II. Quelle vision du monde nous révèlent les morts ?

II.1. Le néant.

Les personnages que nous venons d’évoquer, poussés par le désir - sous quelque forme que celui-ci s’exprime - , sombrent dans l’excès. « L’hybris, faute et condition du héros tragique, par quoi il touche au sacré, est toujours, ainsi qu’en témoigne l’histoire d’Oedipe, d’Antigone, ou de Phèdre, soutenue par un désir hors norme qui laisse les hommes interdits et les dieux vexés. 1551» Don Juan transgresse le pacte social, Faust et le Juif Errant rejettent la parole divine, Néron et Bonaparte bafouent la valeur intrinsèque de la vie, tous se présentent comme des individus « hors norme » et illustrent la vanité des désirs.

« Revenu du pays des fantômes » le poète porte sur lui « Le teint pâle des morts », ses rêves sont détruits,
« Je ne suis plus, hélas ! que l’ombre de moi-même,
Que la tombe vivante où gît tout ce que j’aime,
Et je me survis seul ;
Je promène avec moi les dépouilles glacées
De mes illusions, charmantes trépassées
Dont je suis le linceul. 1552»

« Rien ne vaut la peine de vivre, et pourtant on désire jouir passionnément de sa jeunesse et de l’univers 1553» et lorsqu’il voit celle qui l’a guidé dans le monde souterrain s’approcher de lui, le poète retrouve les paroles plaintives des premières danses, « O Mort, reviens demain ! » « Je te consacrerai mes chansons les plus belles ». Il se tourne alors vers sa « mère » « Nature » mais comprend qu’il ne peut plus « rien aimer 1554» ; ayant constaté l’emprise du néant il ne peut plus alors que regarder la Mort en face :

« Je vois ton crâne ras ;
Je vois tes grands yeux creux, prostituée immonde,
Courtisane éternelle environnant le monde
Avec tes maigres bras ! 1555»

Il découvre alors la vraie nature de la mort et comprend qu’elle non plus ne peut rien lui offrir : « elle est là, la vieille, toujours là, édentée, nous pressant tous, nous embrassant tous ; on la paie avant de se mettre dans la couche qu’elle vous donne ; il faut se mettre nu , lui donner ses vêtements, ses amours, ses trésors, ses empires , elle veut tout. 1556» La mort est devenue prostituée, image originale qui sera reprise par Baudelaire. Celui qui ne croit plus en rien a peut-être seul le courage de voir - « je vois » - le vide inhérent à la Mort et qui se lit métaphoriquement dans ses « grands yeux creux ».

La même obsession de tout ce qui touche à la mort et à la décomposition se retrouve dans les écrits de Flaubert de cette époque. En avril 1838 il compose son premier écrit philosophique, Agonies, pensées sceptiques. « On y trouve l’expression d’une profonde lassitude de la vie, et le narrateur se demande pourquoi il vit puisque, tout autour de lui, ce n’est que le vide, « le néant ». Plus que jamais, on le sent persuadé que l’humanité n’est que cruauté et injustice. Il déclare que sa seule arme contre le désespoir est le plaisir de composer des aphorismes cyniques. Car tout n’est que vanité puisque la mort est au bout de toutes choses : « En moins d’un an les vers déchirent un cadavre, puis c’est la poussière, puis le néant ; après le néant... le néant, et c’est tout ce qu’il en reste ». 1557» « Le message philosophique de La danse des morts, comme celui d’Agonies, c’est que toute création est souffrance et aspire au néant ; aux malédictions de Satan succèdent les déclarations de la Mort. 1558» C’est avec cynisme que le narrateur révèle aux squelettes la teneur de leur « vie » « post-mortem » : absence de lendemain, impuissance des émotions, inutilité des sentiments. « Allez ! vos fêtes n’auront plus de lendemain, elles seront éternelles comme la mort, dansez ! Réjouissez-vous de votre néant ; pour vous plus de soucis ni de fatigues, vous n’êtes plus ; par vous plus de malheur, vous êtes morts. » Tout ce qu’ils étaient, tout ce en quoi ils croyaient, « la vie et le malheur sont partis » avec leurs « chairs » ; c’est pourquoi Flaubert invite les morts à se presser d’entrer dans la danse avant qu’ils ne soient « plus rien », qu’ils soient réduits en « poussières ».

‘« L’amour fait revivre 1559» mais l’oubli efface la pensée des êtres chers, chaque être, chaque civilisation suivant un processus plus ou moins rapide sera renvoyé au néant. « Peuples, où sont vos noms effacés par le sable qu’a soulevé la tempête, tempête qu’en ont effacé tant d’autres ? 1560» « L’hypocrisie, le manque de sincérité, la faiblesse des travers humains devant la mort révoltent  Flaubert pour qui « la grande, la seule affaire de l’homme digne de ce nom, est de fréquenter le néant en toute lucidité. » 1561»’
Notes
1551.

DUMOULIE C., op. cit., p. 21.

1552.

GAUTIER T., La Comédie de la Mort, op. cit., p. 81.

1553.

MARTINO P., op. cit., p. 20.

1554.

GAUTIER T., La Comédie de la Mort, op. cit., p. 81-83.

1555.

Ibid., p. 85.

1556.

FLAUBERT G. , op. cit., p. 163.

1557.

STARKIE Enid, Flaubert, jeunesse et maturité, traduit de l’anglais par Elisabeth Gaspar, Vienne : Mercure de France, 1970, p. 61.

1558.

BRUNEAU J., op. cit., p. 200.

Il ajoute : « Flaubert a été gêné par le concept chrétien de l’immortalité de Dieu et de Satan : ce dernier dit à la Mort : « (...) ta chute dût-elle durer un million de siècles, tu mourras, car le monde doit finir, tout, excepté moi ; je serai plus éternel que Dieu, je dois vivre pour former le chaos d’autres mondes », et pourtant, à la fin de La danse des morts, les trois êtres surnaturels sont présentés comme éternels. Flaubert cherche, en philosophe, une forme d’éternité qui ne soit pas le néant, mais il est incapable de la trouver encore : Yuk, et surtout, dans Saint Antoine, la matière, seront des réponses plus claires et plus cohérentes à cette grave question. »

1559.

La danse des morts, op. cit., p. 162.

1560.

Ibid., p. 167.

1561.

BARGUES ROLLINS Y., Le pas de Flaubert, op. cit., p. 15.