II.2. Jeux d’ombres et de masques.

II.2.1. Les ombres.

Verlaine et Apollinaire mettent en scène les apparences fantomatiques qui, selon maintes croyances, subsistent après la mort. Au début de « Crépuscule », des ombres, en circulant d’une façon indécise et feutrée, créent la tonalité trouble qui sera celle de tout le poème. « Les « ombres des morts » frôlent la vivante, dans le décor ombreux où la fin du jour approche d’une autre nuit que la nuit réelle. 1846» Verlaine s’est inspiré d’un poème de Glatigny, « Nocturne 1847» dans lequel le poète « rêve que les Dorimènes et les marquis reviennent la nuit au clair de lune, dans un parc du Grand Siècle » ; mais il « est parti de là pour rêver tout autre chose ; dans un parc de Le Nôtre, ce ne sont plus des marquises défuntes qu’il évoque, mais des ombres anonymes et inquiétantes 1848» :

« S’entrelacent soudain des formes toutes blanches,
Diaphanes, et que le clair de lune fait
Opalines parmi l’ombre verte des branches (...). 1849»

« Le thème de la « nuit hantée » était déjà familier au Parnasse, au moment où Verlaine s’en est emparé. C’est le thème du poème de Léon Dierx, « La nuit de juin » :

« A chaque instant, l’on voit passer dans un rayon
Une forme inconnue et faite de lumière,
Qui luit, s’évanouit, revient et disparaît (...) ».
C’est aussi celui du poème de L.X. de Ricard, « Ronde nocturne » :
« (...) Le sommeil sourd des rameaux sombres
Emplit mystérieusement
L’horreur frissonnante des ombres
D’un peuple spectral et charmant ». 1850»

L’évocation de ces « ombres des morts » nous renvoie aux personnages qui participent aux sabbats ; toutefois, à la différence des formes que nous avons rencontrées dans les danses de Fagus, Ducos du Hauron, Nerval ou Verhaeren, ces ombres ne s’incarnent pas, elle restent des apparitions fantomatiques et le spectateur est amené à douter de leur existence. Le poète, en effet, nous parle d’autres ombres, des ombres allongées et floues qui naissent à la fin du jour :

« S’entrelacent soudain des formes toutes blanches
(...)
S’entrelacent parmi l’ombre verte des arbres (...).1851»

L’ambiguïté est d’autant plus forte que la répétition du verbe « s’entrelacer » tend à brouiller les formes, les ombres vertes et blanches dansent ensemble et ont tendance à se confondre dans cette semi-obscurité d’une nuit éclairée par des rayons de lune. Les « ombres des morts » de « Crépuscule » ne sont peut-être que le résultat du mouvement des arbres dont les ombres sont projetées « sur l’herbe 1852» par le jour finissant. Ainsi, toutes les ombres sont insaisissables, aussi bien les ombres réellement projetées, qui prolongent nos corps, que les ombres spectrales, qui prolongent irréellement la vie.

Dans la nuit qui recouvre la ville, éclairée çà et là par de « blafardes lanternes », « L’homme passait dans l’ombre, allant où va le bruit », l’ombre a ici pour rôle de prolonger l’impression de tristesse et de noirceur dans laquelle est plongé l’observateur. Mais l’ombre occupe quelques vers plus loin une autre fonction, elle incarne la personne de l’infidèle amante » et c’est en vain que le poète attend un signe de sa part :

« Ah ! toi, le savais-tu, froide et cruelle amie,
Qu’à travers cette honte et cette obscurité,
J’étais là, regardant de ta lampe chérie,
Comme une étoile au ciel, la tremblante clarté ?
Non, tu n’en savais rien, je n’ai pas vu ton ombre ;
Ta main n’est pas venue entr’ouvrir ton rideau. 1853»

Celle que le poète a tendrement chérie a déjà revêtu certaines des caractéristiques de la mort, « froide et cruelle », indifférente au malheur et à la souffrance d’autrui elle a perdu son enveloppe corporelle ; celle qui a cessé d’aimer n’est plus que l’ombre d’un amour mort. Ce jeu avec les significations va être encore accru par l’utilisation du masque.

Notes
1846.

DURRY M.J., tome II, op. cit., p. 60.

1847.

« Vous reviendrez, belles ombres galantes

(...)

Vous reviendrez par un beau clair de lune,

(...)

A l’heure où court la chasse fantastique

D’Hérodiade au fond du noir ravin,

Quand Faust éveille, avec le monde antique,

La grande Hélène au visage divin.

Et les amants de la douce féerie,

Qui vous suivront aux taillis toujours frais,

Dans leur chanson mollement attendrie

Raconteront ce Walpurgis français. »

Les Flèches d’or, 1864, cité par BORNECQUES J.H., op. cit., p. 176.

1848.

AGUETTANT L., op. cit., p. 45.

1849.

Op. cit., p. 71.

1850.

BORNECQUES J.H., op. cit., p. 177.

1851.

OP. CIT., pp. 71, 72.

1852.

APOLLINAIRE G., op. cit., p. 64.

1853.

MUSSET A. de., op. cit., p. 275.