III.3. La mort au sein de la fête.

Les fêtes du carnaval obéissent également à un rituel, « dans la tradition européenne, un grand nombre de fêtes masquées se déroulent à des moments importants de l’année, espaces-temps qui, du point de vue naturel et cosmique, représentent des passages saisonniers 1908». Ces fêtes avaient pour but de rétablir la communication entre la communauté des vivants et les monde des morts, celui des ancêtres. « La mort et la résurrection sont une constante des carnavals. Ici c’est le roi ou le prince qui meurt, ailleurs c’est le gitan, le marié, l’ours, le taureau... ou encore la sardine, que l’on enterre en grande cérémonie dans une ambiance de faux deuil et d’allégresse amplifiée par les travestissements. Souvent, frappée de gigantisme, c’est la fête elle-même qui s’essouffle, mais toujours pour mieux renaître. Le fondement philosophique du carnaval, sa caractéristique la plus constante, est cette idée, profondément ancrée chez l’homme, que l’existence est un continuum. La vie, la mort et la renaissance représentent de simples étapes successives, mais vitales pour l’être humain, qu’elle projettent vers l’éternité. 1909» Cette réunion de la mort et de la vie dans les moments de liesse populaire a fourni aux écrivains un thème aux multiples variations.

La descente aux Enfers dans laquelle se trouve emporté Musset dans la « Lettre à M. de Lamartine » va se clore sur une vision de mort. Le monde, autour de lui, change de couleur ; les contours sont rendus indistincts par le « ciel pluvieux », les sanglots « étouffés ». La ville est revêtue d’un « jour douteux » éclairé par de « blafardes lanternes ». Pour celui qui est exclu, le temps du carnaval offre une joie « étrange » et, nous l’avons vu, la foule se comporte comme lors d’une assemblée du sabbat. La « Vénus impudique » porte « une torche à la main » tandis que la « troupe entassée » dans un carrosse hurle « un hymne impur » cependant que « des vieillards, des femmes et des enfants / Se barbouillaient de lie au fond des cabarets 1910». Tous se roulent dans la fange et dans la lie alors que, au même moment, la mort fait son apparition sous la forme des prêtresses métamorphosées en « spectres inquiets », attachées au service de Bacchus et de Pan. La diérèse sur le mot « inquiet » ajouté à l’allitération en [ z ] imposée par la liaison - « prêtresses infâmes », « spectres inquiets » - n’est pas sans rappeler les accords dissonants du violon du diable. Cette descente dans le néant, marquée par la répétition de la locution prépositive « au fond » - « au fond des cabarets », « au fond d’un carrefour » - n’a d’autre but que la recherche de l’être aimé :

« Ah ! toi, le savais-tu, froide et cruelle amie,
Qu’à travers cette honte et cette obscurité,
J’étais là, regardant de ta lampe chérie,
Comme une étoile au ciel, la tremblante clarté ? 1911»

L’indifférence de l’amante, soulignée par les adjectifs antéposés « froide et cruelle » est assimilée à une vision de mort. Celle-ci était déjà préparée avant la scène de carnaval par la rime « amante / sanglante » et par la comparaison épique qui proposait un rapprochement entre la détresse du laboureur, qui rentre chez lui en ne trouvant que mort et désolation après le passage du tonnerre, et la peine du poète abandonné par celle qu’il aimait :

« Tel, lorsque abandonné d’une infidèle amante,
Pour la première fois j’ai connu la douleur,
Transpercé tout à coup d’une flèche sanglante,
Seul, je me suis assis dans la nuit de mon coeur (...). 1912»

L’amante devient celle qui blesse, celle qui met à mort ; au sein de la fête, elle reste insensible aux cris du poète : « Ô mon unique amour ! que vous avais-je fait ? », elle ne vient pas lever le voile qui offrirait à l’agonisant un peu de « clarté ». L’« infidèle amante », « cruelle », insensible à la détresse de celui qui l’aimait devient la figure de la Mort ; la rime « rideau / tombeau » laisse sous-entendre qu’elle place elle-même la lame enfermant l’amant dans la tombe, sans un seul geste de regret ou de tendresse puisqu’elle ne soulève pas le linceul qui le recouvre.

« Ta main n’est pas venue entr’ouvrir ton rideau.
Tu n’as pas regardé si le ciel était sombre ;
Tu ne m’as pas cherché dans cet affreux tombeau ! 1913»

Cette mise à mort de l’amant au sein du carnaval offre au lecteur une vision renouvelée de la danse macabre.

Nous retrouvons celle-ci chez Jean Lorrain, déclinée sous la forme d’une danse des masques. « Le masque de chair n’est certes pas le dernier à tourmenter les hommes et, de la réalité au délire et inversement, il n’y a qu’un pas que l’esprit, fragilisé par la vision d’horreur qui s’impose à lui, ne manque pas de franchir tant est infime cette frontière qui sépare l’illusion du réel. 1914» C’est ce pas que le personnage livré à la solitude dans un « étrange bal, où l’on ne dansait pas, et où il n’y avait pas d’orchestre » va être amené à franchir ; la mort se répand tout d’abord sur les « dalles poudreuses, dont certaines, noircies d’inscriptions, recouvraient peut-être des tombeaux », puis sur les assistants qui subitement privés de mouvement se retrouvent « assis, rangés immobiles des deux côtés de l’ancienne église ». Identiques aux morts qui se réunissent la nuit dans un lieu saint pour prier, il se tiennent « muets, sans un geste, comme reculés dans le mystère sous de longues cagoules de drap d’argent, d’un argent mat au reflet mort ». Tous ont perdu leurs couleurs et leurs attributs carnavalesques, - « il n’y avait plus ni dominos, ni blouses de soie bleues, ni Colombines, ni Pierrots, ni déguisements grotesques » - pour se confondre en une troupe silencieuse et sans vie : « Tous ces masques étaient semblables, gainés dans la même robe verte, d’un vert blême comme soufré d’or, à grandes manches noires, et tous encapuchonnés de vert sombre avec, dans le vide du capuchon, les deux trous d’yeux de leur cagoule d’argent. » Ayant endossé la couleur de la folie les participants de ce bal masqué, désormais tous égaux, vont devenir semblables aux momies des danses macabres : leurs visages vont se décomposer devant les yeux du spectateur qui sent sa raison vaciller. « On eût dit des faces crayeuses de lépreux des anciens lazarets ». L’église abandonnée, devenue cimetière, n’abrite plus que des « spectres 1915», « des faces d’ombre » et lorsque le personnage, affolé, se tourne vers une glace il se découvre identique : « il n’y avait rien sous le masque de toile argentée, rien dans l’ovale du capuchon, que le creux de l’étoffe arrondi sur le vide : j’étais mort et je... 1916». La folie, la mort et le démon (cette réunion d’êtres « encapuchonnés » rappelle les messes noires) se sont réunis en ce jour de carnaval pour montrer au narrateur une image de sa propre mort.

‘« La loge du théâtre, comme l’époque du carnaval, fournissent à Lorrain, toujours friand de ce spectacle, l’espace d’un gigantesque atelier où le modèle vieux se prend lui-même comme objet de peinture. C’est là qu’en vérité, « ce que notre temps appelle vulgairement maquillage » (Baudelaire) va prendre tout sons sens. Le temps n’est plus, où celui-ci ne servait que des fins séductrices. Il va désormais contribuer à l’élaboration de la dernière oeuvre d’art : non pas exactement chef-d’oeuvre inconnu, mais objet d’art funèbre, celui qui précède et annonce les fins dernières. Farder la mort : comment ne point voir là une esthétique, non plus délicate, mais décadente ? 1917» Le maquillage qui, par l’intermédiaire des lépreux, cache un instant la mort dans le récit que nous venons d’évoquer va permettre de transformer la salle du Châtelet en une « assemblée de sabbat 1918». ’

Le narrateur de la « Lanterne magique » reproche à l’électricien Folster d’avoir mis à mort « le grand Pan », d’avoir supprimé la Folie : « vous êtes un des assassins de la Fantaisie avec votre horrible manie d’expliquer tout, de tout prouver 1919» ; mais, cruelle ironie, habitué aux mises en scènes romantiques empruntées au moyen âge, regrettant « ces tombes au clair de lune, ce ciel brumeux d’hiver, et, au-dessus des ces torsions et de ces pâleurs de damnées, la bataille éternelle des nuages et les cônes noirs des cyprès agités par le vent... »  il ne sait pas voir au-delà des apparences et prend cette déclaration de son voisin de fauteuil « nous marchons en pleine sorcellerie, le Fantastique nous entoure 1920», pour une des conséquences des expériences de Charcot. Excédé, Folster lui tend ses jumelles et lui apprend à déceler les morts vivants au sein de la foule :

‘« Là-bas, au balcon, ces trois femmes élégantes en veste de peluche, en chapeau Directoire, trois demoiselles évidemment. Regardez-moi ces pâleurs de craie, ces yeux noircis de kohl ; et comme une plaie vive ouverte en pleine chair, dans ces faces de trépassées, la tache écarlate des lèvres archi-peintes. Ne sont-ce pas de véritables goules, de damnables cadavres échappés du cimetière et vomis par la tombe à travers les vivants, fleurs de charnier jaillies pour séduire, envoûter et perdre les jeunes hommes ? Quel sortilège émane-t-il donc de ces créatures, car elles ne sont mêmes pas jolies, ces fripeuses de moelles, plutôt effrayantes avec leur teint mortuaire et leur sourire sanguinolent. 1921»’

Ces femmes au « sourire de goule, tout humide de sang » se nourrissent des grosses fortunes de la ville. Dans une « seconde loge, une petite femme honnête et fraîche comme une rose » est en fait une sorcière qui assiste à toutes les exécutions publiques et « tressaille d’une volupté profonde en voyant choir une tête coupée » elle reste « toujours jeune » et « comme gardée fraîche par la vue du sang ! 1922» ; un « grand gaillard à fortes moustaches rousses » est en fait un démon dont toutes les « maîtresses meurent dans l’année » ; quant à l’amie de Folster, elle eût été « bel et bien rouée vive et brûlée » par la « Sainte Inquisition 1923»... Jean Lorrain dessine des « damnés, spectres à la tête humaine et autres épouvantements », « personnes absolument défuntes, dont les cadavres ont l’aspect très vivant 1924». « Entre la réalité du corps et sa représentation, une ambiguïté s’installe, un substitution s’opère de l’artificiel au naturel 1925» par le biais du maquillage1926. « Le maquillage ne fait désormais que rehausser la danse macabre, sujet imprévu qui prend de court l’aquarelle. Il ne s’agit plus maintenant d’édulcorer, mais de proclamer. « Le maquillage n’a pas à se cacher, à éviter de se laisser deviner ; il peut au contraire, s’étaler », écrivait Baudelaire 1927». La vie n’existe pas à l’extérieur du fard, nouveau masque qui cache l’état de nature du visage et qui nous révèle que le portrait, tout comme celui de Dorian Gray, est constamment guetté par la corruption du charnier. « Peindre à même le corps, prendre la corruption à la fois comme moyen et comme fin, devenait l’extrême du naturalisme, le point précis où il touche à la Décadence. 1928»

La mort fait partie intégrante de notre existence, elle est pour Rilke le noyau central de la vie ; il « ne conçoit pas la mort comme une Parque sinistre coupant un fil ténu ou comme un squelette terrifiant armé d’une faux, c’est-à-dire comme un ennemi extérieur à l’homme, mais comme la face intérieure de l’homme même 1929». Lors de cette journée qui se termine par les fêtes du carnaval, Malte va côtoyer les différentes facettes de la mort et va à chaque fois tenter de fuir. Le mur sur lequel se devine le reste des maisons lui offre une vision de la tombe, il accroche çà et là des lambeaux de vie de même que « La charogne » de Baudelaire laisse encore entrevoir des morceaux de chair. Les intestins sont présents en creux à travers les « tuyaux de gaz » qui « avaient laissé sur les bords des plafonds des sillons gris et poussiéreux qui se repliaient çà et là, brusquement, et s’enfonçaient dans des trous noirs » ; les différents stades de la décomposition sont visibles sur les parois dans les « couleurs que d’année en année elle [la vie] avait changées, le bleu en vert chanci, le vert en gris, et le jaune en un blanc fatigué et rance 1930». Mais ce mur sordide est « plein d’existence, de toutes les existences 1931» : « avec quelque brutalité qu’on l’eût piétinée, on n’avait pu déloger la vie opiniâtre de ces chambres » et dans tous les recoins, la vie qui « se retenait aux clous », qui « tremblait », qui « s’était blottie sous ces encoignures », qui « transpirait dans d’affreuses tâches », offre un portrait des multiples existences qu’elle a habitées. « Elles étaient là, l’haleine fade des bouches, l’odeur huileuse des pieds, l’aigreur des urines, la suie qui brûle, les grises buées de pommes de terre et l’infection des graisses rancies. 1932» Enfin, la rencontre du mourant fournit une passerelle entre la vision des maisons et la confrontation avec la foule. Malte voit en lui la mort comme il a pu déceler la vie à l’intérieur des maisons, « c’est précisément son immobilité qui je sentis et que je compris tout à coup 1933» ; ne pouvant supporter la terreur de ce moribond qui « ne se défendait plus », Malte se précipite dehors. Toutefois, ce personnage qui incarne la Mort n’est peut-être qu’un diable de carnaval : « Ses oreilles étaient longues, jaunes et jetaient de grandes ombres derrière lui 1934». Et ce masque de la mort va se propager sur tous les visages de la foule, « le rire suintait de leurs bouches comme de blessures purulentes ». Alors qu’il tente de se débattre, « j’accrochai je ne sais comment le châle d’une femme 1935», « à travers la déchirure de la foule, je courais comme un fou, en vérité c’étaient tout de même eux qui bougeaient, et moi qui restais en place », il va se trouver aspiré, asphyxié, pris d’un « vertige qui semblait faire tournoyer le tout » ; semblable au mourant, « j’étais lourd de sueur et une douleur étourdissante circulait en moi », il est symboliquement mis à mort par ses semblables : « l’air était épuisé depuis longtemps. 1936»

Le temps du carnaval a inversé les valeurs, recouvrant de vie ce qui n’était « a priori » qu’un mur détruit et ôtant à la foule son pouvoir de communiquer la joie ; la rencontre du personnage de la crémerie, qui n’est peut-être rien d’autre qu’un masque de carnaval nous fait osciller entre les deux faces d’une même réalité. Rilke « n’admet pas le précédé simpliste qui oppose le bien et le mal ou la vie et la mort comme des entités distinctes ; il imagine un concept plus grand embrassant les deux contraires ; la vie et la mort, oppositions simplement relatives, seraient groupées à l’intérieur de la vie, prise dans son sens absolu et considérée comme le fondement nécessaire des deux phénomènes, qui se limitent et se conditionnent l’un l’autre 1937».

Notes
1908.

REVELARD M. et KOSTADINOVA G., op. cit., p. 14.

1909.

SIKE Y. de., op. cit., p. 95.

1910.

Op. cit., p. 274.

1911.

Ibid., pp. 274, 275.

1912.

Ibid., p. 274.

1913.

Ibid., p. 275.

1914.

GIANINO Dominique, Le thème du masque dans la littérature romantique, Villeneuve d’Ascq : Presses universitaires du Septentrion, 1999, p. 304.

1915.

LORRAIN J., « Les trous du masque », op. cit., p. 74.

1916.

Ibid., p. 75.

1917.

PALACIO Jean de, Figures et formes de la décadence, Besançon : Nouvelles éditions Séguier, 1994, p. 155.

1918.

LORRAIN J., « Lanterne magique », op. cit., p. 41.

1919.

Ibid., p. 39.

1920.

Ibid., p. 40.

1921.

Ibid., p. 41.

1922.

Ibid., p. 42.

1923.

Ibid., p. 43.

1924.

Ibid., p. 41.

1925.

PALACIO J. de., op. cit., p. 153.

1926.

Selon Baudelaire, « c’est grâce au maquillage que le visage peut devenir « ce pays singulier, supérieur aux autres, comme l’Art l’est à la Nature » ; que le visage est « corrigé, embelli, refondu ». Le maquillage serait ainsi la seule façon qu’aurait la femme d’accéder à l’oeuvre d’art, d’échapper à la malédiction d’être « naturelle, donc abominable ». » Ibid., p. 151.

1927.

Ibid., pp. 156-157.

1928.

Ibid., p. 156.

1929.

ANGELLOZ J.F., Rainer Maria Rilke, Mesnil : Paul Hartmann éditeur, 1936, p. 178.

1930.

RILKE R.M., op. cit., pp. 46-47.

1931.

ANGELLOZ J.F., op. cit., p. 250.

1932.

RILKE R.M., op. cit., p. 47.

1933.

Ibid., p. 50.

1934.

Ibid., p. 51.

1935.

Ibid., p. 48.

1936.

Ibid., p. 49.

1937.

ANGELLOZ J.F., op. cit., p. 179.