III.2. La jeune fille et la morte.

Le glissement de la jeune femme au squelette s’opère de manière plus tranchée chez Baudelaire puisque la fascination du critique d’art ne porte pas sur la jeune fille dont il semble presque envier « l’extase » mais sur le squelette de la mort, l’adjectif « immense » trahit d’ailleurs l’attirance étrange que Baudelaire a éprouvé à l’égard de ce personnage. Il se désintéresse rapidement de la figure féminine pour s’attarder sur son partenaire.

‘« On croit généralement, peut-être parce que l’antiquité ne le connaissait pas ou le connaissait peu, que le squelette doit être exclu du domaine de la sculpture. C’est une grande erreur. Nous le voyons apparaître au moyen âge, se comportant et s’étalant avec toute la maladresse cynique et toute la superbe de l’idée sans art. Mais, depuis lors jusqu’au XVIIIe siècle, climat historique de l’amour et des roses, nous voyons le squelette fleurir avec bonheur dans tous les sujets où il lui est permis de s’introduire. Le sculpteur comprit bien vite tout ce qu’il y a de beauté mystérieuse et abstraite dans cette maigre carcasse, à qui la chair sert d’habit, et qui est comme le plan du poème humain. Et cette grâce, caressante, mordante, presque scientifique, se dresse à son tour, claire et purifiée des souillures de l’humus, parmi les grâces innombrables que l’Art avait déjà extraites de l’ignorante Nature. 1715»’

« Fleurir avec bonheur », « beauté mystérieuse et abstraite », « grâce, caressante, mordante », il semblerait que le squelette ait absorbé par son « baiser » tous les charmes de la « forme riche et souple » de la jeune fille. Bien plus, c’est ici une des idées fondatrices des Fleurs du Mal que le poète retrouve dans cette oeuvre d’art. « La beauté du Malheur qui s’étend d’un poème à l’autre, dans Les Fleurs du Mal, donne le sentiment d’une matière souterraine et voilée intérieure à tous les sujets. Cette matière semble reculer vers le gouffre et les objets y peuvent prendre une apparence à la fois chaude et spectrale (...). Cherchant ainsi dans « les forêts de symboles » ce qui doit donner à la Poésie plus de profondeur et peut-être aussi une plus grande spiritualité, Baudelaire rencontre le Mal dans la vie intérieure quotidienne de l’homme, le noeud des pulsions premières, amour en toutes ses formes, destruction et mort dans tous leurs aspects. « Extraire la beauté du Mal » sera donc son oeuvre, oeuvre spirituelle, puisqu’il est entré dans ce secret, avec la nature qui est la sienne, avec les armes dont la vie l’a chargé. 1716» Baudelaire constatait ainsi au sujet des oeuvres de Goya, que l’Art permet de rendre toute sa noblesse à ce qui a été touché par la corruption : « Je présume qu’il n’aimait pas les moines, car il les a faits bien laids ; mais qu’ils sont beaux dans leur laideur et triomphants dans leur crasse et leur crapule monacales ! Ici l’art domine, l’art purificateur comme le feu ; là, la servilité qui corrompt l’art. 1717»

La nature nettoie le corps de toutes les formes de corruption - péché ou pourriture - et redonne à l’ossature humaine sa grâce originelle, « claire et purifiée des souillures de l’humus ». C’est cette grâce « post-mortem » qui « fait regretter » à Baudelaire l’absence des « morceaux » de Christophe au Salon de 1859 et qui est à l’origine de sa composition macabre qu’il dédie au sculpteur :

‘« Figurez-vous un grand squelette féminin tout prêt à partir pour une fête. Avec sa face aplatie de négresse, son sourire sans lèvre et sans gencive, et son regard qui n’est qu’un trou plein d’ombre, l’horrible chose qui fut une belle femme a l’air de chercher vaguement dans l’espace l’heure délicieuse du rendez-vous ou l’heure solennelle du sabbat inscrite au cadran invisible des siècles. Son buste, disséqué par le temps, s’élance coquettement de son corsage, comme de son cornet un bouquet desséché, et toute cette pensée funèbre se dresse sur le piédestal d’une fastueuse crinoline. Qu’il me soit permis, pour abréger, de citer un lambeau rimé dans lequel j’ai essayé non pas d’illustrer, mais d’expliquer le plaisir subtil contenu dans cette figurine, à peu près comme un lecteur soigneux barbouille de crayon les marges de son livre. 1718»’

Le « plaisir subtil » qui s’exprime dans la « Danse macabre » vient de l’alliance de la beauté et de l’horreur que l’on avait déjà trouvée dans les vers de Gautier et que Baudelaire affectionnera particulièrement. Une partie du corps de la statuette nous dévoile la jeune femme à la « noble stature » qui charme les danseurs par « ses yeux profonds », sa « nonchalance », sa « désinvolture » et ses « airs extravagants » ; la « coquette » a su mettre en valeur la minceur de sa « taille » au moyen d’une robe d’une « royale ampleur ». L’ensemble de sa tenue évoque des paysages champêtres, elle porte un « gros bouquet » qui trouve écho sur sa tête « de fleurs artistement coiffée ». Son « soulier pomponné » est « joli comme une fleur » et « la ruche » qui orne ses épaules est semblable à « un ruisseau lascif qui se frotte au rocher ». L’ensemble de ces comparaisons qui évoquent la gaieté et la jeunesse nous font un instant oublier les « funèbres appas » de « l’humaine armature ». « Les frêles vertèbres », le « pied sec », la maigreur, le « crâne » de la coquette trahissent le squelette, et l’oeil qui s’attarde sur ce spectacle discerne « à travers le treillis recourbé » des côtes », « errant encor, l’insatiable aspic ». D’ « amères nausées » envahissent alors les danseurs qui contemplent « le sourire éternel » des « trente-deux dents » et les « yeux profonds », « faits de vide et de ténèbres 1719».

De cette alliance des contraires naît la jovialité que le poète avait décelé dans les figures de Goya. « Il est curieux », selon lui, « que ce haïsseur de moines ait tant rêvé sorcières, sabbat, diableries, enfant qu’on fait cuire à la broche, que sais-je ? Toutes les débauches du rêve, toutes les hyperboles de l’imagination, et puis toutes ces blanches et sveltes Espagnoles que de vieilles sempiternelles lavent et préparent soit pour le sabbat, soit pour la prostitution du soir, sabbat de la civilisation ! La lumière et les ténèbres se jouent à travers toutes ces grotesques horreurs. Quelle singulière jovialité ! 1720» « The « jovialité » he discerns in Goya’s « hyperboles de l’hallucination » -so singular, so un-jovial, in fact - coincides with the peculiar mirth that emanates from the noble skeleton of the poem, from its frenzied arabesques around the scenario of life :

La ruche qui se joue au bord des clavicules,
Comme un ruisseau lascif qui se frotte au rocher,
Défend pudiquement des lazzi ridicules
Les funèbres appas qu’elle tient à cacher.

The chaste shielding of feminine charms - ever so vaguely conjuring up visions of soft curves swaying in rhythmic motion - becomes the centrifugal force upon which desire converges. But desire and lasciviousness do not gravitate toward the appeals of the flesh. Not the roundness of a womanly bosom beneath frills that enhance its appeal, but the geometrical angularity of clavicles, divined within the wanton burnishing of timelessness, excites lust. The « rocher », symbol of endurance beyond the fleeting dimensions of a life span, goads here the sinuous movements of pruriency. The starkness of Goya’s rocks within landscapes that defy life - with

not a tree, not a blade of grass in sight, and against which battles of endurance are waged - now assumes, in the light of Baudelaire’s vision, a vigor and a sway akin to desire. 1721»

message URL Memento.gif
Jean-Michel Eder-Murnau, ’Memento mori’, (1810-1820).Rodenheim (Allemagne), Heimatmuseum.

Le désir, même s’il est teinté d’une pointe d’ironie, naît au moment le plus inattendu, les « amants ivres de chair » ne peuvent comprendre « l’élégance sans nom de l’humaine armature », le poète, lui, lance cet appel à la « bayadère sans nez », à « l’irrésistible gouge » :

‘« Tu réponds, grand squelette, à mon goût le plus cher ! 1722»’

« Baudelaire était justement fier de son emploi du mot « gouge ». Dans sa lettre à Calonne du 11 février 1859, il déclare :

‘« Gouge est un excellent mot, mot unique, de vieille langue applicable à une danse macabre, mot contemporain des danses macabres. UNITE DE STYLE – Primitivement, une belle Gouge n’est qu’une belle femme ; postérieurement, la gouge, c’est la courtisane qui suit l’armée, à l’époque où le soldat, non plus que le prêtre, ne marche pas sans une arrière-garde de courtisanes... Or la Mort n’est-elle pas la Gouge qui suit en tous lieux, la Grande Armée Universelle, et n’est-elle pas une courtisane dont les embrassements sont positivement irréversibles ? »’

Cette lettre confirme l’impression créée par la juxtaposition de « bayadère sans nez » et d’ « irrésistible gouge ». Pour Baudelaire, la mort et l’acte sexuel sont deux moyens différents de rompre avec la réalité quotidienne, de transgresser les bornes du rationnel, de se laisser « entraîner en des lieux qui ne sont pas connus » 1723».

Décrivant une sculpture qui représentait le rapt de la jeune fille par la mort, Baudelaire a glissé vers une figurine qui met en scène la mort sous les traits d’un squelette féminin, son poème lui donne l’apparence d’une femme légère qui courtise les hommes grâce à ses charmes mystérieux, « charmes de l’horreur 1724» qui conduisent à des « embrassements » « irrésistibles ». L’amour et la mort se confondent donc en une seule personne assimilée à la courtisane, à la danseuse indienne, à la coquette, à des femmes qui se parent de voiles ou se masquent derrière des fards et des apparences.

La jeune femme que « pleure » Cazalis avait masqué son « visage » de squelette derrière un « loup de velours noir », elle avait offert son « jeune corps, blanc et rose 1725» au poète, tout porte à croire qu’elle était semblable à la « coquette 1726» de Baudelaire. Il me paraîtrait logique de voir dans le vers « au visage de mon squelette » une description du visage féminin, le déterminant possessif « mon » sous-entendant le lien qui existe entre « madame » et le poète, celui-ci regrette en effet le « jeune corps » de sa partenaire d’ « un soir », « cette chair, qui fait notre envie ». De plus, cette jeune personne lui a appris à voir ce qu’avaient dévoilé autrefois les danses médiévales et que nous montrait Ducos du Hauron : la présence du squelette sous la chair. Mais cette vision demande une prise de recul à laquelle il n’est pas encore pleinement préparé :

« Et je veux mon âme ainsi faite
Qu’un jour enfin sous tous ces corps
Je ne sache voir que des morts,
Des os en costume de fête,
Pour alors, dans un coin du bal,
Me tenir seul, et, las de vivre,
Laisser passer cette foule ivre,
Et ces gaîtés de carnaval ! 1727»

La statuette de Christophe, source d’inspiration de la danse macabre, montre combien Baudelaire s’est éloigné de l’idée des premières danses. Comme le souligne Hélène Cassou-Yager qui compare les poèmes de Villon et ceux de Baudelaire, alors que Villon nomme le cimetière des Innocents « à la strophe CLX de son Testament et en fait le point de départ de réflexions sur l’universalité de la mort », « ce n’est pas la vue d’une montagne d’ossements et de crânes qui inspira le poème de Baudelaire 1728». Les danses médiévales reflétaient l’éternelle angoisse de l’homme devant l’approche de la mort et la fuite du temps, la danse macabre de Baudelaire recherche une spiritualité qui se situe au delà de la corruption incarnée par le personnage féminin et que seule la vision de la mort permet de pressentir.

Le squelette sur les os duquel s’agrippent encore quelques morceaux de chair en décomposition n’est en rien répugnant, il recèle la beauté du macabre que nous avons déjà rencontrée chez Gautier et Flaubert, il est la mystérieuse expression d’une force qui nous dépasse et nous englobe :

‘« Si ce puissant personnage porte ici le caractère vague des fantômes, des larves et des lamies, s’il est encore, en de certaines parties, revêtu d’une peau parcheminée qui se colle aux jointures comme les membranes d’un palmipède, s’il s’enveloppe et se drape à moitié d’un immense suaire soulevé çà et là par les saillies des articulations, c’est que sans doute l’auteur voulait exprimer l’idée vaste et flottante du néant. Il a réussi, et son fantôme est plein de vid.e 1729»’
Notes
1715.

Salon de 1859, op. cit., p. 786.

1716.

JOUVE Pierre-Jean, « Le secret de Baudelaire », Baudelaire, collectif d’auteurs dirigé par ANGELIS Gaston d’, Papeteries Arjomari-Prioux : Hachette, 1970, pp. 58-59. En faisant cette remarque, Pierre-Jean Jouve pensait sans aucun doute au passage du Salon de 1859 que nous sommes en train de commenter. Il illustre en effet son propos d’une photographie de la sculpture intitulée Le Masque d’E. Christophe, que Baudelaire décrit en pensant au « sujet macabre » de M. Hébert. Cette oeuvre représente « une femme nue, d’une grande et vigoureuse tournure florentine (...), et qui, vue en face, présente au spectateur un visage souriant et mignard, un visage de théâtre. Une légère draperie, habilement tortillée, sert de suture entre cette jolie tête de convention et la robuste poitrine sur laquelle elle a l’air de s’appuyer. Mais, en faisant un pas de plus à gauche ou à droite, vous découvrez le secret de l’allégorie, la morale de la fable, je veux dire la véritable tête révulsée, se pâmant dans les larmes et l’agonie. Ce qui avait d’abord enchanté vos yeux, c’était un masque, c’était le masque universel, votre masque, mon masque, joli éventail dont une main habile se sert pour voiler aux yeux du monde la douleur ou le remords. » BAUDELAIRE C., Salon de 1859, op. cit., pp. 786-787.

1717.

Id., Quelques caricaturistes français, OEuvres complètes, Paris : Robert Laffont, 1980, p. 704.

1718.

Id., Salon de 1859, op. cit., pp. 786-787.

1719.

Id., « Danse macabre », op. cit., pp. 71, 72.

1720.

Id., Quelques caricaturistes étrangers, OEuvres complètes, Paris : Robert Laffont, 1980, p. 718.

1721.

CORMICK Diana Festa Mc, « Elective affinities between Goya’s Caprichos and Baudelaire’s « Danse macabre » », Symposium, Symposium, winter 1980-81, vol. 34, n°4, pp. 297-298.

« La jovialité qu’il discerne dans les « hyperboles de l’hallucination » de Goya - en fait si singulière, si contraire à la jovialité - coïncide avec la curieuse gaieté qui émane du noble squelette du poème, de cette arabesque effrénée autour du scénario de la vie (...). Le chaste écran des charmes féminins - évoque si confusément les visions de douces courbes se balançant - devient la force centrifuge vers laquelle le désir converge. Mais le désir et la lascivité ne gravitent pas du côté de l’attrait de la chair. Ce n’est pas la rondeur d’une poitrine féminine sous les ruches qui met ce charme en valeur mais la géométrie anguleuse des clavicules, qui présageait à l’intérieur l’impudique polissage de l’éternité, excitant la lubricité. Le « rocher » symbole de résistance au delà des fugitives dimensions d’une vie brève, stimule ici le mouvement sinueux de la luxure. La désolation du rocher de Goya à l’intérieur d’un paysage qui défie la vie - il n’y a aucun arbre, aucun brin d’herbe en vue, et contre lequel se livrent des combats incessants - suppose maintenant, à la lumière de la vision de Baudelaire, une vigueur et une emprise apparentée au désir. »

1722.

BAUDELAIRE C., « Danse Macabre »,op. cit., p. 72.

1723.

CASSOU-YAGER H., op. cit., p. 38.

1724.

BAUDELAIRE C., « Danse macabre », op. cit., p. 73.

1725.

CAZALIS H., op. cit., p. 183.

1726.

BAUDELAIRE C., « Danse macabre » , op. cit., p. 71.

1727.

CAZALIS H., op. cit., p. 184.

1728.

CASSOU-YAGER H., op. cit., p. 32.

1729.

BAUDELAIRE C., Salon de 1859, op. cit., p. 786.