IV.2. La mort dans la vie.

IV.2.1. La transgression du tabou.

Le narrateur de Sarrasine s’amuse à contempler les deux façades de la vie, le monde extérieur, sombre et inanimé des jardins et le monde intérieur dans lequel règnent l’agitation et l’effervescence des jours de fête ; l’espace de la fenêtre forme un pont symbolique entre ces deux mondes. « Ma folle imagination autant que mes yeux contemplait tour à tour et la fête, arrivée à son plus haut degré de splendeur, et le sombre tableau des jardins. 1745» C’est à ce moment précis, alors que l’insouciance des invités atteint son point le plus élevé comme le marque l’emploi des superlatifs et des adverbes - la fête en est à « son plus haut degré de splendeur », après le onzième coup de l’horloge, « la musique s’enfle de nouveau, et les rêves revivent, et ils se tordent çà et là plus joyeusement que jamais 1746», dans les salles de l’abbaye, « la fête tourbillonnait », « le coeur de la vie y battait fiévreusement 1747» - que se produit la rupture. L’horloge qui fait résonner les douze coups de minuit sert de détonateur dans Le Masque de la Mort Rouge alors que le rire assume cette fonction dans Sarrasine : « Je ne sais combien de temps je méditai sur ces deux côtés de la médaille humaine ; mais soudain le rire étouffé d’une jeune femme me réveilla. 1748» La faille survient également à un moment totalement inattendu pour le spectateur qui est sans doute contaminé par les effluves de la fête ; ses pensées portent sur la mort et la vie, or ses réflexions « mélangées de noir et de blanc, de vie et de mort », se fixent tour à tour sur deux espaces différents et imperméables l’un à l’autre comme le souligne le chiasme qui renforce l’antithèse vie / mort en y superposant l’opposition fondamentale du blanc et du noir, le blanc étant l’unité de toutes les couleurs puisque l’ensemble du prisme le restitue, alors que le noir est la non couleur car il absorbe la lumière. Cette absence de passage entre les deux mondes, dont la frontière reste symbolisée dans l’imagination du narrateur comme pour les convives par l’embrasure de la fenêtre, trouve son prolongement dans l’image de la « médaille » qui est l’« emblème de l’incommunicabilité des côtés : comme la barre paradigmatique de l’antithèse, le métal ne peut en être traversé 1749». Dans le Masque de la Mort Rouge, c’est également un lieu où règne l’obscurité qui symbolise l’espace interdit :

‘« Mais, dans la chambre qui est là-bas tout à l’ouest, aucun masque n’ose maintenant s’aventurer ; car la nuit avance, et une lumière plus rouge afflue à travers les carreaux couleur de sang, et la noirceur des draperies funèbres est effrayante ; et à l’étourdi qui met le pied sur le tapis funèbre l’horloge d’ébène envoie un carillon plus sourd, plus solennellement énergique que celui qui frappe les oreilles des masques tourbillonnant dans l’insouciance lointaine des autres salles.
Quant à ces pièces-là, elles fourmillaient de monde, et le coeur de la vie y battait fiévreusement. 1750»’

L’espace est donc circonscrit par une opposition visuelle entre une pièce et les autres pièces, et c’est encore par le biais d’une ouverture, ici une porte, un seuil, que le spectateur peut délimiter une frontière séparant les différents lieux. L’opposition entre les deux mondes est marquée par le retour visuel à l’alinéa et par l’emploi de la locution prépositive « quant à », « formule de détachement » qui souligne la « dislocation » et marque « la rupture thématique dans le déroulement d’un texte 1751». La locution prépositive introduit de fait un groupe nominal qui s’oppose au précédent. Le « coeur de la vie » s’oppose à l’impression de mort que sous-entendent les expressions « couleur de sang », « draperies funèbres », « tapis funèbre ». La métaphore qui redouble l’idée de vitalité en faisant appel au sens premier du mot « coeur », « organe central de l’appareil respiratoire 1752», évoque également, lorsque nous le mettons en rapport avec l’adverbe « fiévreusement », la couleur rouge du sang source de vie. Nous trouvons bien évidemment cette couleur dans le paragraphe précédent mais associée à d’autres éléments qui en modifient la connotation. « Une lumière plus rouge afflue à travers les carreaux couleur de sang », or, la lumière, dans la phrase précédente est liée à l’image de la liquidité, les « rêves » reflètent « la couleur des fenêtres à travers lesquelles ruisselle le rayonnement des trépieds » ornés de bougies. Le thème de la fluidité qui se retrouve dans le verbe « afflue » nous renvoie l’image du sang qui coule, qui ruisselle sur les carreaux, et donc de la plaie. L’intensité du rouge marquée par l’adverbe « plus » et son aspect lumineux sont encore renforcés par la couleur noire qui se répand dans la pièce : « la nuit avance », le noir s’obscurcit et se reflète dans « la noirceur des draperies » et « l’horloge d’ébène ». L’union du rouge écarlate et du profond noir d’ébène appelle dans l’esprit du lecteur l’image d’une mort violente. C’est cette même couleur rouge que l’on trouvait associée à la mort dans la danse de Flaubert. - La mort qui fait halte dans « un désert immense rouge et brûlant comme un incendie 1753» porte une « mèche de cheveux rouges 1754», les yeux de Satan laissent passer « une flamme rouge 1755» et ce dernier apprécie particulièrement les moments où le jaillissement du sang se mêle aux flots du vin - .

Enfin, le fourmillement de la vie s’oppose au vide de la pièce de l’ « ouest » - endroit où se couche le soleil, nouvelle image de la mort - parfois involontairement habitée par un « étourdi » que l’horloge fait rapidement fuir. La description de la salle funeste, que les invités évitent, est encadrée par le récit de la fête, la conjonction « mais » nous indique que nous entrons dans un autre monde. Ainsi, la place de la mort est reléguée au fond de l’enfilade des sept salles, elle est entourée d’images de la vie, comme si en la tenant à l’écart, en l’enveloppant des voiles de la fête, les invités pouvaient l’empêcher de franchir le seuil qui la sépare d’eux.

C’est donc un bruit inhabituel, le son de l’horloge d’ébène, le rire, qui va être à l’origine de la transgression du tabou de la non communication des tableaux de la vie et de la mort. « Substitut du cri, agent hallucinatoire, le rire est ce qui ébranle le mur de l’antithèse, efface dans la médaille la dualité du revers et du droit, fait tomber la barre paradigmatique qui sépare « raisonnablement » le froid du chaud, la vie et la mort, l’animé de l’inanimé. 1756» Le son va dans un cas s’accompagner de l’apparition d’un « masque », d’une « figure de spectre 1757», et dans l’autre cas de celle d’un « monsieur vêtu de noir », « personnage mystérieux », « étrange », un « vieillard 1758» auquel la société a donné la dénomination d’ « Esprit » tant elle doute « que ce soit un être vivant 1759».

Notes
1745.

BALZAC H. de., op. cit., p. 1050.

1746.

POE E.A., op. cit., p. 194.

1747.

Ibid., p. 195.

1748.

BALZAC H. de., op. cit., p. 1050.

1749.

BARTHES R., op. cit., p. 55.

1750.

POE E.A., op. cit., pp. 194-195.

1751.

RIEGEL Martin, Pellat Jean-Christophe, RIOUL René, Grammaire méthodique du français, Vendôme : P.U.F., 1994, p. 430.

1752.

REY-DEBOVE J. et REY A., op. cit., article « coeur », p. 398.

1753.

Op. cit., p. 167.

1754.

Ibid., p. 170.

1755.

Ibid., p. 165.

1756.

BARTHES R., op. cit., p. 55.

1757.

POE E.A., op. cit., p. 196.

1758.

BALZAC H. de., op. cit., p. 1047.

1759.

Ibid., p. 1049.