I. Le thème du défilé.

I.1. La disparition de la hiérarchie.

« Commencer le branle, c’était mener la danse. Le pape, dans la danse macabre, s’écrie douloureusement : « Faut-il que la danse je mène ! » L’usage voulait qu’on laissât cet honneur au personnage le plus marquant d’une assemblée, comme cela se fait encore de nos jours pour les rois, les princes et les hauts fonctionnaires, dans les fêtes où il leur plaît de figurer. Le spectre moqueur rappelle avec un malin plaisir cette circonstance au saint-père. Il lui dit d’un ton patelin : « Dom pape, vous commenceres comme le plus digne serviteur ; en ce point honores serez : au grand maistre est deu l’honneur. » Dans d’autres textes, par exemple dans les textes en langue allemande des danses du Petit Bâle, du Grand Bâle, de Füssen, de Berne, des manuscrits de Munich et de Heidelberg, lesquels correspondent entre eux, sinon toujours par les formes du langage, du moins par le fond des idées, cette invitation au souverain pontife de danser le premier est partout formulée dans des termes qui témoignent de la même déférence ironique pour son rang suprême. On lit dans la danse du Grand Bâle : « Komm heiliger Vater, Werther Mann ! Ein Vortanz muβt ihr mit hann ». Ici le mot de « vortanz » et le verbe composé « vortanzen » , que nous rencontrons aussi ailleurs plusieurs fois, doivent s’entendre de l’action d’ouvrir le bal, d’exécuter le premier branle, de mener la danse. 1463»

Ce principe de hiérarchie qui régissait les danses médiévales et que l’on a retrouvé en partie dans les textes que nous avons étudiés précédemment, disparaît totalement des danses qui entraînent les morts dans leurs rondes.

Plusieurs auteurs brouillent tout d’abord les cartes en ne faisant plus du statut social l’unique référence servant à identifier les personnages. Ainsi, Miserere réveille « les trépassés au fond des bières », ils sont reconnaissables par un nom, par un statut social ou par un élément qui les caractérise, aucun attribut ne semble plus ou moins déterminant ; ils sont décrits comme si un témoin rapportait aux gens du village ce qu’il a vu et qu’il utilisait pour se rendre compréhensible des dénominatifs connus de tous :

« Judica Vet au coeur de braise, Ursula Knolle
Massive en seins, leste en paroles,
Et Wanne et Mie, et le sonneur,
Et Sas Terbanck, la grande trogne,
Et Sus Pullinckx, le doux ivrogne,
Et Lamme-Jan, et Pieter-Nol le ramoneur
Dont la voix sourde et bruinée
Chantait là-haut, au bord des vieilles cheminées. 1464»

Dans la Danse des morts de Nerval, les formes qui tourbillonnent autour du ménétrier sortent l’une après l’autre du « cercle » formé par la ronde et se placent au centre de celle-ci, comme dans les rondes enfantines. Deux d’entre eux déclinent leur statut social : « J’étais un ouvrier tailleur avec l’aiguille et les ciseaux », « J’étais roi des planches, et je jouais les amoureux ». Les quatre autres danseurs ne sont identifiés que par la nature de leurs amours : amour pervers, « comme l’amour m’avait brûlé la cervelle, je fourai lentement ma main dans la poche de mon voisin » ; amour déçu pour celui qui voit celle qu’il aime épouser un « riche scélérat » et de dépit « mêle une herbe vénéneuse » dans son vin ; amour impossible et qui vaut la corde à celui qui voulait enlever la fille du comte ; amour criminel qui pousse l’amant à coucher « dans le sang » « l’étranger » qui « enlaçait amoureusement dans ses bras » sa « colombe 1465»... chacun est mort d’avoir trop aimé et c’est cette dernière histoire d’amour qui l’identifie désormais aux yeux de tous.

D’autres textes franchissent la barre du réel et font entrer dans la danse, à côté de personnages ayant existé ou représentant un type, des figures mythiques, littéraires ou mythologiques. Théophile Gautier ouvre la voie, son texte est un « poème philosophique où passent Pythagore, Virgile, Don Juan, Raphaël, Sanzio, Faust et Napoléon 1466». « Un spectre en cuculle », « un fripon », « un enfant », « un vieux savant blême », des anonymes dansent aux côtés de personnages célèbres : Saint-Thomas, Dante, Nicodème, Hector, Arlequin, Télémaque... la « ronde noctambule 1467» dépeinte par Ulysse Normand donne corps aux êtres de papiers et plus rien ne les distingue des personnes qui ont réellement existé. Dante, Don Juan, le Juif Errant, Mercure, La dame aux camélias, Cendrillon, Chérubin, Arlequin, Marie et Lucifer occupent une place privilégiée au sein de la danse de Fagus dans laquelle apparaissent une multitude de figures  empruntées notamment à notre culture littéraire et occidentale. Ce passage décrivant le défilé des femmes menées par Arlequin pour plaire à Don Juan nous donne un aperçu du foisonnement des danseurs :

« Tout en valsant elles défilent comme un rêve,
Toutes, par la légende ou par l’histoire élues,
Ou que les spasmes du génie humain enfantent,
Filles damnées mêlées aux vierges impollues,
Les courtisanes, les épouses, les amantes,
Et l’armée, innombrable armée des inconnues.
Voilà Sémiramis et la jeune Heaulmière,
Imogène, Manon, Rhodope, Briséis,
Eurydice et Chloé, la belle Ferronière
Et la jolie Cordière, Aspasie et Laïs,
Andromède, Angélique, Ariane, Atalante,
Peau d’âne, Desdémone, Arthémise, Arria,
La belle Aude aux bras blancs, Clorinde, Bradamante,
Hélène aux belles joues, et Rachel et Lia ;
Et tant d’autres hélas, hétaïres ou reines :
On les veut voir encore, hélas il n’est plus temps (...). 1468»

L’utilisation de déterminants indéfinis singuliers et de déterminants définis pluriels permet également de gommer le système hiérarchique en englobant les personnages dans un ensemble. « Le roi » a en effet une place déterminée par rapport à « l’évêque », à « l’usurier », mais lorsqu’il est noyé dans une foule de personnages qui occupent la même position dans l’échelle sociale - « « Ce sont les rois », dit la Mort. Un d’eux se mit à dire : « j’ai dormi longtemps (...) » 1469» - il n’est plus qu’un être humain parmi d’autres. La foule des hommes anonymes défile alors devant nous, déversée par Le grand portail des morts :

« De beaux messieurs passaient en chapeaux hauts de forme ;
Des dames en fourrure auprès d’eux trottinaient.
Des ouvriers moqueurs, mais doux, se retournaient
Sous l’oeil des bons agents au funèbre uniforme. 1470»

La deuxième partie de la danse de Flaubert, « sous-titrée « La Danse des Morts », commence par un long « Chant de la Mort » qui reprend et développe les thèmes de la Femme du Monde. Puis, devant le Christ, Satan et la Mort, apparaissent tour à tour les Rois, Néron, un Pape, un pauvre, les prostituées, deux amants, les damnés, le poète et enfin l’Histoire 1471». Tous ces personnages ne sont pas plus palpables que « les maigres paladins du diable 1472», que les « pendus rabougris 1473», « ces pauvres gens morfondus 1474» qui ont perdu leur identité en passant dans les mains du bourreau. Nous ne savons rien d’eux, la mort ne dialogue plus avec chacune de ses victimes ; les hommes, réels ou imaginaires, peu importe, ne constituent plus que les chiffres d’une moisson qui n’aura pas de fin. « Parfois, quand j’ai bien fauché, bien couru sur mon cheval, quand j’ai bien lancé des traits de tous côtés, la lassitude me prend et je m’arrête. Mais il faut recommencer, reprendre la course infinie qui parcourt les espaces et les mondes 1475» : « Chacun m’écoute et vient. Jeunes, vieux, beaux et laids, / Exactement quatre-vingt-dix-sept par minute, / Se couchent sous mon doigt qui dépouille leurs os 1476».

La mort ayant accompli son devoir de destruction, les squelettes ne se distinguent plus les uns des autres. « On vit s’élever de hideux squelettes, qui sortaient du sein de la terre, tout effrayés de leur réveil (...) ils allaient ainsi au hasard, aveugles et stupéfaits ; on en voyait qui traînaient après eux un morceau de velours pourris ; il y en avait qui portaient la main à leur tête pour chercher leurs couronnes, mais ils n’y trouvaient qu’un crâne nu et froid. 1477» Les rois qui viennent de se lever pour danser sont devenus semblables à leurs sujets. L’égalité dont les hommes avaient rêvée sur terre et qui n’était pas encore totalement réalisée dans les danses médiévales puisque le défilé des hommes emportés par la mort se déroulait selon un ordre hiérarchique, est enfin palpable.

‘« Les morts dansaient et la longue file de squelettes tournait et tourbillonnait en une immense spirale qui montait jusqu’aux hauteurs les plus hautes et descendait jusqu’aux abîmes les plus profonds. Là, le roi donnait la main au mendiant, le prêtre au bourreau, la prêtresse à la courtisane, car tout se confondait dans cette égalité souveraine du néant ; les squelettes se ressemblaient tous ; mendiants, souverains, jeunes et vieux, beauté et laideur, tout se confondait et était là, la danse était longue et la foule joyeuse.
Et puis d’autres encore sortaient toujours de terre, toujours, toujours, comme des ombres évoquées. 1478»’

« Dans la société des squelettes, il n’y a plus de classes sociales, de préjugés, de parias, ou de hors-la-loi », cette idée qui était suggérée par la présence de charniers placés au début de certaines danses comme celle de Bâle a été clairement exprimée par Villon et c’est sans doute en se souvenant des vers du Testament plus encore que des textes des danses macabres que Flaubert a poussé aussi loin sa comparaison entre les hauts dignitaires et les squelettes. « La conscience de l’absurdité de la hiérarchie médiévale devant la mort inspire à Villon une très curieuse image à la strophe clxiii. Après avoir, encore une fois, considéré « ces têtes / Entassées en ces charniers », il se prend à les imaginer de leur vivant, s’inclinant les unes devant les autres, les inférieures saluant les supérieures, et puis, subitement, il nous les fait voir telles qu’elles sont devant lui, immobiles, identiques, empilées les unes sur les autres :

« Et icelles qui s’inclinoient
Unes contre autres en leur vies
Desquelles les unes regnoient
Des autres craintes et servies,
La les vois toutes assouvies,
Ensemble en un tas pêle-mêle.
Seigneuries leur sont ravies ;
Clerc ne maître ne s’y appelle ».

C’est d’une satire sociale qu’il s’agit ici. 1479».« C’est bien là le caractère primordial de la danse macabre telle que la voit le XIXe siècle : « La moralité [de la danse macabre], c’est l’égalité de tous les hommes, non devant Dieu, mais devant le ver du sépulcre ... La danse macabre ne pouvait manquer d’être, et fut en effet, profondément et implacablement ironique ... Son cercle infernal était le refuge de l’égalité en ces temps d’inégalité », lit-on dans le Grand Dictionnaire Universel du XIX e siècle1480» La satire fait désormais place à un réalisme cru et pessimiste, les êtres humains sont rapidement oubliés après leur mort et se confondent en une foule de squelettes. La seule caractéristique qui les distingue en deux groupes, c’est ce que révèle les inhumations, se situe au niveau de leur sexe : « des mortes », « quelques morts », « un mort » accompagnent les « vivants 1481» au bal champêtre.

La danse macabre qui prônait l’égalité entre les hommes devant la mort s’est adaptée aux découvertes de nouvelles terres et déclare désormais l’égalité des peuples devant la mort ; le « nouveau bal des Morts » « Joint les deux bouts de l’univers 1482» :

« Et tandis que tournait le globe de la sorte,
Sur tous les continents et sur toutes les mers
Je vis se tortiller la fougueuse cohorte.
Il n’était pas un coin du petit univers
Que laissât à l’écart sa course vagabonde.
Le bizarre serpent s’étendait par moment
De la tête à la queue, et triomphalement
Formait une ceinture au monde. 1483»

Cette universalité nous rend encore plus humble et donne à la mort un véritable pouvoir égalisateur, il n’y a plus un roi mais des rois, un empire mais des empires, plus personne n’est unique, du moins si l’on s’en réfère aux statuts sociaux qui régissent les sociétés. C’est l’image de cette danse macabre égalitaire qui ne se limite pas aux hommes mais englobe tous les systèmes vivants que l’on retrouve dans les paroles du chant de la Mort :

‘« J’ai marché du sud au nord, du levant au couchant ; j’ai passé par l’Inde et les Allemagnes, j’ai traversé les mers, les fleuves, les forêts, les déserts ; et j’ai tout fauché, abattu, brisé, trônes, peuples, empereurs, pyramides, monarchies. Car cite-moi une vague de l’océan, une parole de haine ou d’amour, un cri, un regard, un vol d’oiseau, un empire, un peuple, une renommée, une couronne, toutes choses vaines et d’un jour, écloses le matin, flétries le soir, qui ne soient effacées partout où j’ai passé. La terre a des germes de vie, des prémices de mort 1484».’

Les morts sont devenus semblables aux pendus, parias de la société, l’oubli a gommé leur statut social en même temps que la terre a nettoyé leurs os de la chair qui leur procurait une unicité ; lorsqu’ils quittent leurs tombeaux pour danser, les morts ne sont plus que de simples squelettes qui ressassent leurs souvenirs terrestres, pensées d’une vie qui ne sera plus, souvenirs qui les renvoient définitivement à eux-mêmes.

Notes
1463.

KASTNER G., op. cit., p. 136.

1464.

VERHAEREN E., op. cit., p. 212.

1465.

NERVAL G., « La danse des morts », op. cit., pp. 350-353.

1466.

DELVAILLE B., op. cit., p. 54.

1467.

Op. cit., pp. 11-12.

1468.

Op. cit., pp. 77-78.

1469.

FLAUBERT G., op. cit., p. 170.

1470.

BARRAULT S., op. cit., « la deuxième danse macabre », p. 11.

1471.

BRUNEAU Jean, Les débuts littéraires de Gustave Flaubert, 1831-1845, Montpellier : Armand Colin, 1962, p. 198.

1472.

RIMBAUD A., op. cit., p. 32.

1473.

VERLAINE P., « Effet de nuit », op. cit., p. 67.

1474.

BANVILLE T., op. cit., p. 52.

1475.

FLAUBERT G., op. cit., p. 168.

1476.

BARRAULT S., op. cit., « La troisième danse macabre », p. 14.

1477.

FLAUBERT G., op. cit., p. 170.

1478.

Ibid., p. 173.

1479.

CASSOU YAGER H., op. cit., pp. 34-35.

1480.

BARGUES ROLLINS Y., Le pas de Flaubert : une danse macabre, op. cit., p. 43.

1481.

APOLLINAIRE G., op. cit., p. 41, 43, 44, 46.

1482.

DUCOS DU HAURON A., op. cit., p. 14.

1483.

Ibid., pp. 23-24.

1484.

FLAUBERT G., op. cit., p. 168.