IV.2.3. Beauté, richesse et mort.

Le mort vivant « inspire la répulsion en tant qu’ensemble - « Un sentiment de profonde horreur pour l’homme saisissait le coeur quand une fatale attention vous dévoilait les marques imprimées par la décrépitude à cette casuelle machine » - ainsi que par certains de ces détails (l’étrangeté du visage, par exemple, dont les yeux, ces « globes incapables de réfléchir une lueur », semblent se mouvoir « par un artifice imperceptible »). En même temps, le spectateur ne peut se défendre d’une sorte d’admiration pour la grâce corporelle du vieillard. 1786» « Son excessive maigreur, la délicatesse des ses membres, prouvaient que ses proportions étaient toujours restées sveltes. 1787»

Le même sentiment d’attirance / répulsion se rencontre au contact de la « coquette maigre aux airs extravagants » de la « Danse macabre » de Baudelaire. Le poète, dès la première strophe, a intentionnellement donné un double sens à plusieurs termes afin de maintenir le lecteur entre le rêve et la réalité.

« Fière, autant qu’un vivant, de sa noble stature,
Avec son gros bouquet, son mouchoir et ses gants,
Elle a la nonchalance et la désinvolture
D’une coquette maigre aux airs extravagants. 1788»

« Un climat d’ambiguïté est immédiatement crée, car ces mots peuvent s’appliquer à la fois à une femme et à un squelette : la « nonchalance » peut signifier le manque de chaleur ; avoir de la « désinvolture » voulait dire originellement que l’on était sorti de son enveloppe ; « extravagant », que l’on errait dans l’au-delà. On parle de cette vivante comme d’une morte et de cette morte comme d’une vivante ! Ce jeu continue pendant les strophes suivantes, pour devenir de plus en plus clair au profit de la mort, au fur et à mesure que nous progressons dans la lecture du poème :

« Le gouffre de tes yeux, plein d’horribles pensées
Exhale le vertige, et les danseurs prudents
Ne contempleront pas sans d’amères nausées
Le sourire éternel de tes trente-deux dents. »

Il y a un élément « baroque » dans ce squelette déguisé en femme, cette confusion voulue entre la mort et la vie, ce changement constant de point de vue. 1789»

L’étranger qui apparaît dans les salons du prince Prospero porte les stigmates de la Mort Rouge, son apparence est repoussante mais son allure dégage une impression de dignité. Il se tient « comme une grande statue, droit et immobile dans l’ombre de l’horloge d’ébène 1790». Cette stature que l’on peut comparer à celle du prince s’accompagne de gestes nobles, « d’un mouvement lent, solennel, emphatique, comme pour mieux soutenir son rôle » ; « cette figure de spectre » « se promenait çà et là à travers les danseurs », il s’approcha du prince « d’un pas délibéré et majestueux 1791». L’accumulation des adjectifs qui décrivent tous la démarche du spectre montrent sa détermination, la hauteur de son rang, le pouvoir qu’il sait détenir... autant de qualificatifs qui pourraient s’appliquer à un souverain qui passe parmi ses sujets pour lire dans leurs yeux sa puissance et sa gloire.

Cette recherche de l’effet de surprise par la juxtaposition d’éléments contraires ou inattendus glisse de l’aspect général vers la tenue vestimentaire. Après avoir incarné la puissance du souverain, comme dans les danses macabres médiévales, la mort va nous renvoyer l’image de la coquetterie. L’élégance du petit vieillard qui hante les salons des Lanty provoque l’étonnement. « L’inconnu portait un gilet blanc, brodé d’or, à l’ancienne mode, et son linge était d’une blancheur éclatante », cette couleur blanche, symbole de pureté peut étonner le spectateur non averti mais elle est tout à fait justifiée du fait de la pureté essentielle du castrat. « Ce qui cause l’effroi, c’est le sentiment qu’on a affaire à un revenant, à un mort-vivant, qui, figé dans une grimace éternelle, échappe à la décomposition : « Cette espèce d’idole japonaise conservait sur ses lèvres bleuâtres un rire fixe et arrêté, un rire implacable et goguenard, comme celui d’une tête de mort. » Ce qui, en revanche, provoque l’admiration, voire une certaine sympathie, c’est le luxe exorbitant de son costume et de ses bijoux : « La coquetterie féminine de ce personnage fantasmagorique était assez énergiquement annoncée par les boucles d’or qui pendaient à ses oreilles, par les anneaux dont les admirables pierreries brillaient à ses doigts ossifiés, et par une chaîne de montre qui scintillait comme les chatons d’une rivière au cou d’une femme. » L’ensemble est un non-sens inoubliable : une momie immortelle, couverte de joyaux, au regard terni, et qui n’arrête pas de rire. 1792» Cette figure hétéroclite va provoquer la raillerie. La richesse et la coquetterie féminine du personnage soulignent une élégance dérisoire :

‘« Un jabot de dentelle d’Angleterre assez roux, dont la richesse eût été enviée par une reine, formait des ruches jaunes sur sa poitrine ; mais sur lui cette dentelle était plutôt un haillon qu’un ornement. Au milieu de ce jabot, un diamant d’une valeur incalculable scintillait comme le soleil. Ce luxe suranné, ce trésor intrinsèque et sans goût, faisait encore mieux ressortir la figure de cet être bizarre. 1793»’

La beauté se fane au contact de la figure de spectre du vieillard, la riche dentelle d’Angleterre « était plutôt un haillon qu’un ornement », son diamant, même s’il à l’éclat du soleil, révèle un « luxe suranné » et « sans goût ». L’élan de répulsion que l’on éprouve au contact du vieillard donne ensuite naissance à un sourire sarcastique, à un sentiment de moquerie que l’on retrouve en présence du squelette féminin de Baudelaire :

« La ruche qui se joue au bord des clavicules,
Comme un ruisseau lascif qui se frotte au rocher,
Défend pudiquement des lazzi ridicules
Les funèbres appas qu’elle tient à cacher. 1794»

L’alliance de ces éléments hétéroclites ne fait plus cette fois appel au fantastique mais au grotesque et déclenche le rire.

« « Fière, autant qu’un vivant, de sa noble stature
Avec son gros bouquet, son mouchoir et ses gants,
Elle a la nonchalance et la désinvolture
D’une coquette maigre aux airs extravagants. »

 The aspect of the gaunt coquette is clearly caricatural, cast as she is with admirable traits, such as « nonchalance » and « désinvolture », and unequivocally derisory ones, « maigre » and « airs extravagants ». But the initial word « fière » followed by « noble stature » restrains the reader from smiling too openly when reaching the second verse - where the presence of « son gros bouquet, son mouchoir et ses gants » does indeed suggest something quite ludicrous. The tension established by the contradictory statements on the still mysterious figure, does not impede humor ; yet it tempers it. Also, the strange female in the poem is endowed with the recognizable qualities of the living : pride, vanity, and the ability to turn weaknesses into sources of complacency - for after all, imposing physical height is not necessarily a mark of feminine distinction, even if Baudelaire often uses it to relieve the banality of womanhood through a touch of virility. The fact that she is recognizable in her exaggerated appearance but that, simultaneously, she precludes identification with any known human being, introduces the element of the grotesque (...).

In « Danse macabre », beauty appears under the guise of mockery for the transient canons of the flesh :

« Vit-on jamais au bal une taille plus mince ?
Sa robe exagérée, en sa royale ampleur,
S’écroule abondamment sur un pied sec que pince
Un soulier pomponné, joli comme une fleur. »

The mixture of heterogneous elements underlies the presence of the grotesque here. The interrogation in the first verse, « Vit-on jamais au bal une taille plus mince ? » encompasses both the familiar and the unaccustomed. By evoking visions of exiguous waistlines swirling on dance floors, of lithe shapes admired presumably at ohter times, the poet seems to summon youth and lightness. But the « pied sec » two lines further, retrospectively conveys to the slimness of the present dancer a bony quality, rather than suppleness. Yet, the two aspects (the lithesome and the angular, the youthful and the ageless) having been suggested, both remain evident, inseparable from one another. The « royale ampleur » of the skirt further suggests a discordant contrast between the skeletal figure and the more traditional accoutrements of elegance. With the « soulier pomponné », the ridiculous comes to the fore, reinforced by the obviously derisive comparison, « joli comme une fleur ». 1795»

Chez Baudelaire, «  la haine et la terreur de la femme se mêlent inextricablement à l’horreur de la mort 1796», la femme entraîne l’homme vers la déchéance ; pour Cazalis, c’est la femme qui exerce la cruauté qu’il attribue à la nature, « le désir éveillé par la femme est un tourment et un supplice pour celui qui l’éprouve 1797». Baudelaire insiste sur le côté grotesque du culte de la chair, d’une chair vouée à la pourriture. Il « n’a pas besoin de spectacle macabre pour être conscient de la présence du squelette autour de lui et en lui. Tout s’écoule, tout semble lui dire : « Vado mori ». La mort est toujours parmi nous, visible pour le poète, invisible pour les autres. Sournoise, elle se glisse dans ses plaisirs :

« Pourtant, qui n’a serré dans ses bras un squelette,
Et qui ne s’est nourri des choses du tombeau ?
Qu’importe le parfum, l’habit ou la toilette ?
Qui fait le dégoûté montre qu’il se croit beau. »

Le poète rit de l’inconscience des autres hommes, mais ce rire traduit son angoisse devant le néant. Comme Baudelaire le dit à propos de Melmoth, « ce rire est l’explosion perpétuelle de sa colère et de sa souffrance ». Car Baudelaire souffre de  la contradiction entre l’ivresse de la chair et la brièveté de cette ivresse, entre l’aspiration humaine à l’éternité et la négation dérisoire de cette aspiration manifestée par l’apparition du squelette. On songe à Madame Bovary sur son lit de mort, éclatant frénétiquement de rire lorsque l’aveugle passe sous ses fenêtres et chantonne la chanson grivoise. Le rire de Baudelaire aussi est un rire désespéré. C’est pourquoi il se moque de son squelette avec tant de férocité. Il se venge sur lui des déceptions de l’amour et du gouffre qui sépare nos rêves de la réalité 1798».

Cazalis déplore la perte de l’être aimé ; Lawrence, commentant Melancholia, un recueil paru en 1868 nous dit au sujet des poèmes consacrés à la femme et à l’amour qu’ils expriment un idéalisme affaibli. « A côté de quelques pièces dans la manière de Gautier qui décrivent la femme selon la conception romantique comme une incarnation de l’idéal, d’autres poèmes, tout en lui conservant sa vocation céleste, expriment à son égard une déception. En effet, la passion évoquée dans ce recueil est le plus souvent une flamme éteinte ; le paradis promis est irrévocablement perdu. 1799» La « Danse macabre » paraît dans le deuxième Parnasse en 1869, et exprime cette perte de l’idéal. Le poète a gardé « le loup de velours noir », en mémoire de la « vanité des amours », il « pleure » en songeant à cette « chair » qui « fait notre envie ». « Je veux me rappeler », « j’ai quelque peu regretté / votre jeune corps » ; même s’il a conscience de l’aspect éphémère de la beauté du corps féminin, il ne peut en détacher sa pensée ; il tente de réduire en cendres ce corps qu’il a aimé,

« Cette chair, qui fait notre envie,
N’est après tout, comme la vie,
Qu’une loque sur du néant ! 1800»

Le point d’exclamation et l’expression « n’est après tout » montrent bien que le poète essaie de se persuader que le corps humain n’est rien, qu’il est voué à la corruption, mais je doute qu’il parvienne à croire en ces paroles, il ne peut se résoudre à les faire siennes.

« Et je veux mon âme ainsi faite 
Qu’un jour enfin sous tous ces corps
Je ne sache voir que des morts,
Des os en costumes de fête (...). »

La violence du souhait « je veux », associée à « un jour », nous prouve que Cazalis n’est pas encore capable de voir de telles choses, ce souhait, pour être réalisé, demande de s’isoler du monde, de le regarder évoluer avec cynisme ; pour cela, il faut être « las de vivre 1801». Ainsi, même si le poète tente de prendre le contre-pied des aspirations qui l’ont déçu, il ne parvient jamais à les étouffer complètement.

On le voit, la vision des poètes n’est pas la même, l’un regrette amèrement d’avoir perdu l’amour d’un être cher, l’autre tente d’exprimer son angoisse devant le désir charnel. L’un souhaiterait pouvoir percevoir le squelette sous la chair, l’autre lance le signal de la danse macabre avec une ironie mordante :

« Antinoüs flétris, dandys à face glabre,
Cadavres vernissés, lovelaces chenus,
Le branle universel de la danse macabre
Vous entraîne en des lieux qui ne sont pas connus !
Des quais froids de la Seine aux bords brûlants du Gange,
Le troupeau mortel saute et se pâme, sans voir
Dans un trou du plafond la trompette de l’Ange
Sinistrement béante ainsi qu’un tromblon noir.
En tout climat, sous tout soleil, la Mort t’admire
En tes contorsions, risible humanité,
Et souvent, comme toi, se parfumant de myrrhe,
Mêle son ironie à ton insanité ! 1802»

« Le poète se moque des amants, aveuglés par leur sens, qui préfèrent la chair corruptible à la solidité du squelette , dont l’élégance est « sans nom » 1803» ; qui ne savent pas voir la corruption qui attend leur corps et qu’ils tentent de cacher par « l’art des poudres et du rouge ». Qu’ils soient jeunes ou vieux, « à face glabre » ou « chenus », tous sont victimes du cynisme mordant de Baudelaire qui leur crie : « vous sentez tous la mort ! » Chacun de nous est porteur de son squelette, comme le suggèrent les deux hémistiches de l’alexandrin qui sont, comme le squelette déguisé en coquette, superposables du fait de l’antagonisme dont ils sont porteurs, « cadavres vernissés » ou « lovelaces chenus » sont une seule et même personne. L’un, dans la mort, tente de couvrir son corps d’enduit pour paraître plus beau ; l’autre, encore vivant, fait fi de sa vieillesse et se déguise pour continuer à séduire. La beauté est par essence mortelle, les visages les plus fins seront un jour « flétris ».

Toute idée de la mort comme niveleuse de l’ordre social est absolument inexistante, l’ancienne égalité des hommes devant la mort se transforme ici en une sorte d’égalité géographique : la mort nous guette « en tout climat, sous tout soleil », elle étend son pouvoir depuis la porte de notre demeure jusqu’aux contrées les plus lointaines, jusqu’à des « lieux qui ne sont pas connus » ; « des quais froids de la Seine aux bords brûlants du Gange », les fleuves qui parcourent le monde, quel que soit le climat, ne s’arrêtent jamais de couler et semblent ainsi véhiculer la mort sur leurs eaux. Nous sommes tous des « condamnés à mort qui ne voient pas la trompette de l’Ange « sinistrement béante », comme la gueule de l’Enfer du théâtre médiéval. Cette image menaçante, ainsi que la transformation du monde en cauchemardesque salle de bal, réveille en nous le même sentiment de terreur collective que devaient ressentir les hommes du moyen âge devant les fresques des Innocents 1804». Les hommes ne forment plus qu’un « troupeau » qui « saute et se pâme » en de multiples « contorsions », la danse se transforme en une sorte d’orgie monstrueuse et collective, le « sabbat du Plaisir devient une fête de la mort 1805», mais le poète ne semble nullement s’en émouvoir et rit de l’ « insanité » des hommes.

« In « Danse macabre » the statue of a woman’s skeleton dressed for the ball appeals to his love of irony, of the sheer beauty of complex mathematical shape, and of imagining a past, then calls up the old symbol of the dance of death, with corrupt and frivolous mankind capering madly in « le branle universel de la danse macabre ». 1806» Chez Baudelaire la danse a changé de forme, elle ne représente plus le défilé des hommes de toutes conditions entraînés par la mort mais une gigantesque farandole dans laquelle chacun cherche un moyen de plaisir ; la crainte de la mort a disparu au profit d’une orgie gigantesque et sabbatique menée cette fois par les vivants. Le poète ne s’effraie plus de la corruption des corps mais recherche la beauté cachée sous la chair ; les os, polis par le temps deviennent des objets nobles et admirables bien plus que le jeune corps féminin, haïssable du fait qu’il éveille en l’homme un désir insatiable et pervers ...

Tous nos textes sont reliés par le thème du bal et tous tournent en dérision l’atmosphère qui enveloppe ce type de manifestation. La danse permet de se moquer ouvertement des fausses valeurs mondaines, de l’attachement aux richesses et au paraître qui, comme le prouvent la Zambinella ne sont parfois qu’illusions. Trois thèmes se sont mélangés dans la nouvelle de Balzac qui montrent combien la frontière entre le rêve et la réalité restent minces : celui de l’ambiguïté du sexe, l’association entre le vieillard et la mort et le thème fantastique du vieillard comme machine-vivante. « Une fois le récit achevé, les traits du vieillard acquièrent une nouvelle vraisemblance, chacun trouvant sa source dans un aspect du destin de Zambinella. Les notes de féminité, marques de la castrature, se mêlent alors aux traits qui désignent la fusion entre la mort et la vie : la castration, suspension de la dépense d’énergie, a désormais l’effet d’un élixir de longue vie grâce auquel l’idole aux yeux éteints semble promise à jouir d’une vie quasi éternelle. Mais cette vie inutile se réduit, en vertu de l’artificialité de la castrature, à une sorte d’existence mécanique, à une manière de devancer la mort : c’est mettre la mort dans la vie pour esquiver la mort. La richesse fabuleuse du chanteur-momie et sa postérité mondaine le récompensent d’avoir su s’exhiber en demeurant absent, de s’être offert à l’admiration en s’y dérobant, d’avoir cruellement entretenu et déçu les désirs. Son rire implacable et goguenard, enfin, est celui du triomphe : le monde, semble dire l’idole japonaise couverte de joyaux, appartient pour l’éternité aux êtres sans coeur qui savent le séduire. 1807»

Cette amère constatation relie la réussite au mensonge, la fortune à la perte d’une partie de son être. La société et ses représentants, comme l’illustrent les personnages de Sarrasine et de Madame de Rochefide, s’attachent à des préjugés qui les empêchent d’atteindre l’essence de l’art ou la vérité de l’amour.

Enfin, tous ces textes insistent sur l’inconscience des hommes qui préfèrent se voiler la face derrière les masques de la beauté ou de ses substituts pour se cacher leur destin corporel. Chacun de nous porte, dans sa chair, le squelette qui apparaîtra tôt ou tard au grand jour, et aucune porte, aucun mur n’empêchera la mort de venir nous chercher, c’est ce constat qu’illustre avant tout le Masque de la Mort Rouge. « Poe, personnellement, ne redoutait pas plus la mort qu’il ne l’appelait pour en finir avec une existence désolante : il se bornait à la considérer comme un phénomène immanquable, règle pour tous et, pour quelques-uns, condition de l’accès au mystère infini. Mort et Vie ne sont que des mots, la vie est une destruction et une réédification de tous les instants, tout en nous change, s’abolit, se refait : la peur résulte uniquement de l’ignorance de l’heure, soudaine et imprévisible, où l’équilibre de ces destructions et de ces réfections simultanées se rompra et où cette rupture prendra le nom définitif de mort, entraînant la dissociation de la conscience et du corps, de la personnalité et de son destin futur. La mort, de par cette imprévisibilité, est une présence et non un avenir. Elle n’est pas postée au bout de la route humaine. Son rôle commence avec la naissance elle-même, elle vit avec nous et en nous, elle est la commensale qui peut entrer partout et nous guette sans trêve, intervenant à son gré pour couper court à nos projets et à nos actes. La connaissance de cette règle en implique l’acceptation, mais sans exclure le sentiment d’une profonde tristesse et d’une angoisse ambiante. Tout homme qui aime et comprend la nature incline, avant de retourner en elle vers des refontes inconnues, à regretter la vision qu’il en eut dans sa phase humaine, et ce regret est encore une des formes d’hommage qu’il lui doit. S’il faut obéir à ses lois avec courage et sérénité, ses lois elles-mêmes commandent aussi ce regret normal. L’homme qui voit la mort sans regret n’a pas su comprendre le sens de la vie. 1808» Et c’est bien ce regret qui pousse Cazalis à aimer, malgré tout, le corps féminin et qui provoque chez le spectateur une répulsion face aux personnages qui, transgressant les frontières, unissent en eux les aspects antithétiques de la vie et de la mort. Le squelette de Baudelaire, paré pour le bal ou la jeune femme de Cazalis, qui cache ses os sous un costume de fête, n’appartiennent pas à notre monde et ne peuvent être perçus que par un observateur qui se tient « seul », « dans un coin du bal 1809». Lorsque la limite qui sépare la danse des vivants de la danse des morts est par malheur franchie, nous voyons alors apparaître de nouveaux avatars du double qui errent entre la vie et la mort.

La Zambinella a toujours été un mort vivant, autrefois elle charmait par la grâce de sa voix mais son apparence féminine était fausse et donc sans vie, aujourd’hui sa voix est morte, « sa voix cassée » ressemblait « au bruit que fait une pierre en tombant dans un puits 1810» ; et elle se présente au monde sous les traits d’un homme qui a doublement perdu sa virilité, par la castration et par la vieillesse. Vivant aux yeux du grand monde et mort à la vie sexuelle, le castrat est devenu spectre pour la société en retrouvant sa masculinité pourtant définitivement perdue. Individu entre deux sexes, personnage vivant sur les planches du théâtre pour mourir à la vie réelle, La Zambinella ne fut jamais qu’un être d’illusions, recouvert du masque de la beauté puis de celui de l’horreur, une représentation en chair et en os de la transgression des tabous : posséder deux sexes opposés, être vivant et mort ... un nouvel avatar du double qui ne possède plus de corps propre et ne peut accéder au repos procuré par la mort.

Notes
1786.

BREMONT C. et PAVEL T., op. cit., p. 235.

1787.

BALZAC H. de., op. cit., p. 1051.

1788.

Op. cit., p. 71.

1789.

CASSOU YAGER Hélène, op. cit., p. 36.

1790.

POE E.A., op. cit., p. 197.

1791.

Ibid., p. 196.

1792.

BREMOND C. et PAVEL T., op. cit., p. 235.

1793.

BALZAC H. de, op. cit., pp. 1051-1052.

1794.

« Danse macabre », op. cit., p. 71.

1795.

MC CORMICK Diana Festa, op. cit., pp. 295 à 297.

« L’aspect de la coquette décharnée est nettement caricatural, esquissée comme elle l’est avec d’admirables traits de caractère comme la « nonchalance » et la « désinvolture » et d’autres qui sont sans équivoque dérisoires comme « maigre » et « airs extravagants ». Mais le mot initial « fière » suivi de « noble stature » empêche le lecteur de sourire trop ouvertement lorsqu’en atteignant le deuxième vers - la présence de « son gros bouquet, son mouchoir et ses gants » produit vraiment quelque chose de tout à fait risible. La tension créée par les formulations contradictoires au sujet de la calme et mystérieuse figure, n’entrave pas l’humour ; mais elle le tempère. Ainsi, l’étrange femme est dotée, dans le poème, des qualités reconnaissables des vivants : de l’orgueil, de la vanité, et de la capacité de transformer la faiblesse en suffisance - et après tout, une taille physique imposante n’est pas nécessairement une marque de distinction féminine, même si Baudelaire utilise souvent ce procédé pour remédier à la banalité de la féminité en y ajoutant une touche de virilité. Le fait qu’elle soit reconnaissable par son apparence exagérée mais aussi que, simultanément, elle dissipe toute identification avec une quelconque existence humaine connue, introduit l’élément du grotesque (...).

Dans la « Danse macabre », la beauté se manifeste sous les traits de la raillerie quant aux éphémères canons de la chair : (...). Le mélange d’éléments hétérogènes est ici à l’origine de la présence du grotesque. L’interrogation du premier vers, « Vit-on jamais au bal une taille plus mince ? » contient en même temps des éléments familiers et inaccoutumés. En évoquant les visions de la taille mince tourbillonnant sur la piste de danse, des formes souples probablement admirées à d’autres moments, le poète semble convoquer la jeunesse et la légèreté. Mais, deux lignes plus loin, le « pied sec » communique rétrospectivement à la minceur de la danseuse en question un aspect plutôt osseux que souple. Et, les deux aspects (l’agilité et l’anguleux, la jeunesse et le sans âge) ayant été suggérés, restent évidemment associés, inséparables l’un de l’autre. Par la suite, la « royale ampleur » de la jupe suggère un contraste discordant entre la figure squelettique et la tenue plus traditionnelle de l’élégance. Le « soulier pomponné » met le ridicule en évidence, celui-ci est renforcé par la comparaison évidemment moqueuse, « joli comme une fleur ». »

1796.

CASSOU YAGER H., op. cit., p. 23.

1797.

LAWRENCE A.J., op. cit., p. 131.

1798.

CASSOU-YAGER H., op. cit., pp. 35-36.

1799.

Op. cit., p. 133.

1800.

Op. cit., pp. 183-184.

1801.

Ibid., p. 184.

1802.

BAUDELAIRE C., « Danse macabres », op. cit., p. 73.

1803.

CASSOU YAGER H., op. cit., p. 37

1804.

CASSOU YAGER H., op. cit., p. 34.

1805.

Ibid., p. 38.

1806.

FAIRLIE Allisson, « Baudelaire : Les Fleurs du mal », Studies in french litterature, n°6, London : W.G. Moore, p.52.

« Dans la « Danse macabre », la statue de la femme squelette parée pour le bal fait appel à son amour de l’ironie, de la beauté toute simple des formes mathématiques complexes, et de sa représentation du passé, alors il évoque le vieux symbole de la danse des morts, avec son humanité corrompue et frivole se livrant à de folles cabrioles à l’occasion du « branle universel de la danse macabre ».

1807.

BREMOND C. et PAVEL T., op. cit., pp. 235-236.

1808.

MAUCLAIR Camille, Le génie d’Edgar Poe, Lagny-sur-Marne : Albin Michel éditeur, 1925, pp. 228-229.

1809.

CAZALIS H., « Danse macabre », op. cit., p. 184.

1810.

BALZAC H. de., op. cit., p. 1051.