III.2. Danse, carnaval ou sabbat ?

Le carnaval et ses formes apparentées ont occupé une place importante comme réalité festive et source d’inspiration au XIXe siècle. « On a en effet tendance à croire que les bouleversements économiques et politiques avaient condamné le carnaval ; la révolution industrielle aurait affaibli les liens familiaux et corporatistes nécessaires à l’unité festive et la Révolution aurait réalisé une émancipation qui n’était jamais que jouée par les bouleversements carnavalesques. En réalité le carnaval reprend vigueur sous la Restauration et ne verra s’amorcer son déclin qu’après le second Empire. Les observateurs sont mêmes frappés par le déchaînement des passions carnavalesques sous la monarchie de Juillet, particulièrement pendant les dix premières années. Certes l’influence littéraire sur le carnaval est sensible ; cependant la mode vénitienne à laquelle ont concouru Delavigne, Sand, Musset, Valéry... n’est pas coupée de la source populaire comme le montre la liesse carnavalesque qui prend les allures d’une fête généralisée et conserve les caractéristiques du carnaval : gaspillage, mélange des classes sociales, fronde du pouvoir, propos scatologiques et obscènes .1895»

Le port du masque confère donc le pouvoir de se livrer à diverses manifestations festives dans lesquelles la danse et le défilé occupent une place centrale. Dans la « Nuit du Walpurgis classique » où nous n’avons pas à proprement affaire à des masques mais à de « fébriles fantômes », à des « spectres » qui ne sont peut-être que le reflet des « sylvains de marbre », des « dieux marins » ou des « Vénus », c’est-à-dire d’autres formes de l’étrange, la danse développe ses arabesques, accompagnée par les « chants voilés » des cors :

« Et voici qu’à l’appel des cors
S’entrelacent soudain des forme toues blanches,
Diaphanes, et que le clair de lune fait
Opalines parmi l’ombre verte des branches,
- Un Watteau rêvé par Raffet ! -
S’entrelacent parmi l’ombre verte des arbres
D’un geste alangui, plein d’un désespoir profond,
Puis, autour des massifs, des bronzes et des marbres,
Très lentement dansent en rond. 1896»

Verlaine, dans les vers précédents, a essayé de transposer l’impression musicale qu’évoque pour lui « l’air de chasse de Tannhaüser 1897». « Puis vient une période poétique de neuf vers, qui s’étale sur trois strophes enjambant de l’une à l’autre, créant une sorte de déséquilibre, de vertige, où disparaît un instant le dessin rythmique de la strophe. Consciemment ou non, le poète a préparé l’effet saisissant que produira le retour à l’équilibre rythmique, dans les deux derniers vers de la période, qui évoquent la lente ronde des spectres. Ainsi, les vicissitudes du rythme traduisent le sentiment lyrique du morceau - l’étrangeté de ce ballet harmonieux dansé par des ombres désespérées. 1898» Cette poésie évoque le ballet des ombres, une danse des spectres qui réalise l’alliance des arts proposée par les danses macabres. Le poète rappelle dans ses vers la musique de Wagner, les atmosphères picturales de Watteau, mais plus encore, en jouant avec la sonorité des mots et leur pouvoir évocateur, il met en musique la Revue des Ombres de Raffet.

Cette danse des ombres est très proche de celle des Sylphes que Jean Lorrain évoque dans la « Lanterne magique ». La scène sept de la seconde partie de La Damnation de Faust contient le choeur des sylphes et des gnomes :

« « Dors, heureux Faust, dors ! Bientôt, sous un voile
D’or et d’azur, tes yeux vont se fermer ;
Songes d’amour vont enfin te charmer,
Au front des cieux va briller ton étoile. »

Puis a lieu le ballet des sylphes : « Les esprits de l’air se balancent quelque temps en silence autour de Faust endormi et disparaissent peu à peu ». 1899» Ces esprits ne sont en fait que des figures du démon et leur entrée en scène préfigure l’irruption des morts vivants dans l’enceinte de la salle du Châtelet. En effet, transporté « dans les bosquets et prairies du bord de l’Elbe, Faust s’endort dans un « voluptueux sommeil ». Dans un songe, le choeur de gnomes et de sylphes, esprits « de la terre et de l’air », en fait émissaires amenés de l’Enfer par Méphistophélès, berce Faust dans l’illusion d’un bonheur parfait. Leur musique est féerique, infiniment délicate, totalement séduisante 1900». Notre narrateur, semblable au personnage de Faust se trouve « tout entier sous le charme de cette hallucinante musique 1901». « Mais c’est dans l’ « Evocation », scène 12, autre illusion crée cette fois pour enlever Marguerite, que Méphistophélès avoue franchement la nature de son choeur de démons :

« Esprits des flammes inconstantes,
Accourez ! J’ai besoin de vous...
Follets capricieux, vos lueurs malfaisantes
Vont charmer une enfant et l’amener à nous.
Au nom du Diable, en danse !
Et vous, marquez bien la cadence,
Ménétriers d’enfer, ou je vous éteins tous ! »

En vérité, le Menuet des Follets est grotesque : on peut facilement y imaginer sorcières et crapauds tournoyant à la ronde du Sabbat. Avant de commencer sa célèbre Sérénade, Méphistophélès « fait le mouvement d’un homme qui joue de la vielle », référence à la tradition du ménétrier diabolique. 1902» Cette scène de sabbat, nous allons le voir dans notre prochaine partie, va contaminer l’ensemble de la salle.

Devant Arlequin, figure emblématique du carnaval, s’attroupent les « sorciers », « fées » et « enchanteurs » ; « l’arlequine » se tient en retrait tandis que « l’aveugle » et « le nain » semblent animés par le mouvement de « la biche » qui « passe avec ses faons ». L’un « berce un bel enfant » tandis que l’autre « regarde » « Grandir l’arlequin trismégiste 1903». Tous ces personnages échappés de l’univers de la fête et du merveilleux défilent devant les yeux du lecteur charmé par la douceur des vers. La pantomime d’Arlequin accentue l’impression de mouvement tandis que le rythme des cymbales suggère le motif de la danse.

Dans tous nos textes la danse ou la farandole joyeuse nous guident vers l’exclusion qui peut se manifester à tout moment au sein de la fête. Dans la « Lettre à M. de Lamartine » « vieillards », « femmes, « enfants »... la « troupe » des hommes rendus égaux par le port du masque, les « gens » comme les nomme Rilke, défilent indistinctement devant le poète comme dans une gigantesque danse macabre. Cette position en retrait qui trahit le refus du mélange carnavalesque et qui se confond avec la trahison amoureuse se retrouve dans un épisode de La Confession d’un enfant du siècle. Le troisième chapitre « révèle que la trahison a eu lieu après une mascarade et dans la deuxième partie, lorsque Octave se lance dans l’apprentissage de la débauche, la découverte du peuple s’effectue par le truchement du carnaval et en particulier lors de la descente de la Courtille 1904».

‘« La première fois que j’ai vu le peuple... c’était par une affreuse matinée, le mercredi des Cendres, à la descente de la Courtille. Il tombait depuis la veille au soir une pluie fine et glaciale ; les rues étaient des mares de boue. Les voitures de masques défilaient pêle-mêle, en se heurtant, en se froissant, entre deux longues haies d’hommes et de femmes hideux, debout sur les trottoirs. Cette muraille de spectateurs sinistres avait, dans ses yeux rouges de vin, une haine de tigre. Sur une lieue de long tout cela grommelait, tandis que les roues des carrosses leur effleuraient la poitrine, sans qu’ils fissent un pas en arrière. J’étais debout sur la banquette, la voiture découverte ; de temps en temps un homme en haillons sortait de la haie, nous vomissait un torrent d’injures au visage, puis nous jetait un nuage de farine. Bientôt nous reçûmes de la boue (...). 1905»’

Nous retrouvons dans les deux textes la même atmosphère d’ivrognerie et de violence contenue et chez Musset comme chez Rilke le carnaval, sorte d’exutoire, provoque une aspiration vers le bas. A l’époque de Musset le carnaval offre davantage l’occasion d’un « encanaillement des classes défavorisées que d’un renversement temporaire des hiérarchies. Les témoignages abondent. Ainsi, le Magasin pittoresque s’indigne en 1840 : « Aujourd’hui nous voyons au rebours de cette coutume païenne (saturnales), des riches profiter de la licence antique pour oublier leur condition, pour s’avilir et descendre au-dessous des derniers rangs du peuple, ils se précipitent dans la dégradation avec une ardeur furieuse comme dans leur élément naturel. » Le préfet de police, Gisquet, déplore les mêmes faits : « Nos élégants, les hommes de la haute société, semblaient prendre à tâche d’imiter la classe la plus abjecte et de renchérir sur les obscénités dont celle-ci avait jusque là le privilège de nous donner le spectacle » 1906».

En réalité, le carnaval a toujours tiré ses participants vers le bas puisque son rôle consiste avant tout de permettre l’expression de ce qui est jugé tabou par la société : propos obscènes et scatologiques, beuveries, danses débauchées... autant d’éléments qui apparaissaient déjà au moyen âge et qui rapprochent ce moment des assemblées du sabbat. La fête des Calendes ou des Saturnales autorisait les folies les plus coupables et les plus honteuses. En 1444 Charles VII invita la Faculté de Théologie de Paris à écrire aux prélats et aux églises pour les adjurer de travailler à l’abolition de la scandaleuse superstition connue sous le nom de Fête des Fous qui se pratiquait à l’intérieur des édifices religieux et débordait parfois dans les rues de la cité, se transformant en un cortège estudiantin qui entourait, au milieu des cris et des chants, l’âne des Fous sur lequel était juché un évêque de pacotille. « Suivant cette lettre, le jour de la Circoncision, les gens d’église assistaient à l’office, les uns en habits de femmes, de fous, d’histrions, les autres en chape et en chasuble mises à l’envers, la plupart avec des masques de figure monstrueuse ; ils élisaient un évêque ou un archevêque des Fous, le revêtaient d’habits pontificaux, et recevaient sa bénédiction, en psalmodiant les leçons des matines indignement travesties ; ils dansaient dans le choeur, chantaient des chansons dissolues, mangeaient et buvaient sur l’autel, jouaient aux dés sur le pavé de l’église, encensaient le célébrant avec la fumée de vieux cuirs et de matières puantes qu’ils faisaient brûler dans l’encensoir, couraient et sautaient de la façon la plus indécente, et, à la suite de cette messe dérisoire, se montraient sur des échafauds et se promenaient sur des chars en luttant de cris, de grimaces, d’insolences et d’impiétés. 1907»

Notes
1895.

Ibid., pp. 96-97.

1896.

Op. cit., pp. 71-72.

1897.

Ibid., p. 71.

1898.

AGUETTANT L., op. cit., p. 47.

1899.

Op. cit., p. 38, note n° 2.

1900.

WILKINS N., op. cit., p. 143.

1901.

LORRAIN J., op. cit., p. 38.

1902.

WILKINS N., op. cit., p. 143.

1903.

APOLLINAIRE G., op. cit., p. 64.

1904.

HYVAERT A., op. cit., p. 101.

1905.

MUSSET Alfred de., La confession d’un enfant du siècle, , Manchecourt : G.F. Flammarion, 1993, p. 107.

1906.

HYVAERT A., op. cit., p. 97.

1907.

LACROIX P., « Fête des fous », op. cit., non paginé.