I.2. L’irréalité

Le caractère presque irréel des richesses que les danseurs côtoient fait lentement glisser le lecteur dans l’univers du merveilleux, celui-ci naît de l’alliance des couleurs et de la lumière. Le prince gratifie ses convives « d’un bal masqué de la plus insolite magnificence », il se déroule dans une série de salles qui forment une « enfilade impériale ». Toutes arborent des couleurs différentes rehaussées par un subtil éclairage. « Chaque fenêtre était faite de verres coloriés en harmonie avec le ton dominant dans les décorations de la salle sur laquelle elle s’ouvrait. Celle qui occupait l’extrémité orientale, par exemple, était tendue de bleu, - et les fenêtres étaient d’un bleu profond. La seconde pièce était ornée et tendue de pourpre, et les carreaux étaient pourpres. La troisième, entièrement verte, et vertes les fenêtres. La quatrième, décorée d’orange, était éclairée par une fenêtre orangée, - la cinquième, blanche, - la sixième, violette. 1627» L’unicité des salles est mise en valeur par des « ornements d’or éparpillés à profusion çà et là ou suspendus aux lambris 1628» ; symbole de richesse, l’or devient ostentatoire dans le « salon splendide, aux parois d’argent et d’or, aux lustres étincelants, brillants de bougies 1629» des nouveaux parvenus.

La splendeur des lieux se prolonge dans la beauté étincelante des femmes. « Là, fourmillaient, s’agitaient et papillonnaient les plus jolies femmes de Paris, les plus riches, les mieux titrées, éclatantes, pompeuses, éblouissantes de diamants ! des fleurs sur la tête, sur le sein, dans les cheveux, semées sur les robes, ou en guirlandes à leurs pieds. C’était de légers frémissements de joie, des pas voluptueux qui faisaient rouler les dentelles, les blondes, la mousseline autour de leurs flancs délicats. 1630» Les femmes sont transformées en fleurs, « le frémissement des dentelles, le flottement des mousselines et la vapeur des parfums installent le sème de vaporeux 1631» qui, mêlé à l’éclat des couleurs et de l’or, enivre les convives. La « fête tourbillonnait », les pièces « fourmillaient de monde, et le coeur de la vie y battait fiévreusement 1632». « Les éclats de voix des joueurs, à chaque coup imprévu, le retentissement de l’or se mêlaient à la musique, au murmure des conversations ; pour achever d’étourdir cette foule enivrée par tout ce que le monde peut offrir de séductions, une vapeur de parfum et l’ivresse générale agissaient sur les imaginations affolées. 1633»

« Les lumières, le feu des diamants 1634» se reflètent dans les yeux des danseurs et apportent une ultime touche de magie à l’ensemble de la scène. « Ni lampes, ni bougies ; aucune lumière de cette sorte dans cette longue suite de pièces. Mais, dans les corridors qui leur servaient de ceinture, juste en face de chaque fenêtre, se dressait un énorme trépied, avec un brasier éclatant, qui projetait ses rayons à travers les carreaux de couleur et illuminait la salle d’une manière éblouissante. Ainsi se produisaient une multitude d’aspects chatoyants et fantastiques. 1635»

La magnificence des lieux met en valeur la beauté des femmes, et celles-ci, en retour, par leur éclat, propagent les lumières de la fête. Tous les sens sont en éveil, la vue se perd dans le faste du « décorum 1636», l’odorat recherche les parfums sensuels des femmes, le toucher caresse les mousselines et la soie, l’ouïe tourbillonne en suivant « le chant des violons 1637», se laisse griser par les « éclats de voix » et le « murmure des conversations 1638», le goût s’enivre dans les flots de « vin 1639». « La fête de la Vie 1640» atteint une telle magnificence et prend une telle ampleur que le spectateur qui la contemple se trouve projeté dans un univers irréel. Les « hommes en joie » se livrent dans les salons guindés à des « décentes bacchanales 1641», en d’autres lieux moins attachés aux apparences, l’oxymore est remplacée par l’hyperbole, la « foule ivre 1642» s’abandonne au « torrent des orgies » et s’adonne au « sabbat du Plaisir ». Les métaphores du « torrent » et du « sabbat » renforcent l’image du mouvement tumultueux associé aux fêtes bachiques. Rêve et réalité se confondent dans l’esprit de la « foule festoyante 1643», « c’était une joyeuse et magnifique orgie », « c’était le même trouble, le même frisson, les mêmes rêveries ». L’ensemble des participants forme une unité qui vibre et vit au rythme des accords. « Et la musique s’enfle de nouveau, et les rêves revivent, et ils se tordent çà et là plus joyeusement que jamais, reflétant la couleur des fenêtres à travers lesquelles ruisselle le rayonnement des trépieds. 1644»

Le son du violon entraîne les danseurs dans des valses endiablées, le vin coule à flots, l’éclat des diamants, le parfum des femmes et le faste du décorum enivrent les convives.... les vivants nous convient, d’une manière bien plus agréable que les morts... au sabbat du plaisir ! Grisés par les richesses qui s’offrent à eux, les danseurs se croient invulnérables... cependant, derrière les masques, se cachent parfois de sombres et dangereux mystères...

Notes
1627.

POE E.A., op. cit., p. 192.

1628.

Ibid., p. 193.

1629.

BALZAC H. de., op. cit., p. 1044.

1630.

Ibid., p. 1044.

1631.

BARTHES R., op. cit., p. 32.

1632.

POE E.A., op. cit., p. 195.

1633.

BALZAC H. de., op. cit., pp. 1044, 1045.

1634.

Ibid., p. 1044.

1635.

POE E.A., op. cit., p. 193.

1636.

Ibid., p. 195.

1637.

BAUDELAIRE Charles, « Danse macabre », Tableaux parisiens, CXVII, Les Fleurs du Mal, OEuvres complètes, Paris : Robert Laffont, 1980, p. 72.

1638.

BALZAC H. de., op. cit., pp. 1044-1045.

1639.

POE E.A., op. cit., p. 192.

1640.

BAUDELAIRE C., « Danse macabre », op. cit., p. 72.

1641.

BALZAC H. de., op. cit., p. 1044.

1642.

CAZALIS Henri, « Danse macabre », Le Parnasse contemporain, recueil de vers nouveaux, Paris : A. Lemerre éditeur, 1869, p. 184. (Nous ne ferons référence dans cette partie qu’à cette « Danse macabre » de Cazalis, qui bien que portant le même titre, n’est pas la même que celle qui accompagne la partition de Saint-Saëns.)

1643.

POE E.A., op. cit., p. 195.

1644.

Ibid., p. 194.