I.2. Le décor.

Les personnages que nous rencontrons au cours de nos textes se trouvent transportés dans un univers qui échappe à la réalité quotidienne et oscille entre un Eden baigné d’une étrange atmosphère et un monde teinté de couleurs infernales.

Paul Verlaine nous emmène dans un « jardin de Lenôtre, / Correct, ridicule et charmant 1824», il nous propose « une vue d’ensemble du parc de Versailles par une simple énumération qui juxtapose des motifs sans les composer. Dans la deuxième strophe, les enjambements, le caprice rythmique cher à Banville mouvementent adroitement tout cela et évitent la monotonie d’un inventaire :

« Des ronds-points ; au milieu, des jets d’eau ; des allées
Toutes droites ; sylvains de marbre ; dieux marins
De bronze ; çà et là, des Vénus étalées ;
Des quinconces, des boulingrins ;
Des châtaigniers ; des plants de fleurs formant la dune ;
Ici, des rosiers nains qu’un goût docte affila ;
Plus loin, des ifs taillés en triangles. La lune
D’un soir d’été sur tout cela. 1825»

Un peu d’ironie romantique se fait sentir dans la troisième strophe avec le « goût docte » et peut-être les « plants de fleurs formant la dune », qui soulignent ce qu’il y a de compassé dans cette architecture végétale 1826». La main de l’homme a modelé ce parc avec une habileté et un souci du détail tel qu’il semble que les « ifs » resteront à jamais « taillés en triangles », que les « allées » seront éternellement « droites ». Et pourtant l’aspect immuable et « correct » des lieux semble déjà menacé par l’attitude lascive des « Vénus étalées » et par l’enjambement qui semble insinuer que les « dieux marins / De bronze » ne resteront pas à jamais de simples décorations. L’évolution fantastique du poème est déjà sous-jacente dans ces premières strophes.

Dans le poème d’Apollinaire le décor et l’entrée en scène du personnage forment une unité, la première strophe de « Crépuscule » nous plonge dans une atmosphère en demi-teinte :

« Frôlée par les ombres des morts
Sur l’herbe où le jour s’exténue
L’arlequine s’est mise nue
Et dans l’étang mire son corps 1827»

La nudité de la jeune femme que l’on imagine fragile et pâle, semblable aux personnages de Marie Laurencin a qui est dédié le poème1828, contraste avec l’odeur de mort calfeutrée dans l’herbe où le « jour » vient verser ses derniers rayons de soleil. Le jour « s’exténue » et laisse paraître « les ombres des morts » ; l’étang aux eaux stagnantes reflète la noirceur de la nuit qui s’installe ; la mort du jour, les ombres inquiétantes, l’aspect angoissant de l’eau insondable et immobile font naître la tentation du suicide. Nue, sans défense, déjà enveloppée par la mort, l’arlequine semble prête à se laisser glisser dans le néant.

Ce désir de mort se retrouve dans la « Lettre à M. de Lamartine » ; le décor dans lequel évolue le poète se définit tout d’abord par ce qu’il n’est pas,

« Ce n’était pas au bord d’un lac au flot limpide,
Ni sur l’herbe fleurie au penchant des coteaux ; »
l’utilisation des négations met inversement en valeur la répugnance de l’espace dans lequel il est enfermé,
« C’était dans une rue obscure et tortueuse
De cet immense égout qu’on appelle Paris (...). »

La ville, transformée en un « immense égout » aux eaux sales et puantes s’oppose au « lac » pur et « limpide 1829», l’individu se trouve nié, perdu dans « une rue » parmi tant d’autres dont la noirceur est incompatible avec le caractère chatoyant des fleurs. Ce jeu sur les contrastes met en relief la profondeur de la peine du personnage et prépare la scène du carnaval où les contraires vont s’exacerber.

Autour de Malte et de l’ami de de Jakels, l’espace se rétrécit peu à peu, leurs parcours débouchent, de la même façon que dans le Masque de la Mort Rouge ou que dans Sarrasine, sur une série d’enfermements. Tous deux quittent l’espace connu de leur appartement pour se retrouver projetés dans un ou plusieurs lieux dont ils sont prisonniers. Dans « les trous du masque », la hauteur des murs est écrasante, le narrateur est conduit dans « une grande salle très haute, aux murs crépis à la chaux », dans « une église abandonnée et désaffectée » ; l’espace des fenêtres qui pourrait offrir une échappatoire renforce l’impression d’étouffement puisque « la plupart » sont « à moitié murées » et que toutes sont garnies de « volets intérieurs hermétiquement clos » ; un détail ironique mime enfin la position du personnage : sur les tables, les « gobelets de fer-blanc » sont « retenus par des chaînes 1830» ... « Les lieux qui, dans leur contingence, ne devraient rien avoir en commun avec l’état d’esprit dans lequel un sujet les appréhende, sont presque toujours chez Lorrain porteurs de sentiments 1831», ils traduisent ici l’angoisse d’un être confronté à un milieu hostile, à une force inconnue contre laquelle le personnage se retrouve sans défense. Jeté dans le « gouffre de la rue 1832», Malte est confronté à la vision d’un mur qui porte en lui les marques de la destruction : « pour être précis, c’étaient des maisons qui n’étaient plus là. Des maisons qu’on avait démolies de haut en bas. » « Ce n’était pas, à proprement parler, la première paroi des maisons subsistantes (comme on aurait pu le supposer ), mais bien la dernière de celles qui n’étaient plus 1833» ; cette vision de destruction annonce celle du mourant qu’il rencontre dans la « petite crémerie ». « Aussi était-ce trop pour moi que lui encore dût m’attendre », image insoutenable qui entraîne une nouvelle fuite et le livre à l’étreinte de la foule qui le retient prisonnier, « Il n’y avait plus d’avance possible 1834», et tente de l’étouffer. « Et je sentais en même temps que l’air était épuisé depuis longtemps et qu’il ne restait plus que des exhalaisons viciées dont mes poumons ne voulaient pas. 1835»

L’espace, qu’il soit ainsi ouvert ou fermé, se révèle aussi étouffant qu’une prison, semblable à la bouche de l’Enfer des Mystères, il semble vouloir happer les personnages et les forcer à regarder leurs peurs.

Notes
1824.

Op. cit., p. 71.

1825.

Ibid., p. 71.

1826.

AGUETTANT Louis, Verlaine, Bar-le-Duc : éditions du Cerf, 1978, p. 46.

1827.

Op. cit., p. 64.

1828.

Guillaume Apollinaire consacra un article à Marie Laurencin et nous pouvons rapprocher ses commentaires de son poème « Crépusucle ». « Dès ses premières peintures, ses premiers dessins, ses premières eaux-fortes, bien que ces essais ne se signalassent que par une certaine simplicité naturelle, on pouvait deviner que l’artiste, qui allait bientôt se révéler, exprimerait un jour la grâce et le charme du monde. Elle produisit alors des tableaux où les arabesques devenaient des figures délicates. Depuis ce temps, à travers ses recherches, on retrouve toujours cette arabesque féminine dont elle a su garder intacte la connaissance (...). L’art féminin, l’art de Mademoiselle Laurencin, tend à devenir une pure arabesque humanisée par l’observation attentive de la nature et qui, étant expressive, s’éloigne de la simple décoration tout en demeurant aussi agréable. » « Les Peintres Cubistes », 1913, Marie Laurencin, Lausanne : Fondation Pierre Gianadda, 1993, p. 52.

1829.

MUSSET A. de., op. cit., p. 274.

1830.

LORRAIN J., op. cit., pp. 72-73.

1831.

SANTOS José, L’art du récit court chez Jean Lorrain, Mayenne : Librairie Nizet, 1995, p. 150.

1832.

RILKE R.M., op. cit., p. 47.

1833.

Ibid., p. 46.

1834.

Ibid., p. 48.

1835.

Ibid., p. 49.