« La légende populaire du Juif Errant, telle que la résument au XIXe siècle les complaintes, est l’histoire merveilleuse d’un cordonnier juif (Ahasvérus ou Isaac Laquedem) condamné par le Christ à errer jusqu’à la fin des temps, sans trêve ni repos, de pays en pays, de continent en continent. Il a commis sa faute au moment de la Passion ; quand le Christ, épuisé, chancelant sous le poids de sa croix, voulut se reposer en s’appuyant sur l’étalage de son échoppe, Ahasvérus le repoussa sans ménagement. Maudit par le Christ, le cordonnier de Jérusalem, depuis lors, parcourt le monde. Solitaire et immortel, il échappe aux naufrages et raconte son histoire au hasard de ses rencontres. 1485»
Dans la danse de Fagus, ce personnage perpétue son crime jusque dans la mort puisqu’ « ivre de rage inassouvie » il « racle avec frénésie » un violon en se servant pour archet « d’un morceau de la Croix du Calvaire 1486». L’acte blasphémateur, guidé par Lucifer qui dirige la danse, ne serait donc suivi d’aucun repentir et ne pourrait ainsi connaître de réparation ou de pardon. Plus encore, le Juif Errant va bien au-delà de son premier acte en entraînant à sa suite une foule de danseurs qu’il séduit grâce à sa musique.
Le Juif Errant mène « le tourbillon maudit », « toujours danse en avant et chante 1488», et rythme le poème par ses apparitions. Devenu l’adjoint de Lucifer, « sataniquement radieux 1489», il perd le contrôle de ses gestes, « Il tourne comme une toupie » ; apprenti sorcier il contrôle le flux et le reflux d’une marée humaine. « Et l’océan des morts un instant se balance, / Puis d’un seul mouvement s’élance » ; il communique à son instrument le diabolique pouvoir de jouer seul :
Et profère, tout en jouant, des paroles blasphématoires :
Celui qui a renié le Christ entraîne dans son sillon la multitude des morts qui ont oublié Dieu ; suivant l’exemple de leur maître à danser, ils injurient leur Créateur :
Amour, danse et blasphème représentent les différentes facettes du diable et le son séducteur du violon, qui entraîne dans sa valse l’assemblée des squelettes, associe l’ensemble des morts à l’acte de révolte du Juif Errant contre Dieu.
Cette absence de remords que Fagus prête au juif errant va à l’encontre de la légende chrétienne qui véhicule le thème du pécheur repenti et proclame même à travers une image d’Epinal datant sans doute du début du XXe siècle « La mort du Juif Errant » : « ce que la Mort, représentée par un squelette portant une faux, ne peut accorder au « vieux Laquedem », le Christ, cédant enfin à ses prières, daigne le lui octroyer :
La danse macabre de Bâle avait déjà montré la mort du Juif Errant, ce dernier reconnaissait son erreur et se montrait prêt à suivre la religion chrétienne :
Le mythe du Juif Errant connut une large diffusion au XIXe siècle grâce à la littérature de colportage, « chaque éditeur de livres de colportages a L’histoire admirable à son catalogue durant toute cette période 1494». Les écrivains s’intéressaient alors plus au voyageur prodigieux qu’à la signification religieuse de la légende. La « topographie des voyages du Juif exalte l’errance d’un pays à l’autre, en symbolisant de manière spontanée une insécurité dont le romantisme exploitera la richesse spirituelle et sentimentale 1495». C’est cette figure du voyageur universel qu’Alcide Ducos du Hauron met en valeur :
De nouveaux mythes se sont greffés autour des thèmes du pécheur repenti et du voyageur omniscient. « L’imagination des conteurs insiste sur sa longévité présentée comme une « miracle », et, par contamination avec d’autres mythes, sur un certain nombre de prodiges compensatoires de son châtiment : le don des langues, son aptitude à rajeunir tel le Phénix, à disposer de cinq pièces de la monnaie la plus petite dans tous les pays où il passe ou à disparaître comme par enchantement. 1497» Le motif des cinq pièces de monnaie est utilisé dans nos deux danses macabres alors même qu’il n’a pas été exploité par les conteurs qui reprirent cette légende1498.
Ce changement associe le Juif Errant à la trahison de Judas à qui les grands prêtres « comptèrent trente pièce d’argent 1500» pour qu’il leur livre le Christ ; couronné roi des traîtres, il guide le bal à travers les flammes de l’Enfer.
Alcide Ducos du Hauron a quant à lui exploité le thème de la bourse magique :
Les hommes ne sont plus seulement égaux devant la mort, ils le sont également face à la cupidité, « Dans la tumultueuse escorte du vieux homme, / Les grands seigneurs étaient coudoyés par les gueux, / Les plébéiens heurtaient les ducs et pairs, tout comme / Dans le bal dont Holbein peignit les bonds fougueux 1502». C’est sans doute la fresque du Grand Bâle longtemps attribuée à Holbein qui a inspiré au poète le thème de la bourse magique ; dans cette fresque, la mort arrache de la ceinture du juif une bourse dodue de laquelle s’échappent un grand nombre de pièces.
Si la présence du Juif Errant dans les danses macabres peut surprendre au premier abord elle n’est cependant pas incongrue puisque certaines danses médiévales lui réservaient déjà une place importante ; symbole du rebelle à la parole divine il devenait dans la fresque de Bâle celui qui sait comment s’enrichir... attributs qui le désignaient dès cette époque comme bouc émissaire. Le phénomène le plus surprenant réside dans la manière dont Fagus et Ducos du Hauron ont modifié le mythe du Juif Errant. Les légendes folkloriques et chrétiennes se rejoignent sur un point essentiel : l’éternel voyageur n’est plus seul,
Eternellement damné il est devenu le chef d’orchestre du sabbat de l’argent et du plaisir : pour attraper son or, ceux « qui ont cessé de vivre 1504» plongent « dans un cloaque impur 1505», se piétinent, se livrent « aux plus vastes ébats qui se soient vus jamais 1506» ; aveuglée par le désir, « En bas l’humaine populace / Fornique et grogne et n’entend pas », tous « tournent sans cesse » autour de l’immense corps de Lucifer qui « happe au hasard une poignée grouillante/ et la porte à la bouche avec la même lenteur 1507».
MILIN Gaël, Le Cordonnier de Jérusalem, La Véritable Histoire du Juif Errant, Lilles : Presses Universitaires de Rennes, 1997, p. 7.
Op. cit., p. 12.
Ibid., p. 13.
Ibid., p. 74.
Ibid., p. 126.
Ibid., p. 123.
Ibid., p. 13.
MILIN G., op. cit., p. 160.
MERIAN M., op. cit., texte de la gravure n° 68.
MILIN G., op. cit., p. 112.
ROUART Marie-France, Le mythe du juif errant dans l’Europe du XIXe siècle, Mayenne : José Corti, 1988, p. 20.
Op. cit., pp. 33-34.
ROUART M.F., op. cit., p. 20.
« Fil conducteur de l’histoire, il est ici l’image du peuple souffrant, ailleurs on lui prête la révolte de l’homme contre le Père et il dénonce « l’injustice divine », là on en fait le pèlerin des mondes à venir, « grande ombre qui protège la marche de l’humanité ». Ce sont là les fonctions les plus courantes du personnage au XIXe et XXe siècles. MILIN G., op. cit., p. 111.
Les études de G. Milin et M.F. Rouart sur le Juif Errant ne parlent à aucun moment de l’exploitation du thème des cinq pièces de monnaie. Dans les différentes versions de la légende elles ont pour seul but d’assurer la subsistance du personnage.
Op. cit., p. 12.
« Evangile selon saint Mathieu », Nouveau Testament, La Bible, traduction de Emile Osty et Joseph Trinquet, Tours : éditions du Seuil, 1973, 26-14, p. 2134.
Op. cit., pp. 36-37.
Ibid., p. 40.
Ibid., p. 39.
Ibid., p. 48.
Ibid., p. 42.
Ibid., p. 48.
FAGUS, op. cit., pp. 126-127.