IV.1. Cadre et encadrement.

Dans sont texte, Edgar Poe s’amuse à enfermer le lecteur dans un ensemble de lieux qui se contiennent les uns les autres pour nous amener à un point de non retour, à un lieu qui n’est autre que le reflet du lieu initial. La nouvelle s’ouvre sur la description des ravages de la peste :

‘ « La Mort Rouge avait pendant longtemps dépeuplé la contrée. Jamais peste ne fut si fatale, si horrible. Son avatar, c’était le sang, la rougeur et la hideur du sang. C’étaient des douleurs aiguës, un vertige soudain, et puis un suintement abondant par les pores, et la dissolution de l’être. Des taches pourpres sur le corps, et spécialement sur le visage de la victime, la mettaient au ban de l’humanité et lui fermaient tout secours et toute sympathie. L’invasion, le progrès, le résultat de la maladie, tout cela était l’affaire d’une demi-heure. 1730»’

Elle se termine par l’évocation de son action au sein de l’abbaye. Deux éléments se font écho : le caractère fulgurant du mal et la présence du sang qui se répand sur le corps des victimes :

‘ « On reconnut alors la présence de la Mort Rouge. Elle était venue comme un voleur de nuit. Et tous les convives tombèrent un à un dans les salles de l’orgie inondée d’une rosée sanglante, et chacun mourut dans la posture désespérée de sa chute. 1731»’

De la « contrée » l’on passe aux « domaines » du prince Prospero, ce dernier se fait avec des amis « une retraite profonde dans une de ses abbayes fortifiées ». La profondeur et l’enfermement dans des espaces de plus en plus restreints éloignent virtuellement le prince de la contagion. La protection va ajouter à ces deux éléments une barrière que tous jugent infranchissables.

‘ « Un mur épais et haut [lui] faisait une ceinture. Ce mur avait des portes de fer. Les courtisans, une fois entrés, se servirent de fourneaux et de solides marteaux pour souder les verrous. Ils résolurent de se barricader contre les impulsions soudaines du désespoir extérieur et de fermer toute issue aux frénésies du dedans. L’abbaye fut largement approvisionnée. Grâce à ces précautions, les courtisans pouvaient jeter le défi à la contagion. 1732»’

Le « fer », l’épaisseur et la hauteur des murs, la fermeture de toutes les issues au moyen de « verrous », l’abondance de nourriture, tout semble avoir été prévu pour soutenir un siège. L’enfermement est double, spirituel et physique, puisque les vivants refusent de voir la mort et se barricadent en pensant pouvoir y échapper.

A l’emboîtement des espaces les uns dans les autres se substitue une suite de salles « irrégulièrement disposées » qui vient casser l’ordre apparent. Dans ce nouvel espace, la salle bleue qui occupe « l’extrémité orientale 1733» s’oppose à la « chambre de l’ouest », à « la chambre noire » où « la lumière du brasier qui ruisselait sur les tentures noires à travers les carreaux sanglants était épouvantablement sinistre et donnait aux physionomies des imprudents qui y entraient un aspect tellement étrange, que bien peu de danseurs se sentaient le courage de mettre les pieds dans son enceinte magique 1734». Cette chambre se distingue des autres par son absence d’unité puisqu’elle est la seule où « la couleur des fenêtres ne correspondait pas à la décoration », c’est aussi la seule qui dispose d’une horloge aux sonorités plus qu’inquiétantes, ces aspects singuliers ajoutés aux couleurs sinistres du lieu vont en faire un lieu « magique » que l’assemblée va éviter. Au sein du microcosme de la fête, les goûts étranges du prince ont recréé l’espace maudit, mais cette fois, plus aucune barricade, plus aucune porte ne le sépare des autres lieux avec lesquels il va communiquer par l’intermédiaire du son de l’horloge d’ébène.

Toutefois, ce n’est pas de la chambre noire que va surgir la mort comme pourrait le faire croire le timbre des douze coups de minuit qui captive l’attention et révèle la présence d’un masque insolite, mais de la chambre bleue dans laquelle « se tenait le prince, avec un groupe de pâles courtisans à ses côtés 1735». La mort apparaît dans le coin le plus à l’est de la pièce puisque la masque va passer devant la personne du prince avant de franchir l’espace des autres salles : « ne trouvant aucun obstacle, il passa à deux pas de la personne du prince ; et pendant que l’immense assemblée, comme obéissant à un seul mouvement, reculait du centre de la salle vers les murs, il continua sa route sans interruption. 1736» Le mouvement de recul des invités, circulaire, puisqu’ils se dirigent du centre vers les murs, s’oppose au pas dynamique de la mort qui ne connaît aucune hésitation et se rend vers un lieu prédéterminé. L’espace de l’abbaye semblait pourtant n’obéir à aucun plan et se conformait en cela au « goût très vif » du prince « pour le bizarre » :

‘« Les salles étaient si irrégulièrement disposées, que l’oeil n’en pouvait guère embrasser plus d’une à la fois. Au bout d’un espace de vingt à trente yards, il y avait un brusque détour, et à chaque coude un nouvel aspect. A droite et à gauche, au milieu de chaque mur, une haute et étroite fenêtre gothique donnait sur un corridor fermé qui suivait les sinuosités de l’appartement. 1737»’

« Irrégulièrement », « détour », « coude », « gothique », « sinuosité »... autant de mots qui suggèrent un espace labyrinthique dans lequel l’homme, après s’être assuré d’être en sécurité par le biais de multiples enfermements, peut se griser et achever de perdre tout contact avec le monde réel. Pourtant, comme si le rêve s’effaçait, le masque nous donne l’impression de suivre une trajectoire rectiligne.

‘« Il continua sa route sans interruption, de ce même pas solennel et mesuré qui l’avait tout d’abord caractérisé, de la chambre bleue à la chambre pourpre, - de la chambre pourpre à la chambre verte, - de la verte à l’orange, - de celle-ci à la blanche, - et de celle-là à la violette, avant qu’on eût fait un mouvement décisif pour l’arrêter. »’

La liaison entre les chambres, symbolisée par les tirets, devient effective pour le prince lui-même qui « s’élança précipitamment à travers les six chambres ». La présence de la mort a aboli les marques du bizarre en métamorphosant l’espace du labyrinthe en une ligne droite menant de l’est vers l’ouest, de la vie à la mort. Le masque ne se retourne « brusquement » pour faire face au prince qui le poursuit de son poignard que lorsqu’il est « arrivé à l’extrémité de la salle de velours ». Ce n’est qu’au moment où l’inconnu se tient « droit et immobile dans l’ombre de l’horloge d’ébène 1738» que la mort se répand. Le son avait annoncé sa venue et ce n’est qu’en alliant le noir et le rouge, en s’unissant aux couleurs choisies par le prince, et en répandant le sang que ce dernier voulait faire couler au moyen de son poignard, que la mort fait son office. Pourquoi une telle traversée ? Pour montrer, une fois de plus, que même devant l’évidence, l’inconscience des hommes est telle qu’ils ne peuvent se résoudre à accepter leur destinée.

C’est en effet au moment où le « fléau » sévit  « avec le plus de rage » et que les insouciants se croient en « sécurité » que le prince organise un « bal masqué ». La mise en abîme se poursuit, ceux qui se voilaient déjà la face en ignorant le fléau, vont se cacher réellement le visage grâce à des masques. Ce déguisement se révélera fatal puisqu’ils ne verront pas entrer la Mort Rouge. L’assemblée des vivants devient une « réunion de fantômes 1739» alors que le masque immatériel de la mort prend forme humaine dans l’esprit des convives puisque ceux-ci s’éloignent à son approche. « Emparez-vous de lui, et démasquez-le 1740», ordonne alors le prince, et, ironie, les masques cherchent à démasquer un masque qui n’en est pas un ! Le jeu de mise en abîme atteint son point ultime lorsque le prince, incarnation du plaisir et de l’insouciance, tombe mort sur le tapis. Ceux  qui ne connaissaient que le culte de la matière cherchent alors à s’emparer du masque et leurs doigts qui ne peuvent rien saisir se referment sur le vide :

‘« Alors, invoquant le courage violent du désespoir, une foule de masques se précipita à la fois dans la chambre noire ; et, saisissant l’inconnu, qui se tenait, comme une grande statue, droit et immobile dans l’ombre de l’horloge d’ébène, ils se sentirent suffoqués par une terreur sans nom, en voyant que sous le linceul et le masque cadavéreux, qu’ils avaient empoignés avec une si violente énergie, ne logeait aucune forme palpable. »’

L’immatérialité du masque de la Mort Rouge leur apprend ainsi la vanité de la matière et leur révèle le vide de leur existence. Et ce n’est que lorsqu’ils ont fait cette découverte, - « on reconnut alors la présence de la Mort Rouge » -, que les convives sont frappés par la peste.

Les hommes refusaient de voir la mort qui les entourait et se croyaient invulnérables grâce aux frontières qu’ils pensaient avoir établies entre elle et eux ; en fait, la mort entourait l’abbaye et s’est peu à peu infiltrée dans tous les espaces que les hommes avaient cru pouvoir garder pour eux, elle s’est répandue dans les différentes pièces du bâtiment fortifié avant de s’arrêter devant l’horloge d’ébène, point de non retour, centre de la spirale qui devait mener tous les hommes à elle, à partir du cercle initial que la Mort Rouge avait défini. C’est bien ainsi dans une danse macabre fantastique que nous a entraîné Edgar Allan Poe. La présence de la peste puise aux sources du moyen âge et montre combien nous sommes tous égaux devant la mort ; le thème de l’insouciance des riches qui se pensent invulnérables rappelle les sermons des Dits et des danses macabres, mais ici, ce n’est pas la mort qui empoigne les vivants mais bien l’inverse comme si les hommes eux-mêmes, en jouant avec leurs fantasmes et leur folie, créaient leur propre déchéance. L’objet qui reliait les hommes au monde réel, l’horloge, est alors aspiré dans la spirale mortelle à laquelle la bizarrerie et le rêve du prince Prospero ont donné forme.

‘ « Et la vie de l’horloge d’ébène disparut avec celle du dernier de ces êtres joyeux. Et les flammes des trépieds expirèrent. Et les ténèbres, et la Ruine, et la Mort Rouge établirent sur toutes choses leur empire illimité.1741»’

Le récit de Sarrasine utilise un procédé d’emboîtement semblable à celui du Masque de la Mort Rouge. Le narrateur se trouve « plongé dans une de ces rêveries profondes qui saisissent tout le monde, même un homme frivole, au sein des fêtes les plus tumultueuses ». Cette fête fastueuse à laquelle il se trouve convié n’a pas pour but de faire oublier les ravages de la peste mais de montrer aux yeux de tous le caractère imposant de la fortune douteuse des Lanty. C’est par le biais de l’embrasure d’une fenêtre, ligne mitoyenne entre le jardin et le salon, la mort et la vie, que le lecteur passe d’un monde à l’autre :

‘« Assis dans l’embrasure d’une fenêtre, et caché sous les plis onduleux d’un rideau de moire, je pouvais contempler à mon aise le jardin de l’hôtel où je passais la soirée. Les arbres, imparfaitement couverts de neige, se détachaient faiblement du fond grisâtre que formait un ciel nuageux, à peine blanchi par la lune. Vus au sein de cette atmosphère fantastique, ils ressemblaient vaguement à des spectres mal enveloppés de leurs linceuls, image gigantesque de la fameuse danse des morts. Puis, en me retournant de l’autre côté, je pouvais admirer la danse des vivants ! Un salon splendide, aux parois d’argent et d’or, aux lustres étincelants, brillant de bougies. Là, fourmillaient, s’agitaient et papillonnaient les plus jolies femmes de Paris, les plus riches, les mieux titrées, éclatantes, pompeuses, éblouissantes de diamants ! 1742»’

Ainsi, l’aspect fantastique des jardins donne naissance à la vision d’une danse des morts, comme si une assemblée de spectres attendait au dehors que son heure ait sonné. Cette danse macabre, par l’intermédiaire de la fenêtre qui agit comme un miroir, se reflète à l’intérieur de l’appartement où la fête bat son plein jusqu’au moment où l’entrée en scène d’un étrange inconnu vient troubler l’insouciance des hommes. L’arrivée de ce personnage qui s’accroche au bras de la plus jolie femme de la soirée, qui est aussi celle convoitée par le narrateur, va faire naître le mystère et va pousser le couple à se retrancher dans un boudoir ; de même que dans la nouvelle d’Edgar Allan Poe, cette salle occupe un point extrême de l’appartement et l’assemblée est saisie d’un mouvement de recul à l’approche du couple qui a frôlé le personnage du spectre. « Hommes et femmes, tout le monde nous fit place. Parvenus au fond des appartements de réception, nous entrâmes dans un petit cabinet demi-circulaire. 1743» Ce boudoir, orné d’une tenture de « satin bleu » contient le tableau d’un Adonis, « trop beau pour être un homme ». Ce lieu qui symbolise, par la présence d’Adonis, la beauté et l’amour, va donner naissance au récit encadré puisque la jeune femme voudra savoir ce qu’il en est de ce personnage mais sa curiosité scellera son aventure amoureuse pour toujours. « Dans le récit-cadre, nous assistons à une brillante soirée parisienne qui a lieu, probablement en 1830, chez les Lanty - famille immensément riche, mais dont les commencements demeurent obscurs. Le narrateur et la jeune femme (Mme de Rochefide) qui l’accompagne et dont il est amoureux rencontrent un mystérieux vieillard, figure hoffmanesque que les maîtres de la maison entourent d’attentions. Au cours de la soirée, la jeune femme découvre dans un salon de l’hôtel Lanty un tableau représentant Adonis, jeune éphèbe d’une beauté surnaturelle. Ayant promis à la jeune femme la clé du mystère des Lanty, le narrateur la rejoint le lendemain dans son boudoir pour lui raconter - et c’est l’histoire encadrée - l’étrange aventure de Sarrasine, jeune sculpteur français parti pour Rome en 1758, où il tombe passionnément amoureux d’une belle cantatrice, la Zambinella. Le sculpteur finit par découvrir que la prétendue chanteuse est un castrat et, tandis qu’il est encore dans l’horreur de cette révélation, il meurt poignardé par les sbires du cardinal Cicognara, « protecteur » de cet homme-femme. Identifié à la fois comme modèle de l’Adonis et comme l’étrange vieillard, le castrat se trouve à l’origine de la fortune des Lanty. Choquée par ce dénouement inattendu, la jeune femme déplore la corruption de la vie parisienne, fait l’éloge de la solitude et congédie son amoureux. 1744» Dans ce texte, la jeune femme a rencontré la mort sous la forme d’un vieillard mystérieux, mort non de l’individu mais de son désir d’amour.

Notes
1730.

POE E .A., op. cit., p. 191.

1731.

Ibid., p. 197.

1732.

Ibid., p. 191.

1733.

Ibid., p. 192.

1734.

Ibid., p. 193.

1735.

Ibid., p. 196.

1736.

Ibid., p. 197.

1737.

Ibid., p. 192.

1738.

Ibid., p. 197.

1739.

Ibid., p. 195.

1740.

Ibid., p. 196.

1741.

Ibid., p. 197.

1742.

BALZAC H. de., op. cit., p. 1043.

1743.

Ibid., p. 1053.

1744.

BREMOND C., PAVEL T., op. cit., pp. 191-192.