II.2.2. Les masques.

Les masques permettent aux ombres des morts de pénétrer au coeur des plaisirs humains. « Si , pour certains chercheurs, les porteurs de masques incarneraient les esprits de la végétation et s’inscriraient dans des rituels de fertilité, d’autres ont adopté la thèse selon laquelle les origines du masque se situeraient dans les croyances liées aux esprits des morts. Ils incarneraient, d’une part, les ancêtres directs que l’on craint, respecte, évoque dans les moments difficiles et, d’autre part, un ensemble d’êtres anonymes et mystérieux, supposés malveillants et dangereux, dont il convient de se protéger. Cette hypothèse, développée voici une quarantaine d’années par Karl Meuli, s’appuie tant sur le comportement des personnages masqués dans un certain nombre de coutumes européennes que sur le terme utilisé pour désigner le masque : étymologiquement, le terme « masca », dérivé du vieil italien, ne désigne-t-il pas un être hideux, malfaisant, un démon ? Tout comme le terme latin « larva » qui signifie « masque » désigne initialement un être infernal, un être de l’au-delà, un fantôme, signification que l’on retrouve dans le « scheme » germanique. 1854»

Cette confusion entre le masque et le fantôme n’a pas échappé à Jean Lorrain qui utilise dans « Les trous du masque » les ressorts dramatiques offerts par la légende. Le narrateur qui erre depuis un temps indéterminé à travers une étrange salle de bal « où l’on ne dansait pas » en vient à comparer les masques à des fantômes. « Et toutes ces cagoules se taisaient dans une immobilité de spectres et, au-dessus de leurs couronnes funèbres, l’ogive des fenêtres se découpant en clair sur le ciel blanc de lune, les coiffait d’une mitre transparente. » L’absence de mouvement des masques alliée à la lumière phosphorescente projetée par le clair de lune le fait basculer dans un monde qui échappe au réel.

‘« Je sentais ma raison sombrer dans l’épouvante ; le surnaturel m’enveloppait ! Cette rigidité, le silence de tous ces êtres masqués ! Quels étaient-ils ? Une minute d’incertitude de plus, c’était la folie ! Je n’y tenais plus et, d’une main crispée d’angoisse, m’étant avancé vers un des masques, je soulevai brusquement sa cagoule.
Horreur ! il n’y avait rien. Mes yeux hagards ne rencontraient que le creux d’un capuchon ; la robe, le camail, étaient vides. Cet être qui vivait n’était qu’ombre et néant.
Fou de terreur, j’arrachai la cagoule du masque assis dans la stalle voisine : le capuchon de velours vert était vide, vide le capuchon des autres masques assis le long des murs. Tous avaient des faces d’ombre, tous étaient du néant. 1855»’

L’apparition des « formes toutes blanches » préparée dès les premiers vers du poème par la mention du « sabbat du second Faust » et par l’attitude lascive des « Vénus étalées » qui s’oppose au bel alignement des plantes est rapidement assimilée à une vision spectrale. Les silhouettes « diaphanes », « opalines », qui ne sont peut-être que de simples masques réunis là pour danser, sont identifiées à de « fébriles fantômes ». L’étrangeté du décor où les statues contrastent avec le type de jardin à la française, l’heure fatidique de « Minuit » et « La lune / d’un soir d’été sur tout cela » redonnent vie aux légendes populaires. Le poète attardé ne sait plus à quelle réalité il doit se fier :

« - Ces spectres agités, sont-ce donc la pensée
Du poète ivre, ou son regret, ou son remords,
Ces spectres agités en tourbe cadencée,
Ou bien tout simplement des morts ? 1856»

L’apparition de spectres au milieu d’une salle de bal ou dans « un jardin de Lenôtre » nous fournit le point de passage entre deux thèmes déjà étudiés. Lors des nuits de sabbat les morts revenaient à la vie en prenant tout d’abord l’aspect de fantômes mais leur réunions se situaient toujours en dehors des espaces habités. Au cours d’un bal, la mort ayant pris apparence humaine, venait perturber le bel agencement de la fête. Dans le cas présent nous trouvons l’alliances des deux motifs : la mort pénètre dans des espaces modifiés par la main de l’homme, dans des salles illuminées, mais elle est multiple comme c’était le cas dans les premières danses macabres, et impalpable. Le carnaval va permettre aux hommes de s’approprier ces différentes croyances en donnant un masque à leurs peurs qui prennent en priorité l’aspect des squelettes et des démons.

Notes
1854.

REVELARD Michel et KOSTADINOVA Guergana, Le Livre des Masques, Tournai (Belgique) : La Renaissance du livre, 1998, p. 6.

1855.

Op. cit., pp. 74-75.

1856.

VERLAINE P., op. cit., pp. 71-72.