II.2. La vanité de la chair.

Mais c’est également sous les traits de la femme séductrice que la mort peut insidieusement se cacher. En comparant le personnage féminin au squelette, l’homme cherche à fuir le désir qu’éveille en lui la vision d’un « jeune corps, blanc et rose 1664». Ce désir devient passion incontrôlée lorsque l’homme s’exerce à l’art de la sculpture et qu’il se trouve confronté à la « beauté idéale » qu’il a si longtemps recherchée dans tous les corps de femme, dans tous les chefs d’oeuvre des maîtres qui l’ont précédé. Lorsque la Zambinella entre sur la scène de l’Opéra romain, Sarrasine ne peut retenir son émotion :

‘« Sarrasine poussa des cris de plaisir. Il admirait en ce moment la beauté idéale de laquelle il avait jusqu’alors cherché çà et là les perfections dans la nature, en demandant à un modèle, souvent ignoble, les rondeurs d’une jambe accomplie ; à tel autre, les contours du sein ; à celui-là, ses blanches épaules ; prenant enfin le cou d’une jeune fille, et les mains de cette femme, et les genoux polis de cet enfant, sans rencontrer jamais sous le ciel froid de Paris les riches et suaves créations de la Grèce antique. La Zambinella lui montrait réunies, bien vivantes et délicates, ces exquises proportions de la nature féminine si ardemment désirées, desquelles un sculpteur est tout à la fois, le juge le plus sévère et le plus passionné. 1665»’

Le jeune homme va alors connaître les tourments qui poussent les « amants ivres de chair » au « sabbat du Plaisir 1666». Sarrasine, après l’avoir aperçu, ne peut plus détacher ses yeux de ce « chef d’oeuvre », de « cette création inespérée de l’amour » ; il « dévorait des yeux la statue de Pygmalion, pour lui descendue de son piédestal 1667». C’est par le biais d’un autre sens, celui de l’ouïe, que se produit le transport hors de soi. Toutefois, cette révélation n’est pas brutale, préparée par les chants qui ont précédé, elle suit un crescendo. « La musique italienne, objet bien défini historiquement, culturellement, mythiquement (Rousseau, Glückistes et Piccinistes, Stendhal, etc...) connote un art « sensuel », un art de la voix 1668» auquel Sarrasine ne peut résister, les « sens du jeune sculpteur furent, pour ainsi dire, lubrifiés par les accents de la sublime harmonie de Jomelli 1669». Alors qu’il est symboliquement placé entre deux prêtres, celui qui a toujours été retenu loin du sexe se sent enveloppé par la voix de celle dont il admire la perfection, le timbre de sa voix déclenche en lui une frénésie irrépressible :

‘« Quand la Zambinella chanta, ce fut un délire. L’artiste eut froid ; puis, il sentit un foyer qui pétilla soudain dans les profondeurs de son être intime, de ce que nous nommons le coeur1670, faute de mot ! Il n’applaudit pas, il ne dit rien, il éprouvait un mouvement de folie, espèce de frénésie qui ne nous agite qu’à cet âge où le désir a je ne sais quoi de terrible et d’infernal. Sarrasine voulait s’élancer sur le théâtre et s’emparer de cette femme (...). Il était si complètement ivre qu’il ne voyait plus ni salle, ni spectateurs, ni acteurs, n’entendait plus de musique. Bien mieux, il n’existait pas de distance entre lui et la Zambinella, il la possédait, ses yeux, attachés sur elle, s’emparaient d’elle. 1671»’

La musique italienne, après avoir capté les sens du sculpteur, le plonge dans un brasier infernal, il est victime d’une hallucination d’étreinte. « La voix est diffusion, insinuation, elle passe par toute l’étendue du corps, la peau ; étant passage, abolition des limites, des classes, des noms, elle détient un pouvoir particulier d’hallucination. La musique est donc d’un tout autre effet que la vue ; elle peut déterminer l’orgasme, en pénétrant dans Sarrasine ; et lorsque Sarrasine voudra s’acclimater (pour mieux le répéter à discrétion) au trop vif plaisir qu’il vient rechercher sur le sofa, c’est d’abord l’ouïe qu’il dressera ; c’est d’ailleurs de la voix de Zambinella que Sarrasine est amoureux : la voix, produit direct de la castration, trace pleine, liée, du manque. 1672»

‘« Enfin cette voix agile, fraîche et d’un timbre argenté, souple comme un fil auquel le moindre souffle d’air donne une forme, qu’il roule et déroule, développe et disperse, cette voix attaquait si vivement son âme qu’il laissa plus d’une fois échapper de ces cris involontaires arrachés par les délices convulsives trop rarement données par les passions humaines. Bientôt il fut obligé de quitter le théâtre. Ses jambes tremblantes refusaient presque de le soutenir. Il était abattu, faible comme un homme nerveux qui s’est livré à une effroyable colère. Il avait eu tant de plaisir, ou peut-être avait-il tant souffert, que sa vie s’était écroulée comme l’eau d’un vase renversée par un choc. Il sentait en lui un vide, un anéantissement semblable à ces atonies qui désespèrent les convalescents au sortir d’une forte maladie. Envahi par une tristesse inexplicable, il alla s’asseoir sur les marches d’une église. Là, le dos appuyé contre une colonne, il se perdit dans une méditation confuse comme un rêve. La passion l’avait foudroyé. 1673»’

La crise hallucinatoire déclenchée par la voix de la jeune femme arrache des cris à celui qui l’écoute, « la voix est décrite dans sa force de pénétration, d’insinuation, de coulée ; mais c’est ici l’homme qui est pénétré ; tout comme Endymion « recevant » la lumière de son amante, il est visité par une émanation active de la féminité, par une force subtile qui l’attaque, le saisit et le fixe en situation de passivité 1674». Il se retrouve ensuite dans un état d’accablement qui fait suite aux grands mouvements de l’âme et du corps et il se réfugie auprès d’une église, port d’attache qu’il s’était promis de ne jamais quitter et qui affirme symboliquement le retour au calme et à la raison qui succèdent aux affres de la passion.

Cette passion dévorante de la chair qui est ici montrée dans ses débordements extrêmes, enchaîne l’homme, et plus encore l’artiste, à la matérialité. « Cette chair, qui fait notre envie 1675», ce « désir éveillé par la femme est un tourment et un supplice pour celui qui l’éprouve 1676». C’est sans doute pour échapper à cette emprise des sens que le poète dénigre tout ce qui touche à la féminité :

« Au visage de mon squelette
Voici le loup de velours noir,
Le loup où votre lèvre, un soir,
Mit des parfums de violette.
Par cette antithèse toujours
Je veux me rappeler, madame,
Le vide aimable de votre âme
Et la vanité des amours. 1677»

La femme n’est que coquetterie, elle se voile sous un masque, elle répand de suaves parfums pour enivrer les hommes, son discours relève du badinage agréable puisque son esprit est animé d’un « vide aimable » ... Ceci est certes dit avec délicatesse, mais il n’en reste pas moins que la femme n’est considérée que comme un passe temps agréable, sa futilité est telle qu’elle fait oublier à son compagnon masculin les obligations de l’art. L’amour auquel elle l’enchaîne n’est que « vanité » et son corps délicat ne fait que voiler le « squelette » qui l’habite. Le poète semble ici oublier qu’il est également fait de chair et d’os et que la femme n’est que le reflet de son propre désir ! « Douloureux en soi, le désir se revêt dans l’imagination de Cazalis d’une signification plus large, étant le moyen par lequel la nature, matière brutale et inique, tyrannise la vie humaine. Cazalis reprend le thème de cette humiliante emprise de la matière avec une fréquence presque obsessionnelle. A cet égard, l’héroïne du poème « Omphale » est typique d’une longue série de personnages féminins maléfiques ; l’attrait de son corps tient captif le héros Hercule qui ressent cette domination de la chair sur l’esprit comme une déchéance ;

« Oh ! qu’as-tu fait de moi ? dit-il en rugissant.
Autrefois, j’étouffais le lion de Némée ;
Aujourd’hui, je ne sais, stupide et languissant,
Qu’adorer tout le jour ta chair accoutumée. »1678»

Les moqueries que Baudelaire lance à l’encontre du personnage féminin relèvent d’une même vision d’un plaisir à double tranchant : fasciné et brûlé par le désir, l’homme croit s’avilir au contact de la chair car il se juge trop faible pour pouvoir se soustraire à l’emprise des charmes féminins.

« Aucuns t’appelleront une caricature,
Qui ne comprennent pas, amants ivres de chair,
L’élégance sans nom de l’humaine armature.
Tu réponds, grand squelette, à mon goût le plus cher ! 1679»
‘« Ce n’est pas la vanité des grandeurs de ce monde que Baudelaire dénonce dans sa « Danse macabre », mais la vanité du culte de la chair. Et, s’il se moque avec tant d’acharnement de son squelette déguisé en femme, c’est pour se venger à la fois du néant de la volupté, et d’avoir succombé à son appel. 1680»’
Notes
1664.

CAZALIS H., op. cit., p. 183.

1665.

BALZAC H. de., op. cit., p. 1060.

1666.

BAUDELAIRE C., « Danse macabre », op. cit., p. 72.

1667.

BALZAC H. de., op. cit., p. 1061.

1668.

BARTHES R., op. cit., p. 116.

1669.

« La qualité érotique de cette musique (attachée à sa nature vocale) est ici définie : c’est le pouvoir de lubrification ; le lié, c’est ce qui appartient en propre à la voix ; le modèle du lubrifié, c’est l’organique, le « vivant », en un mot la liqueur séminale (la musique italienne « inonde de plaisir ») ; le chant (trait négligé de la plupart des esthétiques) à quelque chose de cénesthésique, il est lié moins à une « impression » qu’à un sensualisme interne, musculaire et humoral. » Ibid., p. 116.

1670.

« L’euphémisme, « le coeur » ne peut désigner que le sexe : « faute de mot » : ce mot existe, mais il est malséant, tabou. » Ibid., p. 122.

1671.

BALZAC H. de, op. cit., p. 1061.

1672.

Ibid., p. 116.

1673.

BALZAC H. de., op. cit., pp. 1061-1062.

1674.

BARTHES R., op. cit. p. 124.

1675.

CAZALIS H., op. cit., p. 183.

1676.

LAWRENCE A. Joseph, Henri Cazalis ; Sa vie, son oeuvre, son amitié avec Mallarmé, Rennes : édition A.G. Nizer, 1972, p. 129.

1677.

CAZALIS H., op. cit., p. 183.

1678.

LAWRENCE A.J., op. cit., p. 132.

1679.

BAUDELAIRE C., op. cit., p. 72.

1680.

CASSOU YAGER H., op. cit., p. 23.