I.2.3. Les « maîtres du monde ».

« Nous commençons à voir par quoi se définit le mythe de Gautier dans La Comédie de la Mort : Raphaël, Faust, Don Juan forment un choeur à trois voix où l’art, la science, l’amour sont les grands thèmes. Raphaël affirme que le secret de la beauté pure a été perdu par les modernes. Faust dit la vanité de la connaissance, Don Juan la vanité de l’amour. De tout cela il ressort un grand nihilisme, et il ne manquait plus qu’une figure inattendue, promue au rang de mythe, Napoléon, vint confirmer le verdict pour que tout fut dit. 1536» Celui devant qui « l’on portait » « l’aigle et les faisceaux, comme / Aux vieux Césars romains », qui avait « dix rois » pour tenir « sa robe », qui entrait dans les villes sous « un concert de clairon » et à qui l’on présentait toujours des plats d’argent avec des clefs de ville » ; ce nouveau « Charlemagne » avoue qu’il ne sait « rien de plus qu’au jour de [sa] naissance » :

« Je n’ai rien vu de plus du haut de la colonne
Où ma gloire, arc-en-ciel tricolore, rayonne,
Que vous autres d’en bas.
En vain de mon talon j’éperonnais le monde :
Toujours le bruit des camps et du canon qui gronde,
Des assauts, des combats ;
(...)
Un ciel noir, dont la pluie était de la mitraille,
Des morts à saluer sur un champ de bataille ;
Ainsi passaient mes jours. 1537»

Ce désir d’être aimé de tous et de tout posséder, Néron, bien avant lui, l’avait porté à son point le plus haut ; dans un accès de folie, « des cris à la bouche et les yeux en feu », il se confie à son attelage :

‘« Entendez-vous les fanfares qui résonnent jusqu’à Ostie, les battements de mains du peuple, les cris de joie ? Tenez, voilà le safran qu’on jette à pleines mains et qui tombe dans mes cheveux, voilà le sable déjà mouillé de parfums. Oh ! comme mon char roule bien ! comme vos cous s’allongent sous vos rênes dorées ! allons ! plus vite ! la poussière roule, mon manteau flotte, le vent parle et crie : triomphe ! triomphe ! Allons ! plus vite ! plus vite ! voilà qu’on applaudit, qu’on trépigne, qu’on s’agite ; c’est Jupiter qui va dans le ciel. Vite ! vite ! encore plus vite ! 1538»’

Cet être qui ne sait que vouloir que les autres soient des esclaves asservis à ses moindres désirs, répète inlassablement « je veux » : « Maintenant que six cents de mes femmes exécutent en silence les danses de Grèce (...). Je les veux nues » ; « je veux que Rome se taise cette nuit , que le bruit d’aucune barque ne trouble les eaux du Tibre » ; « je veux qu’un jour fait à mes draperies laisse passer des vents embaumés » ; « je veux mourir d’amour, de volupté, d’ivresse ! » ; « je veux faire un plancher d’aloès sur la mer d’Italie et tout Rome viendra y chanter 1539»...

Ce sont les mêmes volontés démesurées que l’on retrouve dans la bouche du roi qui ne rêve que violence et mort « je veux aujourd’hui marcher sur des cadavres ; je veux que ma cavale ait du sang jusqu’au poitrail ; je veux ce soir me faire un monceau de têtes qui dira aux siècles suivants : il a passé là ! 1540»

Nous pouvons alors trouver le personnage de Néron plus « touchant » car, dans sa démesure il recherche une sorte d’esthétisme, et c’est sans doute pour cette raison que Flaubert fait appel à lui. « Ainsi son admiration pour Néron, qu’il exprimera de nouveau dans sa lettre à Chevalier du 15 juillet 1839, l’amène à une évocation de Rome tout à fait déplacée dans cette série d’apparitions d’un symbolisme universel : rois, pauvres, amants, etc... 1541» Il est vrai que l’on a du mal à trouver la justification de cette figure sanguinaire et inique au milieu d’un texte qui n’évoque que des groupes d’êtres humains... La Mort nous met en garde lors de son entrée sur scène : « Ecoute ! En tête est Néron, ce fils chéri de mon coeur, le plus grand poète que la terre ait eu. 1542» Cette poésie qui n’est que désir et violence sut, poussée par une folie sanguinaire, franchir la barrière des mots pour donner naissance à des scènes d’orgies tachées de sang :

‘« (...) tandis que je mangerai des mets que moi seul mange, et qu’on chantera, et que des filles nues jusqu’à la ceinture me serviront des plats d’or et se pencheront pour me voir, on égorgera quelqu’un, car j’aime, et c’est un plaisir de Dieu, à mêler les parfums du sang à ceux des viandes ; et ces voix de la mort m’endormiront à table. 1543»’

Sa folie ne connaît plus de limites, « cette nuit, je brûlerai Rome, cela éclairera le ciel et le fleuve roulera des flots de feu ». Un tel spectacle pouvait certes réjouir la mort qui trouvait en Néron un de ses plus zélés disciples mais Flaubert n’oublie pas de parsemer sa description de pointes d’une ironie mordante. Alors que Néron fait une pause dans l’exposé de ses volontés, Flaubert nous le dépeint tel qu’il est, « le squelette s’arrêta longtemps, puis il releva la tête, fit claquer ses dents et reprit 1544». Ce claquement de dents met à mal tout le discours de l’empereur et marque la dérision des grandeurs, l’aveuglement de celui qui, dans sa folie criminelle, ne sait pas voir que son char est « traîné par douze squelettes de chevaux », que sa toge est un « linceul », qu’une « cohorte de squelettes, montés sur des chars » lui fait escorte, que derrière eux pendent « des armes brisées, des couronnes de laurier, dont les feuilles jaunies et desséchées s’en allaient rapidement avec la poussière et les vents ».

« Son Colisée et son Capitole sont deux grains de sable qui lui ont servi de piédestal, mais la Mort a fauché dans le bas et la statue est tombée. 1545» De même, autour de Bonaparte ne reste plus qu’une « terre » « couverte » d’ « os blanchis » traversée par un fleuve de sang ; un « ciel en feu » ferme « l’horizon » d’un « cercle de carmin » :

« Le sol de cette plaine était d’un blanc d’ivoire,
Un fleuve la coupait comme un ruban de moire
Du rouge le plus vif.
Tout était ras ; ni bois, ni clocher, ni tourelle ;
Et le vent ennuyé la balayait de l’aile
Avec un ton plaintif. 1546»

Alors que Gautier prête à son personnage un éclair de remords, « le conquérant non pas de femmes, mais de terres, le dieu des batailles, s’il avait à revivre, choisirait une vie humble et obscure 1547» :

« Une flûte à sept trous jointe avec de la cire,
Et six chèvres, voilà tout ce que je désire,
Moi, le vainqueur des rois. 1548»

Flaubert scelle la folie de Néron qui s’abaisse à se plaindre devant la mort comme le plus humble des hommes et affirme toujours son insatiable désir de pouvoir : « Mourir ? à peine ai-je vécu ! oh ! comme je ferais de grandes choses à faire trembler l’Olympe ! je finirais par combler l’océan et à m’y promener dessus en char de triomphe. 1549»

Nous pouvons nous demander pourquoi Flaubert, Gautier et Fagus ont éprouvé le besoin d’introduire des personnages aussi individualisés dans leurs oeuvres alors que les danses macabres ne font appel qu’à des types humains. Il faut tout d’abord reconnaître que ces personnages étaient déjà présents dans les danses médiévales, le Juif Errant se trouvait déjà à Bâle, Don Juan représente l’amoureux, Bonaparte et Néron sont des figures d’empereur, quant à Faust, il est celui qui cherche à savoir et trouverait ainsi son origine dans la figure du médecin. Toutefois ces individus possèdent une particularité commune : leur seul nom évoque leur fonction, ils ont poussé leurs désirs d’amour, de savoir, de conquête à son point le plus extrême. En renouvelant la quête de Dante - il ne faut en effet pas oublier qu’il y a toujours un personnage témoin -, Flaubert, Fagus et Gautier en évoquant ces personnalités fortes, tentent d’apporter au lecteur des réponses à leurs questions existentielles. « Au fond c’est le Désir sous toutes ses formes, désir de connaître, désir de conquérir, dont on fait le procès. Au coeur de tout désir, c’est la mort que l’on trouve, la mort que l’amour épicurien de la vie, tel que le connurent les anciens, est impuissant même à conjurer. 1550» Cette démarche n’est en fait pas différente de celle des danses médiévales si ce n’est que pour elles il n’existait qu’une réponse possible : la religion.

Notes
1536.

DETALLE A., op. cit., p. 65.

1537.

Op. cit., pp. 78-79.

1538.

FLAUBERT G., op. cit., p. 171.

1539.

Ibid., pp. 171-172.

1540.

Ibid., pp. 170-171.

1541.

«  « J’aime bien à voir des hommes comme ça [il s’agit de Laquenaire], comme Néron, comme le Marquis de Sade » (Cor., t. I, p. 51). Il s’agit là d’ailleurs d’un engouement fréquent à l’époque romantique ; Castil-Blaze consacre à Néron deux articles dans la Revue de Paris d’avril 1833 qui se terminent ainsi : « Pourquoi faut-il que des niaiseries politiques enlèvent au monde un homme tel que moi ? » C’est la dernière complainte de Néron ; il ne s’est jamais montré plus noble et plus tragique : ce mot est un des plus remarquables de l’antiquité. Et des barbares se sont obstinés à le tourner en ridicule ! » Néron devient le symbole du pur artiste qui refuse la tentation de l’ « engagement  politique ». BRUNEAU J., op. cit., p. 199.

« Le côté sadique de la fascination de Flaubert pour la mort est d’ailleurs à découvert dans ses remarques sur les chambres de torture du château de Clisson : « le bon temps de la haine ! » s’exclame-t-il devant les cachots où on laissait les gens mourir à petit feu et « où on pouvait à son aise [les] sentir mourir à toute heure ». Cette délectation suspecte de l’imagination apparaît également dans la longue description de l’abattoir de Quimper : « J’ai eu l’idée d’une ville terrible... où il y aurait des abattoirs d’homme, et j’ai cherché à trouver quelque chose des agonies humaines, dans ces égorgements qui bramaient et sanglotaient. J’ai songé à des troupeaux d’esclaves amenés là... pour nourrir des maîtres qui les mangeaient sur des tables d’ivoire... » » BARGUES ROLLINS Y., Le pas de Flaubert : une danse macabre, op. cit., p. 19.

1542.

FLAUBERT G., op. cit., p. 171.

1543.

Ibid., p. 172.

1544.

Ibid., p. 172.

1545.

Ibid., p. 171.

1546.

GAUTIER T., La Comédie de la Mort, op. cit. pp. 75-76.

1547.

DETALLE A., op. cit., p. 65.

1548.

La Comédie de la Mort, op. cit., p. 79.

1549.

Op. cit., p. 172.

1550.

DETALLE A., op. cit., p. 65.