II.2. La présence divine.

Le Grand portail des morts de Serge Barrault « puise son originalité dans le fait qu’il est plongé dans toute la tradition littéraire sur le mort de la fin du moyen âge et la vivifie d’un esprit tout à fait chrétien, fondé sur la certitude du salut apporté par le Christ 1562». La prière a le pouvoir de retarder l’approche de la mort ; parce qu’il sait que chaque minute qui passe le rapproche de sa victime le « squelette » offre à la nonne un « bouquet » en lui souhaitant un « bon anniversaire », mais celle-ci ne se laisse pas intimider par « cet affreux galant » et

« Lui répond : « Mort, je sais que régulière
Est ton approche, et prie en l’observant. »
Le spectre aussitôt grimpe au mur de lierre
Et fuit, vexé, tant que rit, le bravant,
La nonne sous l’arcade du couvent. 1563»

Et lorsque la mort aperçoit la croix que le poète cachait sous son manteau elle « suspend son vain bruit 1564» et sans prononcer de parole, quitte les lieux. Ce défi concret que tout chrétien peut lancer à la mort se retrouve dans les oeuvres de Fagus et Ducos du Hauron. Macaber montre au poète les moyens dont l’homme dispose pour ne pas être mêlé à « l’infernale ronde 1565». « Dieu » « trempa » les épées des « combattants » « pour changer le monde », « aucun d’eux ne pactise / Avec un siècle où l’or sur l’honneur a le pas 1566» ; quant à la « foule innombrable » des prêtres, « le Christ » l’ « envoie aux nations » pour

« Révéler la splendeur des éternels royaumes,
Guider, bénir, absoudre et consoler les hommes,
Braver leurs persécutions. 1567»
Ceux qui combattent pour la foi, qu’ils soient prêtres ou soldats, échapperont à la damnation symbolisée par le « fatal vertige 1568» de la ronde macabre ;
« La Danse Macabrée, en ses sombres lacets,
N’enlacera jamais cette milice austère. 1569»

Mais le simple chrétien peut lui aussi se libérer de l’emprise de la Mort. Alors qu’il se sent irrésistiblement attiré vers la ronde orgiaque, le poète demande humblement l’aide de Marie :

« Le désir m’écartèle et danse dans mon sang ;
Il me saisit vivant, m’aveugle et me terrasse,
Il me tord comme un ver lancé dans un bûcher ;
Des touffeurs, des froideurs circulent sur ma face,
Ma chair brame vers la torride chevauchée.
Moi, ô moi, est-ce moi qui me rêvais un ange ?
S’appelle-t-elle amour, cette fièvre sans nom ?
Je me débats en vain contre ma propre fange :
- Vierge Mère de Dieu, sauvez-moi du Démon !
Et le cauchemar noir magiquement s’affaisse (...). 1570»

Le pouvoir de la Mort s’effondre lorsque nous nous tournons vers Dieu, ainsi, dans ces trois oeuvres, la mort change de visage, elle est assimilée à l’orgueil, à l’avarice, à la luxure ... aux péchés capitaux. « C’est-à-dire que, à l’aide de ces petits tableaux où le pouvoir de la mort est presque ridiculisé, Barrault [et il en est de même pour Fagus et Ducos du Hauron] aborde directement la question la plus importante du problème : la fuite de la mort face à n’importe quel geste renvoyant à Dieu propose une assimilation directe entre elle et Satan. Voilà alors que la question se définit de plus en plus autour du péché et de la grâce, du corps et de l’âme et par là autour de la survivance de l’homme après la corruption du corps. 1571».

La décomposition corporelle ne représente qu’une étape dans le cheminement d’un chrétien, « Dieu ressuscite un nombre infini de Lazares 1572» et « retissera » la chair ; les « corps honorés par une âme » « connaîtront la gloire 1573». Pour Serge Barrault, « il n’y a aucune opposition entre la matière et l’esprit, ils ne font qu’un, comme dit le poète dans le dialogue qu’il entame avec la Mort 1574» :

« (...) Mort, est-ce avecque ma chair
Que j’ai pensé la strophe, aimé Dieu, la patrie ?
Quand l’architecte meurt, l’âme va-t-elle au ver ?
L’immense cathédrale est-elle ensevelie ?
- Soit, dit le Spectre, l’homme en ses travaux survit.
D’âme on n’en vit jamais. O Mort, la cathédrale
Est-elle oeuvre de chair ? - Non. - L’homme, alors, la fit
Non par cette chair, qui sous ta caresse râle,
Mais par ce qui t’échappe, oui, l’Ange intérieur
Dont l’Ange extérieur est le Mentor fidèle. 1575»

La mort, bien qu’elle fasse peur, n’est pas capable d’annuler totalement l’homme, « car si elle est « le sel de la vie », « l’invisible bord », « l’Universelle Impératrice / d’un peuple souterrain qui dort », elle est aussi « l’antre du Seigneur » et surtout « la Porte qui s’ouvre sur le paradis ou l’enfer », « le Livre des Fautes », « la Côte où les Elus voient ta splendeur / ô transfiguré du Thabor ». C’est pourquoi le Cantique à la Mort, qui suit les quatre danses, se termine par un joyeux « Gloire à l’aurore de la mort », qui restitue à celle-ci son côté positif et naturel, même s’il est douloureux 1576». Le poète nous fait suivre pas à pas les affres de l’agonie d’un chrétien aidé dans son départ par les rites sacrés et « le rythme même du poème, qui va jusqu’à treize pieds, au-delà de l’alexandrin, nous fait sentir par cet élargissement inaccoutumé, le dépassement de la vie matérielle dans le grand départ 1577».

Sur terre, les « merveilles de la nature mènent le poète jusqu’à Dieu, seul capable de « ressusciter une fleur ou un homme1578». Transformés par les rayons de l’aube, l’araignée et le grillon perdent leur pouvoir maléfique, « Ce que j’ai pris pour un froissement métallique / N’est que le frisselis d’un grillon matinal 1579». Un « souffle d’amour et de joie » enveloppe l’arrivée de l’aube et le poète, comme projeté hors de son cauchemar, sent « palpiter les feuilles et les fleurs ». Une jeune femme s’avance, berçant son enfant alors qu’au même moment chaque parcelle de la création s’éveille et glorifie le Seigneur : « l’herbe frémissante », « les oiseaux », « la mer sans rivages », « les bêtes sauvages », « le soleil », « l’insecte dans l’herbe », « les morts innombrables », « les enfants à naître » et les « damnés eux mêmes » entonnent l’hymne « Gloire à lui qui seul est amour ! ».

« Et la main de l’enfant sur mon front s’est posée,
Un amour hier inconnu me ressuscite,
C’est de ce matin-ci qu’enfin je me sens né !
Un coeur, un coeur d’enfant, un coeur tout neuf m’habite,
L’amour me ressuscite et me voilà sauvé.
Je sens un besoin fou de crier : Je t’adore,
O mon Dieu je t’adore, emporte-moi, prends-moi ;
Salut, jour inédit, salut, nouvelle aurore,
Nulle aurore ne fut aussi belle que toi !
Je me réjouirai avec les fleurs des bois,
Avec le ciel, la terre, et toute la nature ;
J’ai faim de n’être plus qu’une docile voix,
Dans l’humble et triomphal concert des créatures,
Et je chante de tout mon coeur pacifié,
Avec des larmes d’allégresse plein les yeux :
Notre Père qui êtes aux cieux,
Votre Nom soit sanctifié ! 1580»

La danse de Fagus rejoint celle de Barrault, le poète « trouve des leçons morales à sa contemplation : le boeuf et le cheval lui enseignent l’un l’humilité, l’autre la fierté ; l’arbre ébranché lui apprend la résignation. Pour lui la Nature est tout entière vivante 1581». Elle nous approche déjà de l’infini attendu et son observation nous conduit à Dieu ; lorsque sa dernière heure a sonné, « l’agonisant du Grand Portail des Morts se retourne avant de mourir vers le jardin d’autrefois « où était le bonheur » 1582».

Notes
1562.

FABIANI D., op. cit., p. 176.

1563.

« La quatrième danse macabre », op. cit., p. 18.

1564.

« La troisième danse macabre », op. cit., p. 16.

1565.

DUCOS DU HAURON A., op. cit., p. 49.

1566.

Ibid., pp. 52-53.

1567.

Ibid., p. 54.

1568.

Ibid., p. 48.

1569.

Ibid., p. 53.

1570.

FAGUS, op. cit., pp. 130-131.

1571.

FABIANI D., op. cit., p. 178.

1572.

DUCOS DU HAURON A., op. cit., p. 56.

1573.

BARRAULT S., « La troisième danse macabre », op. cit., pp. 15-16.

1574.

FABIANI D., op. cit., p. 178.

1575.

Op. cit., pp. 14-15.

1576.

FABIANI D., op. cit., p. 178.

1577.

BORIONE E., « Serge Barrault », Les amis de Saint François, juillet-octobre 1968, n°4-5, p. 145.

1578.

Ibid., p. 145.

1579.

FAGUS, op. cit., p. 139.

1580.

Ibid., pp. 142-145.

1581.

BORIONE E., op. cit., p. 144.

1582.

Ibid., p. 143.