II.1. Le mystère.

Une atmosphère de mystère entoure la réussite des Lanty. « Personne ne savait de quel pays venait la famille de Lanty, ni de quel commerce, de quelle spoliation, de quelle piraterie ou de quel héritage provenait une fortune estimée à plusieurs millions. 1649» La fortune des nouveaux nantis, comme le suggérait déjà le quartier dans lequel ils ont élu résidence, est directement associée au marchandage ou au vol ; mais peu importe l’origine de la richesse puisque l’or que l’on a amassé permet de se montrer prodigue et d’enivrer la haute société ...

‘« Cette mystérieuse famille avait tout l’attrait d’un poème de lord Byron, dont les difficultés étaient traduites d’une manière différente pour chaque personne du beau monde : un chant obscur et sublime de strophe en strophe. La réserve que M. et Mme de Lanty gardaient sur leur origine, sur leur existence passée et sur leurs relations avec les quatre parties du monde n’eût pas été longtemps un sujet d’étonnement à Paris. En nul pays peut-être l’axiome de Vespasien n’est mieux compris. Là, les écus même tachés de sang ou de boue ne trahissent rien et représentent tout. Pourvu que la haute société sache le chiffre de votre fortune, vous êtes classé parmi les sommes qui vous sont égales, et personne ne vous demande à voir vos parchemins, parce que tout le monde sait combien peu ils coûtent. 1650»’

Le mystère concernant l’origine et le caractère douteux de cette fortune se poursuit dans la personne du vieillard qui fait parfois une « apparition 1651» au milieu de l’hôtel. « Caché pendant des mois entiers au fond d’un sanctuaire inconnu, ce génie familier en sortait tout à coup comme furtivement, sans être attendu, et apparaissait au milieu des salons comme ces fées d’autrefois qui descendaient de leurs dragons volants pour venir troubler les solennités auxquelles elles n’avaient pas été conviées. » Une telle visite « causait toujours une grande sensation dans la famille. On eût dit un événement de haute importance » ; lorsque Marianina ne s’attendait pas à le voir apparaître, elle « jetait un regard de terreur sur le vieillard 1652» et le comte « employait mille stratagèmes pour arriver à lui 1653». Seuls les membres de la famille ont le droit de l’aider à se déplacer et surveillent ses « moindres mouvements 1654» ; Marianina le raccompagne dans sa chambre dont l’entrée est « cachée dans la tenture », « en le regardant avec une espèce d’inquiétude posant lentement ses pieds débiles », elle a pour lui « un soin maternel », « une filiale sollicitude » et elle quitte le « cadavre ambulant » après l’avoir « respectueusement 1655» embrassé. Cette alliance de la délicatesse et de la laideur a de quoi surprendre et ne manque pas d’alimenter les conversations. « Assassin », « banqueroutier 1656», « grand criminel », personnage  antropomorphe mêlant en lui la « goule » et le « vampire 1657» ; « comte de Saint-Germain », « Cagliostro 1658» ou « tête génoise » « sur la vie duquel reposent d’énormes capitaux 1659», « toutes les investigations » et toutes les « conjectures du monde 1660» sont réduites à néant. Le « secret » sur ce personnage était « si bien gardé » que « les espions de bonne compagnie, les gobe-mouches et les politiques avaient fini, de guerre lasse, par ne plus s’occuper de ce mystère 1661».

Le narrateur utilise cette histoire mystérieuse pour attirer l’attention de Madame de Rochefide, sans doute pense-t-il ainsi la séduire. Or la révélation du secret va anéantir toutes ses tentatives pour s’approprier les bonnes grâces de la marquise. Ce mystère que la Zambinella avait déjà entretenu auprès de Sarrasine, avait entraîné la mort du sculpteur qui n’était pas préparé à affronter la vérité. Il va, quelques années plus tard, provoquer la mort « virtuelle » de la jeune parisienne qui s’écrie, à la fin du récit :

‘« Vous m’avez dégoûtée de la vie et des passions pour longtemps. Au monstre près, tous les sentiments humains ne se dénouent-ils pas ainsi, par d’atroces déceptions ? (...) Paris, dit-elle, est une terre bien hospitalière ; il accueille tout, et les fortunes honteuses, et les fortunes ensanglantées. Le crime et l’infamie y ont droit d’asile, y rencontrent des sympathies ; la vertu seule y est sans autels. Oui, les âmes pures ont une patrie dans le ciel ! Personne ne m’aura connue ! J’en suis fière. 1662»’ ‘« L’incapacité où se trouve la jeune Parisienne de passer sur les principes de son éducation ou les préjugés de sa caste l’induit à mépriser, non seulement la société parisienne, mais les liens de la passion amoureuse ou familiale. Sarrasine demande à son modèle d’être dans la vie conforme à la perfection dont il suggère l’idée dans l’art, la jeune aristocrate demande aux nouvelles fortunes de Paris d’avoir une origine honorable ; la castrature, à ses yeux, n’est peut-être que la forme extrême, l’hyperbole de la roture. Faute d’obtenir satisfaction, Sarrasine accepte la mort comme une grâce et la jeune femme pense se retirer du monde. Leur « autocastration » s’oppose à la paradoxale fécondité du castrat. 1663» ’

Ainsi, la découverte de la vérité provoqua la mort du sculpteur, et, bien des années plus tard, elle déclenche la mort virtuelle de madame de Rochefide. Le masque de la beauté et de la richesse, une fois ôté, conduit à la mort celui qui n’est pas prêt à regarder toutes les facettes de la nature humaine, celui qui n’ose pas affronter la réalité.

Notes
1649.

Ibid., p. 1044.

1650.

Ibid., p. 1046.

1651.

BALZAC H.de, op. cit., p. 1047.

1652.

Ibid., p. 1048.

1653.

Ibid., p. 1049.

1654.

Ibid., p. 1048.

1655.

Ibid., p. 1055.

1656.

Ibid., p. 1049.

1657.

Ibid., p. 1047.

1658.

Ibid., p. 1048.

1659.

Ibid., p. 1047.

1660.

Ibid., p. 1048.

1661.

Ibid., p. 1049.

1662.

Ibid., pp. 1075-1076.

1663.

Ibid., p. 239.