I.1. La scène.

La « Lanterne magique » est dédiée à Mademoiselle Marguerite Moreno, pensionnaire à la Comédie Française de 1890 à 1903 et c’est donc tout à fait naturellement que Jean Lorrain nous introduit dans l’univers des spectacles parisiens. C’est ainsi à l’occasion du « brouhaha d’un entracte », lors de « la trois cent quatre-vingtième et quelque » représentation de La Damnation de Faust de Berlioz que « l’électricien Folster » va révéler à son « voisin de fauteuil 1816» la véritable nature du public qui hante la salle du Châtelet. Musset occupe également une position de spectateur puisqu’il décide de s’asseoir, « Seul, je me suis assis dans la nuit de mon coeur » et de regarder, « Mes yeux noyés de pleurs ne voyaient que le vide ». Le voile de larmes va peu à peu se dissiper pour laisser place à la description annoncée par l’emploi du déictique « ce » et par l’utilisation de l’imparfait « c’était dans une rue », les adverbes et compléments circonstanciels de lieu guident alors le regard du lecteur : « Sur le pavé », « dans l’ombre », « Partout », « Dans un carrosse », « sous le ciel », « dans la ville », « sous la résine », « au fond des cabarets », « dans cette rue 1817»... mais à la différence des personnes qui se rendent dans une salle de spectacle et dont le regard est limité par l’hémicycle de la scène, il décide lui-même de l’espace dans lequel il va laisser aller son regard.

Inversement, Malte et le narrateur de l’histoire « Les trous du masque » se retrouvent confrontés à un univers auquel rien ne les avait préparés, ils sont obligés de se rendre jusqu’à un endroit où ils n’avaient pas le désir d’aller. La notion de contrainte qui obligeait les vivant à entrer dans la danse réapparaît alors. L’un est jeté dans la rue, « que j’aie dû sortir » - l’utilisation du verbe de modalité sous-entend que Malte ne désirait pas sortir -, il fut poussé vers l’extérieur par un environnement hostile, le poêle s’est « encore mis à fumer 1818» ; l’autre est conduit par une main amie mais ne peut échapper à son emprise,  « La main de mon compagnon avait saisi la mienne et, quoique molle et sans force, la tenait dans un étau qui me broyait les doigts... Cette main de puissance et de volonté me clouait les paroles dans la gorge, et je sentais sous son étreinte toute velléité de révolte fondre et se dissoudre en moi 1819». Ils ont dû traverser un dédale de rues où ils ont peu à peu perdu tout repère avant de parvenir au lieu dans lequel ils vont découvrir une nouvelle réalité. « J’ai marché sans cesse. Dieu sait combien de villes, de quartiers, de cimetières, de ponts et de passages j’ai traversés 1820» ; « Où allions-nous le long de ces quais et de ces berges inconnues ? » « Quai Saint-Michel, quai de la Tournelle, quai de Bercy même, nous étions loin de l’Opéra, des rues Drouot, Le Peletier, et du centre ». Les noms disparaissent avec l’entrée dans l’inconnu, « nous roulions maintenant hors des fortifications et, par des grandes routes bordées de haies et de mornes devantures de marchands de vins, guinguettes de barrières depuis longtemps closes 1821». Nous avons l’impression qu’un chemin infini est parcouru avant d’arriver à destination, comme cela est le cas dans les rites initiatiques et c’est ce passage obligé qui met en scène l’action qui va suivre, qui prépare le lecteur à un « coup de théâtre ».

Dans la « Nuit du Walpurgis classique », la mise en scène est différente puisque le poète fait appel à nos connaissances littéraires, « C’est plutôt le sabbat du second Faust que l’autre » et nous décrit le décor en faisant revivre nos souvenirs « Imaginez un jardin de Lenôtre 1822». C’est l’espace extérieur qui va se transformer en scène de même que dans « Crépuscule » où, avant que le spectacle ne débute,

« Un charlatan crépusculaire
Vante les tours que l’on va faire »
En entrant sur scène l’acteur s’adresse à son public,
« Sur les tréteaux l’arlequin blême
Salue d’abord les spectateurs 1823»

La simple présence de ce personnage de la comédie italienne qui incarne des rôles de jeune drôle, de bouffon malicieux, de valet sensible et naïf ... nous plonge dans une atmosphère ludique, son teint « blême » est cependant porteur d’angoisse.

Cette impression d’étrangeté qui règne dans l’ensemble de nos textes, exacerbée par la volonté de porter l’action sur les planches d’un théâtre ou tout au moins de la donner à voir de la même façon que si nous assistions à une représentation, va se refléter dans le décor.

Notes
1816.

« Lanterne magique », Histoires de masques, Joué-lès-Tours : éditions Christian Pirot, 1987, p. 38.

1817.

MUSSET Alfred de, « Lettre à M. de Lamartine », Premières poésies, Poésies nouvelles, Saint-Amand, nrf, Gallimard, 1993, p. 274.

1818.

RILKE Rainer Maria, Les Cahiers de Malte Laurids Brigge, traduit de l’allemand par Maurice Betz, Saint-Amand : éditions du Seuil, 1980, p. 45.

1819.

LORRAIN Jean, « Les trous du masque », Histoires de masques, Joué-lès-Tours : éditions Christian Pirot, 1987, p. 72.

1820.

RILKE R.M., op. cit., p. 45.

1821.

LORRAIN J., « Les trous du masque », op. cit., pp. 71-72.

1822.

VERLAINE Paul, « Nuit du Walpurgis classique », Poèmes saturniens, OEuvres poétiques complètes, Dijon : Nrf, Gallimard, 1962, p. 71 (Nous ne ferons référence qu’à ce poème de Verlaine au cours de ce chapitre).

1823.

APOLLINAIRE Guillaume, « Crépuscule », Alcools, OEuvres poétiques, Bruges : Nrf, Gallimard, 1967, p. 64 (Nous ne ferons référence qu’à ce poème d’Apollinaire au cours de ce chapitre).