III.2. L’impossible communication

Cette fuite des morts, assimilés aux esprits du mal, illustre concrètement l’absence de communication entre les vivants et les morts. Alors que les morts des danses médiévales avaient pour mission de prévenir les vivants de leur future destinée en leur montrant les voies de l’Enfer et du Paradis, les morts qui participent au sabbat s’enferment dans leur ronde et celui qui les surprend dans leurs ébats n’a jamais le statut d’acteur, il est un simple témoin.

L’échange entre les deux groupes est donc assez limité puisque dans la majorité des danses les morts parlent entre eux ; lorsqu’un mort s’adresse au poète, comme c’est le cas dans les textes de Barrault, Ducos du Hauron et Gautier, il s’agit de lui rappeler sa destinée :

« Je te ferai, brisant ta flûte aux neuf roseaux,
Un squelette bien propre à six pieds sous la terre. 1596»
... et ces paroles font écho à celles que le mort lançait au vif :
« Tel serés vous et tel, comme ore
Estes, fumes, ja fu li ore,
Et aussi bel et de tel pris ;
Mais mors i a tel catel pris
Ke ne devise on pour deniers,
C’est de char, de cuir et de niers,
Dont poi sur les os nous demeure,
Et ce tant est plus noir de meure. 1597»

Elles l’invitent aussi à prendre conscience, comme le faisaient les fresques médiévales par l’intermédiaire de personnages tels que l’usurier, le bourgeois... des excès de ce monde, qu’ils soient désirs de posséder, « S’enrichir et jouir, c’est toute leur science 1598», ou désirs d’absolu, « Que de désirs au ciel sont remontés de terre / Toujours inapaisés ! 1599»

Cette scission au sein de la communication se produit dès l’entrée dans le cimetière qui représente matériellement le royaume des morts. Dans le poème de Serge Barrault, « l’enterrement déroule ses pompes, entremêlant les prières, les réflexions des assistants qui ne sont là que pour des raisons de convenances ; le mort lui aussi parle, ce mort abandonné que nulle tendresse ne peut accompagner en sa couche funèbre, il n’est plus qu’un cadavre où le chien va « flairer la bête abattue ». L’âme a bien pu s’écrier :

« Sur les confins de la planète
J’arrive à l’océan du ciel »
La mélopée des croque-morts accompagne une dépouille inerte :
« Portons en terre
Qui pourrira
Vêtu d’un drap
Et solitaire. 1600»

Le défunt se retrouve seul face à la mort et ce même dans La maison des morts. Bien que les vivants se soient mêlés dans la journée au cortège des morts, qu’ils aient échangé des promesses ou même une « bague 1601», ils ne les suivent pas jusqu’au lieu de leur éternelle demeure. « Dans la ville / Notre troupe diminua peu à peu », certains « entraient dans les brasseries », d’autres les quittaient « devant une boucherie » , « On se disait / Au revoir / A bientôt 1602»... La journée qui s’achève semble n’avoir été en rien différente des précédentes, les vivants n’ont pas conscience d’avoir fréquenté la mort et le poète, seul, accompagne la petite troupe au cimetière :

« Bientôt je restai seul avec ces morts
Qui s’en allaient tout droit
Au cimetière
Sous les Arcades
Je les reconnus
Couchés
Immobiles
Et bien vêtus
Attendant la sépulture derrière les vitrines 1603»

Enfin, s’il est parfois permis aux morts de sortir de leur tombe et de s’adresser aux vivants, on ne les accepte plus dans leurs anciennes demeures, et l’amant obligé de « rester sur son lit mortuaire » se souvient des « promesses sans nombre » de celle qui lui avait assuré un amour éternel. Sa plainte trouvera son écho dans « La servante au grand coeur » :

« Et ne pouvoir venir, quelque nuit de décembre,
Pendant qu’elle est au bal, se tapir dans sa chambre,
Et lorsque, de retour,
Rieuse, elle défait au miroir sa toilette,
Dans un cristal profond réfléchir son squelette
Et sa poitrine à jour (...). 1604»
‘« Gautier imagine non pas la vie supérieure qui promettent les religions après la mort, mais une sorte de vie larvaire où la chair défaite, mais habitée par l’esprit, conserve quelques-uns des attributs d’autrefois : la mémoire, la souffrance, la jalousie. 1605»’

Seul le souvenir, lorsqu’il survit à la mort, peut permettre de franchir la frontière qui sépare les vivants de ceux qui ne sont plus, c’est pourquoi ceux qui dans la Maison des morts ont vécu quelques heures avec les défunts sont comme transfigurés :

« Car y a-t-il rien qui vous élève
Comme d’avoir aimé un mort ou une morte
On devient si pur qu’on en arrive
Dans les glaciers de la mémoire
A se confondre avec le souvenir
On est fortifié pour la vie
Et l’on a plus besoin de personne 1606»

« Plus rien ne s’adresse à la chair dans l’amour voué à un mort, à une morte. Dépouillé de toute sensualité, il s’attache à ce qui dans l’être n’existe plus matériellement, ne peut être ressuscité que par le souvenir, est devenu souvenir. De sorte que l’amant et l’aimée, l’aimé et l’amante se désincarnent à leur tour :

« On devient si pur qu’on en arrive
(...)
A se confondre avec le souvenir »

L’expression de l’idée est d’autant plus admirable dans son dépouillement qu’entre les deux vers s’intercale une image étincelante par elle-même et davantage encore d’être la seule :

« On devient si pur qu’on en arrive
Dans les glaciers de la mémoire
A se confondre avec le souvenir »

Dans la métaphore l’objet de nature ne fait plus qu’un avec une faculté spirituelle. Le glacier, pur cristal, pur miroir, et son froid comme celui de la mort, la mémoire où se mire la vie passée conservent dans un translucide cercueil de gel la présence immatérielle de ce qui fut. 1607»

Toutefois, tout n’est jamais immobile, et, si nous pouvons imaginer effleurer une pureté telle que l’on ne fasse qu’un avec ce souvenir immatériel et définitif de l’être cher, il est impossible « de ne pas admettre qu’en nous, hélas, le souvenir s’altère, pâlit et s’efface, et que sa possession même n’est jamais le temps retrouvé puisqu’elle ne nous restitue que l’ombre impalpable de ce qui fut 1608». C’est sans doute pour annoncer que tout ceci n’est que chimère que le narrateur multiplie ses interventions au cours de ses descriptions d’un âge d’or qui survivrait à la mort : « oui tous vos péchés sont absous », des rondes « Aux paroles absurdes et lyriques », « Hélas ! la bague était brisée 1609».... Ces commentaires « participent au temps présent de l’énonciation et reviennent sur l’énoncé pour contester le merveilleux et en désigner la fausseté. Parce que ces couples sont sans avenir, le bonheur passé peut se perpétuer dans le présent, l’instant déterminer la durée 1610». Cet amour, privé de futur, pétrifie le sujet dans le souvenir et le rend ainsi semblable au défunt qui l’obsède. « Apollinaire sourit du peu que nous sommes et que seraient les morts s’ils revenaient à la vie, mais surtout il éprouve et fait éprouver toute la mélancolie que les sentiments les plus profonds soient guettés par la séparation éternelle, de sorte que l’amour entre les être est condamné, l’amour entre lui et Annie, comme si elle et lui n’étaient déjà plus. 1611»

L’absence de communication entre les morts et les vivants qui est propre aux XIXe et XXe siècles va à l’encontre des légendes populaires que nous évoquions au début de cette partie. En effet, le « soir de la Toussaint, veille de la fête des Morts, les défunts viennent tous visiter les vivants ». A cette occasion, en Irlande, « ils vont chez leurs amis s’asseoir auprès du feu ; mais ceux-là seuls qui mourront dans l’année peuvent les voir. En vue de cette visite, on balaie soigneusement, on fait un bon feu et on dit des prières 1612». Les auteurs qui se sont inspirés des danses macabres ont conservé l’idée selon laquelle les morts pouvaient sortir de leur tombeau, mais, rejetant la mort loin des villes, ils ont imaginé que les morts ne venaient pas déranger la vie tranquille des vivants. Les défunts n’ont donc plus accès à leurs anciennes demeures, ils se lèvent pour danser seuls et parcourent la campagne sans jamais rencontrer âme qui vive. Quant au témoin de ces mystérieuses réunions, s’il accrédite leur venue, il ne subit plus le même sort que par le passé, sa mort n’est plus programmée pour les jours ou l’année à venir, seul Théophile Gautier respecte encore ce thème légendaire :

« Je suis trop jeune encor, je veux aimer et vivre,
Mort ! ... et je ne puis me résoudre à te suivre
Dans le sombre chemin (...). 1613»

Les danses macabres sont toujours porteuses du même message ; les empires, le désir de posséder, de conquérir et de tout savoir sont voués à la mort, c’est ce qu’illustrent à leur manière les personnages de Faust, de Don Juan, de Néron, de Bonaparte et du Juif Errant. Pour celui qui ne peut croire en Dieu s’ouvre alors le gouffre du néant. Un espoir s’élève toutefois de la Maison des morts d’Apollinaire qui nous entraîne dans le monde du rêve et nous permet de vivre, l’espace d’un poème, en harmonie avec ceux qui ne sont plus. « Dérisoire l’importance que nous attachons à nos actes, à nos espoirs et à nos amours ; et pourtant ces amours sont si fortes que peut-être elles subsistent jusque chez les morts. 1614»  

Le statut des danses macabres s’est néanmoins modifié puisque les morts n’apparaissent plus à une foule de vivants destinés à leur emboîter le pas dans la tombe. La mort ne pénètre plus dans les lieux où séjournent les hommes mais établit son terrain de danse hors des sentiers battus, au sein des cimetières désormais désertés par le public ou loin des villes, en pleine campagne ou dans la forêt. De plus, les apparitions des morts, dont on pouvait supposer qu’elle avaient lieu à n’importe quel moment de la journée, puisque l’on voit la mort d’Holbein entrer chez la ménagère qui prépare son souper ou encore interrompre le moissonneur dans son champs, se réduisent à la nuit. Faire lever les morts de nuit associe presque obligatoirement au thème la présence des esprits du mal. Dans les légendes les plus anciennes, le voyageur égaré doit se méfier des troupes de morts qui parcourent la campagne après le coucher du soleil et tous les procès de sorcellerie feront de certaines nuits le moment de prédilection des sabbats. Toutefois, le creuset des légendes folkloriques permet de rejoindre le motif des danses grâce à l’idée de contrainte, celui qui voit les morts se lever est obligé de les suivre ou de les écouter.

Il assiste alors à un étrange ballet des trépassés, qui, brisant tous les tabous, s’adonnent aux excès les plus divers. Les morts, s’inspirant de la chorégraphie des premières fresques macabres, dansent avec frénésie, tandis que Satan les initie parfois au sabbat. Mais le motif de la danse permet avant tout de faire défiler devant les yeux du témoin apeuré ou du Christ affligé, les différents représentants de l’humanité. Comme par le passé, chacun regrette les joies de la vie terrestre et tente de goûter encore, souvent avec excès, le temps d’une danse ou d’une promenade aux abords de la ville, les plaisirs de la vie. La grande nouveauté de nos textes réside dans le fait que les morts brisent les tabous que la société leur imposait et qu’ils ne regrettent que très rarement leurs actes.

La danse des morts permet enfin de proclamer l’égalité des hommes dans la mort, égalité qui n’était autrefois qu’éphémère puisqu’enterrement ou sépulture n’étaient pas les mêmes pour tous. Les morts ne sont plus que des squelettes indéfinis, et seules leurs pensées, leurs regrets nous permettent de savoir qui ils furent. Selon les auteurs chrétiens, les vivants ont définitivement oublié Dieu et refusent de regarder la mort comme la fin inéluctable de leur existence :

« Qu’on ne leur parle plus de la mort maintenant :
Païens efféminés, ce mot inconvenant
Les fait tomber en défaillance. 1615»

Pour les autres, les morts doivent se « réjouir » de leur néant pendant qu’il est encore temps : « pour vous plus de soucis ni de fatigues, vous n’êtes plus ; par vous plus de malheur, vous êtes morts. » Cruelle ironie qui réduit notre vie à attendre de pouvoir danser avec les morts pour être enfin libéré des soucis de l’existence ... Mais encore faut-il se dépêcher, car un jour notre squelette lui-même ne sera plus : « lorsque vous ne serez plus rien, comme la terre sur laquelle vous dansez, un vent d’été doux, plein de parfums et de délices, enlèvera peut-être vos poussières et les jettera sur des roses. 1616»

Notes
1596.

BARRAULT S.,. « la troisième danse macabre », op. cit, p. 14.

1597.

CONDE B. de, op. cit., vers 71-78, p. 58.

1598.

DUCOS DU HAURON A., op. cit., p. 14.

1599.

GAUTIER T., La Comédie de la Mort, op. cit.., p. 64.

1600.

BORIONE E., op. cit., p. 146.

1601.

APOLLINAIRE A., op. cit., p. 42.

1602.

Ibid., p. 45.

1603.

Ibid., p. 46.

1604.

GAUTIER T., La Comédie de la Mort, op. cit., « La vie dans la mort », pp. 40-41.

1605.

DETALLE A., op. cit., p. 62.

1606.

APOLLINAIRE G., op. cit., p. 46.

1607.

DURRY Marie-Jeanne, Guillaume Apollinaire, Alcools, Tome II, Paris : Société d’édition d’enseignement supérieur, 1964, pp. 140-141.

1608.

Id., Guillaume Apollinaire, Alcools, Tome III, p. 122.

1609.

Op. cit., pp. 40, 42-43.

1610.

ALEXANDRE Didier, Guillaume Apollinaire, Alcools, Vendôme : P.U.F., 1994, p. 91.

1611.

DURRY M.J., Guillaume Apollinaire, Alcools, Tome III, pp. 122-123.

1612.

LE BRAZ A., op. cit., tome 2, p. 72.

1613.

La Comédie de la Mort, op. cit., p. 81.

1614.

DURRY M. J., op. cit., tome 3, p. 122.

1615.

DUCOS DU HAURON A., op. cit., p. 14.

1616.

FLAUBERT G., op. cit., p. 162.