IV.2.2. L’entre deux mondes.

Ainsi, la transgression du tabou s’avère si impensable que nous basculons dans le fantastique. Le narrateur fait appel à une figure mythologique pour préparer le lecteur à ce spectacle hors du commun : « Par un des plus rares caprices de la nature, la pensée en demi-deuil qui se roulait dans ma cervelle en était sortie, elle se trouvait devant moi, personnifiée, vivante, elle avait jailli comme Minerve de la tête de Jupiter, grande et forte1760, elle avait tout à la fois cent ans et vingt-deux ans, elle était vivante et morte. 1761» La brutalité de l’apparition à laquelle personne n’a assisté, le masque « jusque là n’avait nullement attiré l’attention 1762» et que le narrateur explique par un jeu de cache-cache, « le petit vieillard s’était sans doute adroitement coulé derrière une haie de gens attentifs à la voix de Marianina, qui finissait la cavatine de Tancrède 1763», marque le premier jalon du fantastique, celui-ci naît de la présence inexpliquée et insolite d’un nouveau personnage qui réunit en lui des parts antithétiques de vie et de mort . « Ainsi se trouve-t-on amené au coeur du fantastique. Dans un monde qui est bien le nôtre, celui que nous connaissons, sans diables, sylphides, ni vampires, se produit un événement qui ne peut s’expliquer par les lois de ce même monde familier. Celui qui perçoit l’événement doit opter pour l’une des deux solutions possibles : ou bien il s’agit d’une illusion des sens, d’un produit de l’imagination et les lois du monde restent alors ce qu’elles sont ; ou bien l’événement a véritablement eu lieu, il est partie intégrante de la réalité, mais alors cette réalité est régie par des lois inconnues de nous. Ou bien le diable est une illusion, un être imaginaire ; ou bien il existe réellement, tout comme les autres êtres vivants : avec cette réserve qu’on le rencontre rarement. Le fantastique occupe le temps de cette incertitude ; dès qu’on choisit l’une ou l’autre réponse, on quitte le fantastique pour entrer dans un genre voisin, l’étrange ou le merveilleux. Le fantastique, c’est l’hésitation éprouvée par un être qui ne connaît que les lois naturelles, face à un événement en apparence surnaturel. 1764»

Pendant une partie du récit, nous sommes plongés dans cette incertitude. Le « masque » qui cache le visage de celui qui a pris le déguisement du type de la Mort Rouge est si réaliste, - « l’analyse la plus délicate aurait difficilement découvert l’artifice » - , que les invités qui auraient pu approuver « cette laide plaisanterie 1765» si le personnage n’avait pas poussé le raffinement du détail jusqu’à barbouiller son vêtement et son visage de sang, sont tout d’abord surpris puis horrifiés. La nouvelle de l’intrusion « d’un masque » « s’étant répandue en un chuchotement à la ronde, il s’éleva de toute l’assemblée un bourdonnement, un murmure significatif d’étonnement et de désapprobation, - puis, finalement, de terreur, d’horreur et de dégoût ». La répulsion vient de ce que malgré la « licence carnavalesque de cette nuit », l’étranger a « franchi les bornes - cependant complaisantes - du décorum imposé par le prince ». Ce commentaire accentue le réalisme du masque tout en nous avertissant que le personnage dérange puisqu’il a poussé à bout les limites du possible et a ainsi franchi la barrière des tabous. « Même chez les dépravés, chez ceux pour qui la vie et la mort sont également un jeu, il y a des choses avec lesquelles on ne peut pas jouer. 1766» Le prince Prospero, sur lequel les regards de tous se fixent dans l’attente d’une réponse, « on le vit », brise l’incertitude. « Homme impérieux et robuste », il ordonne de démasquer l’inconnu et transforme donc la « figure de spectre » en être vivant et vulnérable. Les « courtisans », convaincus par le jugement du prince, esquissent « un léger mouvement en avant dans la direction de l’intrus » mais le doute les assaille aussitôt ; « par suite d’une certaine terreur indéfinissable que l’audace insensée du masque avait inspirée à toute la société, il ne se trouva personne pour lui mettre la main dessus 1767». Les réflexions des convives, comme si elles se calquaient sur le mouvement de balancier de l’horloge d’ébène, oscillent entre la vie et la mort, entre l’illusion de la fête et la vision de l’inacceptable maladie ; il est impensable que le mouvement cesse, que la mort pénètre dans les lieux réservés à la vie ...

L’apparition du vieillard dans le salon des Lanty est si étrange et si déplacée que les observateurs doutent de son caractère d’être humain. Il se transforme en pantin d’outre-tombe, « il semblait être sorti de dessous terre, poussé par quelque mécanisme de théâtre 1768», en être surnaturel, « créature sans nom dans le langage humain, forme sans substance, être sans vie, ou vie sans action 1769», en « cadavre ambulant » aux « doigts de squelette 1770». Le « petit vieillard » au « dos courbé » se métamorphose en mort-vivant, une jeune femme se demande d’ailleurs pourquoi Madame de Lanty laisse « errer des revenants dans son hôtel 1771». Son « corps étrange » est soutenu par des « petites jambes » dont « vous eussiez dit de deux os mis en croix sur une tombe 1772». Ce « spectre 1773», le mot revient à plusieurs reprises, « sent le cimetière 1774», et sa venue s’accompagne, comme celle de la mort, d’une sensation de froid :

« Depuis un moment, j’ai froid », dit à sa voisine une dame placée près de la porte.
L’inconnu, qui se trouvait près de cette femme, s’en alla.
« Voilà qui est singulier ! J’ai chaud, dit cette femme après le départ de l’étranger. 1775»

Une « sueur froide » s’échappe des « pores » de Madame de Rochefide lorsqu’elle porte « la main sur le phénomène ». Le son émis par la voix de ce dernier, « cri semblable à celui d’une crécelle » rassemble le côté mécanique et l’aspect surnaturel, le narrateur doute en effet du caractère humain de celle-ci : « cette aigre voix, si c’était une voix, s’échappa d’un gosier presque desséché ». Mais la partie du corps la plus effrayante de «cet homme en poussière 1776» reste sans conteste le visage.

‘« Ce visage noir était anguleux et creusé dans tous les sens. Le menton était creux ; les tempes étaient creuses ; les yeux étaient perdus en de jaunâtres orbites. Les os maxillaires, rendus saillants par une maigreur indescriptible, dessinaient des cavités au milieu de chaque joue. Ces gibbosités, plus ou moins éclairées par les lumières, produisirent des ombres et des reflets curieux qui achevaient d’ôter à ce visage les caractères de la face humaine. 1777»’

Semblable à la Mort Rouge qui offre à la vue « la physionomie d’un cadavre raidi 1778» le « spectre » « reluisait » de « rouge et de blanc », ce qui contribue encore à lui « donner l’apparence d’une création artificielle 1779» et appelle l’idée de la mort suggérée par la couleur rouge, « tous les traits de sa face étaient aspergés de l’épouvantable écarlate ». Le rapprochement avec le type de la Mort Rouge se poursuit puisque celle-ci cache son « visage » sous « un masque 1780» et que le vieillard semble déguisé : « les sourcils de son masque recevaient de la lumière un lustre qui révélait une peinture très bien exécutée ». Après nous avoir fait osciller entre la vie et la mort, le narrateur opte pour l’aspect morbide du personnage. Son « crâne cadavéreux 1781» tourne sur la jeune femme « deux yeux glauques qui ne pouvaient se comparer qu’à de la nacre ternie 1782». « La lexie connote le cadavre, le mort qui a forme humaine, en le ramenant à ce qu’il y a de plus inquiétant en lui : les yeux ouverts (fermer les yeux du mort, c’est conjurer ce qu’il y a dans la mort de mitoyen à la vie, faire bien mourir le mort, le faire bien mort). Quant à glauque, il n’a ici aucune importance dénotative (peu importe la couleur exacte du glauque) ; connotativement (culturellement), c’est la couleur de l’oeil qui ne voit pas, de l’oeil mort : une mort de la couleur qui cependant ne soit pas incolore. 1783» L’impression de néant de ce regard vivant, qui marque encore une nouvelle frontière entre la vie et la mort, se prolonge dans le rictus du « personnage fantasmagorique » : « Enfin, cette espèce d’idole japonaise conservait sur ses lèvres bleuâtres un rire fixe et arrêté, un rire implacable et goguenard, comme celui d’une tête de mort. 1784» L’idole japonaise « connote un mélange inhumain d’impassibilité et de fard 1785», et prolonge l’image du masque mortuaire.

Dans un cas l’imagination prend pour un déguisement ce qui n’est que l’effet du temps sur le corps humain, dans l’autre, elle refuse de voir dans le personnage de la Mort Rouge autre chose qu’un déguisement. Ces deux attitudes ont en commun une peur devant l’inattendu, l’inexplicable, une frayeur que le masque symbolise ; refus de voir et besoin de cacher, il est, comme l’embrasure de la fenêtre ou le seuil de la porte, une frontière posée entre la vie et la mort, un objet dont on refuse de comprendre la véritable signification, c’est de ce flottement que naît l’atmosphère fantastique.

Notes
1760.

« Le stupéfiant dans le mythe de Minerve, n’est pas que la déesse soit sortie de la tête de son père, mais qu’elle en soit sortie « grande et forte », déjà toute armée, toute formée. L’image (fantasmatique) dont Minerve est le modèle ne s’élabore pas : on la trouve brusquement inscrite dans la réalité, dans le salon ; quand elle naît, elle est déjà écrite : il n’y a que translation d’écritures, trans-scription, sans maturation, sans origine organique. » BARTHES R., op. cit., p. 56.

1761.

BALZAC H. de, op. cit., p. 1050.

1762.

POE E.A., op. cit., p. 195.

1763.

BALZAC H. de., op. cit., p. 1050.

1764.

TODOROV Tzvetan, Introduction à la littérature fantastique, Ligugé : éditions du Seuil, 1993, p. 29.

1765.

POE E.A., op. cit., p. 196.

1766.

Ibid., p. 195.

1767.

Ibid., pp. 196-197.

1768.

BALZAC H. de, op. cit., p. 1050.

1769.

Ibid., p. 1051.

1770.

Ibid., p. 1055.

1771.

Ibid., p. 1054.

1772.

Ibid., p. 1051.

1773.

Ibid., pp. 1052, 1054, 1055.

1774.

Ibid., p. 1053.

1775.

Ibid., p. 1047.

1776.

Ibid., p. 1053.

1777.

Ibid., p. 1052.

1778.

POE E.A., op. cit., p. 196.

1779.

BALZAC H. de., op. cit., p. 1052.

1780.

POE E.A., op. cit., p. 196.

1781.

BALZAC H. de., op. cit., p. 1052.

1782.

Ibid., p. 1051.

1783.

BARTHES R., op. cit., p. 60.

1784.

BALZAC H. de., op. cit., p. 1052.

1785.

BARTHES R., op. cit., p. 66.