aucun doute sur les nécessités sonores et rythmiques de ce défilé à l’allure d’étrange farandole. 1458» Les danses exécutées par les morts, s’inspirant des danses alors en vogue au moyen âge, devaient posséder tous les caractères d’une danse populaire. Alors que les squelettes gesticulaient en dansant des branles ou des sauterelles, les vivants conviés par la mort tentaient de lui résister en lui opposant les basses-danses qui étaient habituellement dansées par les membres de l’aristocratie et du clergé. Le rythme assez rapide de la danse des squelettes suffisait à rapprocher sa chorégraphie de celle des démons figurée dans les églises ou représentée dans les Mystères. Les instruments qui accompagnaient la danse étaient également très souvent d’essence diabolique et le troubadour, placé au sein de la chaîne dansée, était considéré comme un représentant du monde infernal.

Ces divers éléments suffisaient pour rapprocher les danses macabres des danses sabbatiques puisqu’il « ne fait aucun doute que la danse et les démons font bon ménage. Ne dit-on pas que lorsque les sorcières et les sorciers dansent au sabbat, ils forment une ronde et dansent avec les démons ? 1459» De plus, « les acrobates et les danseurs que l’on trouve sur les chapiteaux romans sont souvent accompagnés de démons ou de monstres infernaux 1460».

De la danse, démoniaque, à la luxure suscitée par une musique douce et envoûtante il n’y avait qu’un pas que les écrivains ont aisément franchi, d’autant que là encore, la tradition médiévale avait montré le chemin. La luxure était en effet associée à certains instruments que l’on trouve présents dans les plus anciennes danses macabres. La musique du diable est rapide, bruyante, mais aussi envoûtante, et la flûte1461 était volontiers choisie pour entraîner les hommes et les femmes sur les chemins de la luxure. L’alliance du tambourin et de la flûte remonte à l’Antiquité et suggère les pratiques amoureuses et illicites ... rappelons que Pan est considéré comme l’inventeur de la flûte pastorale ! « Sur des monnaies et des reliefs antiques, on voit la représentation d’une fête de Bacchus dans laquelle figure une jeune fille tenant à la main un tambourin : elle est précédée de deux musiciens dont l’un joue d’une espèce de cor ou de trompette, et l’autre d’une flûte à deux tuyaux. Hérodien, parlant d’Héliogabale, dit qu’il lui prenait souvent fantaisie de faire jouer des flûtes, et de faire retentir le tympanum comme s’il avait célébré les Bacchanales. 1462» Cette relation établie entre Pan et la musique lascive du diable permettait de mêler les thèmes de la luxure et du sabbat. Mais  le diable sait jouer de tous les instruments, même d’instruments de sa propre invention ; il n’y a pas de limites. Cependant, il semble avoir des préférences pour la vielle et la cornemuse au moyen âge, et pour le violon au XIXe siècle. C’est sous la domination de cet instrument que les revenants transgressent les tabous qu’ils ont connus de leur vivant : ils dansent avec frénésie, s’adonnent à des ébats sexuels sans précédents, se livrent à des actes nécrophages tandis que Satan se fait parfois le chef d’orchestre de cette symphonie sanguinaire et luxurieuse.

Notes
1444.

Op. cit., p. 12.

1445.

BARGUES ROLLINS Yvonne, Le pas de Flaubert : une danse macabre, op. cit., p. 35.

1446.

PALOU J., op. cit., p. 31.

1447.

NERVAL G. de, Le souper des pendus, op. cit., pp. 472-473.

1448.

BANVILLE T. de, op. cit., p. 18 (scène IV).

1449.

GAUTIER T., « Cauchemar », op. cit., p. 24.

1450.

VERHAEREN E., op. cit., p. 213.

1451.

GAUTIER T. , « Cauchemar », op. cit., p. 24.

1452.

RIMBAUD A., op. cit., p. 32.

1453.

VERLAINE P., Effet de nuit, op. cit., p. 67.

1454.

GAUTIER T., « Cauchemar », op. cit., p. 24.

1455.

Op. cit., p. 171.

1456.

BARGUES ROLLINS Y., Le pas de Flaubert : une danse macabre, op. cit., p. 58.

1457.

Op. cit., p. 163.

1458.

MACHABEY A., op. cit., p. 119.

1459.

PRESSOYRE L., op. cit., p. 92.

1460.

Ibid., p. 93.

1461.

Pan était considéré comme l’inventeur de la flûte ou du chalumeau et pour Epiphanius de Chypre (fin du IVe siècle), la flûte était le « symbole du serpent, porte-voix du Diable ; selon lui, les mouvements de l’instrumentiste correspondent aux mouvements tordus du Diable ». Debussy, dans le Prélude à L’après-Midi d’un faune (1895) évoque le satyre au moyen de cet instrument.

1462.

KASTNER G., op. cit., p. 291.