I.2.2. Don Juan.

Suivant les pas de la mort, le poète rencontre la figure légendaire de Don Juan. Dans la Comédie de la mort, elle fait suite à l’apparition de Faust, dans la Danse macabre de Fagus, Don Juan est le personnage central du troisième volet de l’amour, le premier était consacré à l’amour rêvé de Cendrillon et de la chaste fiancée, le second à l’amour sincère et impossible des couples de la littérature, Roméo et Juliette, Titus et Bérénice..., le quatrième s’élabore autour du personnage de Lucifer devenu l’incarnation du dieu Pan. Don Juan, comme toutes les autres figures de la danse de Fagus, est assoiffé de désir, mais il en représente bien évidemment la forme paroxystique. Repoussé par Monna Lisa qui lui jette dans un rire « épouse ton destin 1508», alors même que toutes celles qu’il a possédées se confondent dans un « songe confus », il rêve de trouver la femme idéale :

« Une seule me vient hanter,
Belle, hélas, comme la beauté,
La seule que je n’ai point vue ! 1509»
une perfection qui dépasse chez Gautier les formes connues de l’art,
« Femme comme jamais sculpteur n’en a pétrie,
Type réunissant Cléopâtre et Marie,
Grâce, pudeur, beauté ;
Une rose mystique, où nul ver ne se cache ;
Les ardeurs du volcan et la neige sans tache
De la virginité ! 1510»

Cette figure fantasmatique, l’être rongé par le désir n’hésite par à aller la chercher jusque dans le royaume des morts. Tandis que le Juif Errant racle « son violon avec un morne entrain » Mercure présente au séducteur les « masques de l’amour et de la beauté 1511». Une scène incroyable va alors se dérouler devant nos yeux. Alors que la horde des squelettes hurle toujours et sans cesse le même refrain,

« Bonheur ! amour ! folie !
Désir, transe, plaisir !
Un vertige est la vie,
Tournons jusqu’à mourir ! 1512»

des fossoyeurs s’avancent et entreprennent de creuser une fosse, puis une autre et « une fosse encore ». Des croque-morts « défilent deux par deux, portant des cercueils vides » et « des femmes descendent en immense file », « elles se mettent nues » et sont saisies par les croque-morts qui les cousent dans des linceuls1513 et « glissent les cercueils dans les fosses qu’ils rebouchent ». Ce sont « tes mille et trois 1514», dit Arlequin à Don Juan qui soudain « s’emporte vers une et la capture » avant de la rejeter « avec dégoût » en s’écriant : « je la connais 1515». Et une à une les femmes passent dans les mains de Don Juan qui les repousse dans les mains des fossoyeurs en criant « une autre, une autre, mon coeur brûle ! 1516», « une autre, une autre, une autre encore ! 1517» ; autour de lui les spectres « vocifèrent sans fin 1518» en entonnant des « madrigaux libertins 1519» prenant pour thème la gorge et les seins des femmes, « Et sans fin se répand le fleuve d’amoureuses 1520».

« Les possessions mêmes s’articulent sur quelque chose de perdu. Ainsi Don Juan, poursuivant avec alacrité ses conquêtes, « mille e tre », sait qu’elles répètent l’absence de l’unique et inaccessible femme. 1521» C’est l’inutilité et la vanité de cette quête d’absolu que le personnage confesse au poète :

« Comme un mineur qui suit une veine inféconde,
J’ai fouillé nuit et jour l’existence profonde
Sans trouver le filon ;
J’ai demandé la vie à l’amour qui la donne,
Mais vainement ; je n’ai jamais aimé personne
Ayant au monde un nom.
J’ai brûlé plus d’un coeur dont j’ai foulé la cendre,
Mais je restai toujours, comme la salamandre,
Froid au milieu du feu. 1522»

« L’amour, pas plus que la volupté, n’existe, ce qui existe, c’est l’amour de l’amour. Son malheur fut de rester toujours insensible au milieu de l’ardeur, de n’avoir jamais pu incarner son désir. Profanateur de l’amour et impie chez les Espagnols, collectionneur de femmes et libertin railleur chez Molière, le don Juan de Gautier, comme les séducteurs byroniens, est avant tout froideur. 1523» Mais que penser du Don Juan de Fagus qui perpétue son crime au delà du tombeau et va ainsi au-delà du « véritable excès » qui selon Camille Dumoulié « se manifeste moins à travers la démesure des conquêtes amoureuses que par le sacrilège commis dans le cimetière et l’outrage à l’égard du Mort 1524» ?  La jouissance s’est toujours présentée « comme un impératif supérieur à la loi sociale et morale 1525», mais « l’affirmation hyperbolique du Moi et du désir est sanctionnée par un retour mortel de la loi (...), la mort de Don Juan est une échappatoire et pour lui et pour le Ciel qui met fin au scandale 1526». Dans la danse macabre de Fagus, le séducteur transgresse les interdits liés à l’amour et ce, jusque dans la mort, l’excès dépasse les limites du possible et le tourbillon dans lequel nous entraîne le poète ne saurait connaître de fin à moins que celui même qui l’a déclenché ne décide que tout cesse. C’est ce qui se produit soudain quand Don Juan, las de chercher, écoute son coeur et laisse échapper cette plainte : « Dieu du ciel, si je pouvais pleurer ! 1527» Vidé de tout désir et ayant compris que « le plaisir s’enfuit avec l’heure » il retrouve les paroles autrefois apprises de la prière en reconnaissant qu’ « Il n’est de grâce inépuisée / Que dans Notre-Seigneur Jésus ! 1528». A ce mot, « les spectres se dispersent » et alors que Don Juan prie « Notre-Dame Marie », « une forme voilée, / Marche sur don Juan et le prend dans ses bras », et, ironie suprême, celle qu’il a toujours refusé de regarder en face lui ouvre son coeur :

« - La seule que voulut ton âme désâmée
Dans les fantômes vains suscités sous tes pas,
La seule bien-aimée ô chercheur d’absolu,
Qui donne sans retour et qui ne trompe pas !
Les voiles tombent faisant voir sous un suaire
Dont partage une grande croix le blanc tissu,
L’altier squelette de la Mort, et qui profère,
D’une voix grave comme un glas : - Quand voudras-tu ? 1529»

Le Don Juan dépeint par Gautier ne peut même plus attirer les faveurs de la Mort, c’est une « ombre cassée », « un squelette fardé, une caricature hideuse du séducteur 1530».

« Malgré le fard épais dont elle était plâtrée,
Comme un marbre couvert d’une gaze pourprée
Sa pâleur transperçait ;
A travers le carmin qui colorait sa lèvre,
Sous son rire d’emprunt on voyait que la fièvre
Chaque nuit le baisait. 1531»

Il regrette d’avoir suivi la « trompeuse Volupté » et « renvoie - non sans ironie - celui qui l’interroge à une autre recherche, dont nous savons déjà par Faust la vanité, la science 1532» :

« Que n’ai-je comme Faust, dans ma cellule sombre,
Contemplé sur le mur la tremblante pénombre
Du microcosme d’or !
(...)
N’écoutez pas l’amour, car c’est un mauvais maître ;
Aimer, c’est ignorer, et vivre, c’est connaître.
Apprenez, apprenez (...). 1533»

Faust, quant à lui, avait conclu que seul l’amour pouvait constituer notre raison de vivre. « Faust a vu Léviathan, le monstre biblique, au milieu d’un pandémonium de monstres marins, il a interrogé le Sphinx antique. En vain. La quête de la connaissance est un leurre, c’est inutilement que Faust a conclu le pacte satanique. Il n’a trouvé que le néant ; un seul des dons qui lui fut octroyé par le diable justifiait la damnation : l’amour. Force est de reconnaître que Gautier a quelque peu diminué la portée du mythe goethéen : son Faust est trop nihiliste ou pas assez. Celui de Goethe est l’insatiable qui veut tout saisir et meurt victime de sa soif, sans un regret. Celui de Gautier, cessant d’être l’Homme de désir pour être au terme de sa quête, celui d’un désir, l’amour, est plus humain, mais moins grandiose. 1534»

« Le néant ! voilà donc ce que l’on trouve au terme !
Comme une tombe un mort, ma cellule renferme
Un cadavre vivant.
C’est pour arriver là que j’ai pris tant de peine,
Et que j’ai sans profit, comme on fait d’une graine,
Semé mon âme au vent.
Un seul baiser, ô douce et blanche Marguerite,
Pris sur ta bouche en fleur, si fraîche et si petite,
Vaut mieux que tout cela.
Ne cherchez pas un mot qui n’est pas dans le livre ;
Pour savoir comme on vit n’oubliez pas de vivre :
Aimez ! car tout est là ! 1535»

La religion semble être la seule échappatoire pour le Don Juan de Fagus, même si la mort se présente à lui en dernier recours ; se tourner vers Dieu nous permettrait donc de construire notre vie, mais que reste-t-il pour ceux qui ne croient pas lorsque l’amour et la science se montrent défaillants ?

Notes
1508.

Ibid., p. 73.

1509.

Ibid., p. 74.

1510.

La Comédie de la Mort, op. cit., « La mort dans la vie », p. 74.

1511.

FAGUS, op. cit., p. 74.

1512.

Ibid., p. 75, 79.

1513.

Cette vision de la danse des femmes nues autour des fossoyeurs trouve son parallèle dans Agonies. « La description macabre d’un cadavre exhumé était élevée, par une image grotesque, au plan personnel du dérisoire, propre à Flaubert. En effet, le fossoyeur ramassait « cette cuisse en pourriture » qui lui était échappée, en sifflant : « Jeunes filles voulez-vous danser ? » L’invitation à la valse, l’invitation à l’amour, se confond avec l’invitation à la mort ». BARGUES ROLLINS Y., Le Pas de Flaubert, op. cit., p. 60.

Nous pouvons également mettre en parallèle avec le texte de Fagus les premières strophes de « Don Juan aux Enfers »

« Quand Don Juan descendit vers l’onde souterraine

Et lorsqu’il eut donné son obole à Charon,

Un sombre mendiant, l’oeil fier comme Antisthène,

D’un bras vengeur et fort saisit chaque aviron.

Montrant leurs seins pendants et leurs robes ouverts,

Des femmes se tordaient sous le noir firmament,

Et, comme un grand troupeau de victimes offertes,

Derrière lui traînaient un long mugissement. »

BAUDELAIRE Charles, « Don Juan aux Enfers », Spleen et Idéal, XV, Les fleurs du Mal, OEuvres complètes, Paris : Robert Laffont, 1980, p. 16.

1514.

FAGUS, op. cit, pp. 76-77.

1515.

Ibid., p. 79.

1516.

Ibid., p. 84.

1517.

Ibid., p. 90.

1518.

Ibid., p. 79.

1519.

Ibid., p. 81.

1520.

Ibid., p. 79.

1521.

DUMOULIE Camille, Don Juan ou l’héroïsme du désir, Vendôme : P.U.F., 1993, p. 44.

1522.

GAUTIER T., La Comédie de la Mort, op. cit., « La mort dans la vie », p. 73.

1523.

DETALLE A., op. cit., p. 64.

1524.

Op. cit., p. 22.

1525.

Ibid., p. 40.

1526.

Ibid., p. 32, 36-37.

1527.

FAGUS , op. cit., p. 94.

1528.

Ibid., p. 96.

1529.

Ibid., pp. 96-97.

1530.

DETALLE A., op. cit., p. 64.

1531.

GAUTIER T., La Comédie de la Mort, op. cit., p. 67.

1532.

Ibid., p. 64.

1533.

Ibid., pp. 74-75.

1534.

DETALLE A., op. cit., p. 63.

1535.

La Comédie de la Mort, op. cit., p. 64.