III.1. La jeune fille et la mort.

« Echappé de sa chambre, comme un fou de sa loge 1699», un étrange personnage, un « vieillard, mis sous verre 1700» qui « semblait être sorti de dessous terre 1701» apparaît au milieu de la fête donnée par les Lanty. Un figurant de La maison des morts d’Apollinaire semble ainsi s’être échappé de sa vitrine sans que personne ne l’y ait invité... Ce « spectre » au « visage noir », « anguleux et creusé dans tous les sens », cette momie dont les « os maxillaires » dessinent « des cavités au milieu de chaque joue », « ce personnage fantasmagorique 1702» « avait surgi sans cérémonie auprès d’une des plus ravissantes femmes de Paris, danseuse élégante et jeune, aux formes délicates, une de ces figures aussi fraîches que l’est celle d’un enfant, blanches et roses, et si frêles, si transparentes, qu’un regard d’homme semble pouvoir les pénétrer, comme les rayons du soleil traversent une glace pure 1703». Pureté, blancheur, légèreté, transparence, douceur des lignes, autant de sèmes qui dénotent la délicatesse féminine.

Le « cadavre ambulant 1704» qui tourne sur elle « deux yeux sans chaleur 1705», qui se trouve « au milieu du monde sans voir le monde » va porter son dévolu sur la femme-enfant encore innocente. Semblable à la mort, cette machine vivante va poser ses mains décharnées sur tout ce qui caractérise la féminité : « Ils étaient là, devant moi, tous deux, ensemble, unis et si serrés, que l’étranger froissait et la robe de gaze, et les guirlandes de fleurs, et les cheveux légèrement crêpés, et la ceinture flottante. 1706» Voilage froissé, chevelure ternie, fleurs fanées, la mort vient d’étreindre la jeune fille pour la première fois... « Le mélange des deux corps est signifié par deux connotateurs : d’une part le rythme serré des syntagmes courts (tous deux, ensemble, unis et si serrés), dont l’accumulation figure diagrammatiquement l’étreinte essoufflée des corps ; et d’autre part, l’image d’une matière souple (gaze, guirlande, crépure des cheveux, ceinture flottante), offerte à l’enroulement comme une substance végétale. 1707»

Tout se passe alors comme si cette étreinte des corps ôtait l’innocence à la femme enfant et lui révélait son corps de séductrice. La jeune fille, « sous le charme de cette craintive curiosité qui pousse les femmes à se procurer des émotions dangereuses 1708», porte son regard sur l’étrange personnage. Cet échange de regard, volontaire, est comme une prise de contact et une acceptation de l’effroyable embrassement. Le spectre s’attache « capricieusement 1709» à la jeune dame et celle-ci, même si elle a « peur 1710», ne se soustrait pas à cette étreinte. Ayant accepté ces premiers regards et ces premières caresses, la jeune fille se transforme en femme et ses grâces, déjà mises en valeur par sa place aux côtés du vieillard décharné, se décuplent et s’érotisent dans les scènes suivantes. Le narrateur découvre alors « auprès de ces débris humains, une jeune femme dont le cou, les bras et le corsage étaient nus et blancs ; dont les formes pleines et verdoyantes de beauté, dont les cheveux bien plantés sur une front d’albâtre inspiraient l’amour, dont les yeux ne recevaient pas, mais répandaient la lumière, qui était suave, fraîche, et dont les boucles vaporeuses, dont l’haleine embaumée semblaient trop lourdes, trop dures, trop puissantes pour cette ombre, pour cet homme en poussière ». Ce « mariage » est si antithétique, si contraire à la nature que le couple donne naissance à un être fantastique : « c’était bien la mort et la vie, ma pensée, une arabesque imaginaire, une chimère hideuse à moitié, divinement femelle par le corsage. »

Ce qui est une « chimère » pour le narrateur, une figure mythologique dans laquelle l’union charnelle des deux êtres s’est concrétisée puisque chacun des personnages en forme une « moitié » - la chimère oppose la partie supérieure « divinement femelle » à la partie inférieure « hideuse » et morte - est perçu comme une figure légendaire pour la jeune fille : « « Il sent le cimetière », s’écria la jeune femme épouvantée qui me pressa comme pour

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Ferdinand Barth, ’La mort au bal’, Die Arbeit des Todes, ein Todtentanz.München : Verlag von Braun & Schneider, 1867.

s’assurer de ma protection, et dont les mouvements tumultueux me dirent qu’elle avait grand peur. « C’est une horrible vision, reprit-elle, je ne saurais rester là plus longtemps. Si je le regarde encore, je croirai que la mort elle-même est venue me chercher. » 1711» Et c’est en effet la mort, mort symbolique du plaisir, la castration, qui a frappé la jeune femme puisque celle-ci refusera désormais les avances du narrateur ; et si elle se raccroche à lui, c’est pour échapper à l’emprise de la mort, elle tente en fait d’empêcher la vie de s’échapper.

Balzac a redonné vie au thème de la jeune fille et de la mort en plongeant le lecteur dans une atmosphère fantastique qui métamorphose le vieillard en être d’outre tombe. Ce n’est que dans la pensée de l’observateur, et donc du lecteur que cette alliance des contraires, du castrat sénile et de la pure jeune femme, prend les couleurs du fantastique. Il faut enfin ajouter, au niveau spatial, une variation en ce qui concerne le traitement du thème : en substituant au squelette la figure de la chimère préparée par l’introduction antérieure de Minerve, le couple horizontal formé par la jeune fille et la mort se transforme dans la pensée de l’observateur en un couple vertical et indissociablement uni.

Le jeu avec les éléments de vie et de mort va changer de face chez Baudelaire. La chimère décrite par le narrateur de Sarrasine dissociait les deux parties du couple, petit à petit ces deux extrêmes ne vont plus former qu’un seul et même être. Dans sa description du Salon de 1859 Baudelaire passe d’un sujet à l’autre par simple association d’idées. Il décrit la petite sculpture de M. Hébert qui représente le thème de la jeune femme ravie par la mort : « La jeune fille, d’une forme riche et souple, est enlevée et balancée avec une légèreté harmonieuse ; et son corps, convulsé dans une extase ou dans une agonie, reçoit avec résignation le baiser de l’immense squelette. 1712» Les mots traduisent l’érotisme de la sculpture. Le « baiser » de la mort est le point ultime d’un enlacement sensuel, le corps est « souple », il s’offre à son partenaire dans un doux mouvement de balance, se conjugue harmonieusement avec l’autre comme dans un lent corps à corps amoureux, l’étreinte se termine par un embrassement qui scelle l’union des deux protagonistes et provoque la convulsion de la jeune femme. « Extase » ou « agonie », le poète qui avait voilé l’image de la mort en la remplaçant par celle plus acceptable du squelette, prolonge l’ambiguïté en évoquant le thème de la « petite mort ». L’érotisme résulte aussi de la « légèreté » de l’acte sensuel qui s’accompagne d’un mouvement d’envol puisque la jeune femme est « enlevée » par son compagnon. Enlacement, envol, « extase », « agonie », « résignation », « baiser », l’amour et la mort marquent les deux aspects du plaisir charnel et l’artiste ne fait peut-être qu’illustrer, au delà du fantasme morbide, les divers aspects de l’acte amoureux.

Dans sa danse macabre, Cazalis a choisi de faire porter l’érotisme non pas sur l’échange charnel mais sur les délicats préliminaires du jeu amoureux dans lesquels les sens sont en éveil. Un « loup » devient objet d’érotisme, sa matière, le « velours » appelle le désir de toucher la douceur du tissu, ce ne sont pas des doigts qui l’effleurent mais la « lèvre » de la jeune femme qui semble le goûter tout en y déposant des « parfums de violette ». L’évocation de cette fleur enveloppe le moment d’un parfum suave et sucré alors que la couleur qui s’y rattache renforce l’impression de mystère déjà créée par le ton « noir » du masque. L’échange de regards, dissimulé par le « loup », se découvre dans le présentatif « voici ». La délicatesse et la légèreté du geste naissent de la simple suggestion du baiser qui n’est jamais dit mais simplement évoqué au moyen d’un ensemble d’impressions. La jeune femme est représentée par une « lèvre » et le poète par un « loup » ... à moins que celui-ci n’appartienne également à la coquette qui lui en aurait fait don au cours du bal en gage d’invitation ... Le couple de la jeune fille et de la mort se trouve ici reformé si l’on considère que le vers « au visage de mon squelette 1713» décrit le visage du poète, mais rien n’est moins sûr ! La couleur violette qui peut signifier le « passage automnal de la vie à la mort » redonne de l’opacité au motif en enveloppant la jeune femme d’un parfum de mort peut-être destiné au danseur qui se laisse séduire par ses charmes. De plus, le violet « étant la gueule (la bouche d’ombre) qui avale et éteint la lumière, tandis que le vert » (couleur qui se situe sur l’horizon du cercle vital à l’opposé du violet et qui signifie le passage printanier de la mort à la vie), « est la gueule qui rejette et rallume la lumière », il devient la couleur du « secret : derrière lui va s’accomplir l’invisible mystère de la réincarnation ou, tout au moins, de la transformation 1714» ; les violettes masqueraient alors le visage de la mort présente ou à venir.

Notes
1699.

BALZAC H. de., op. cit., p. 1050.

1700.

Ibid., p. 1048.

1701.

Ibid., p. 1050.

1702.

Ibid., p. 1052.

1703.

Ibid., p. 1050.

1704.

Ibid., p. 1055.

1705.

Ibid., p. 1051.

1706.

Ibid., p. 1050.

1707.

BARTHES R., op. cit., p. 57.

1708.

BALZAC H. de., op. cit., p. 1051.

1709.

Ibid., p. 1050.

1710.

Ibid., p. 1051.

1711.

Ibid., p. 1053.

1712.

BAUDELAIRE Charles, Salon de 1859, OEuvres complètes, Paris : Robert Laffont, 1980, p. 786.

1713.

CAZALIS H., op. cit., p. 183.

1714.

CHEVALIER J. et GHEERBRANT A., op. cit., p. 1020.