CONCLUSION

Les recherches que nous avons effectuées sur les danses médiévales ont fourni un point de départ à notre travail et nous ont servi de référence. Elle nous ont donné le pouvoir d’étudier les danses « contemporaines » et de savoir dans quelles mesures celles-ci leur sont restées fidèles, et comment elles ont évolué. De manière presque magique, il s’est alors produit une interaction entre des oeuvres que plusieurs siècles séparent. Les oeuvres « contemporaines », en nous renvoyant le reflet des oeuvres médiévales, mettent l’accent sur des éléments qui pouvaient être noyés dans le riche flot d’informations contenues dans les fresques et dans les textes, et nous aident ainsi à mieux comprendre les oeuvres originelles. Nous avons alors pu établir des distinctions qui jusque là n’étaient pas apparues. En effet, le travail de la mémoire qui influe sur les choix des graveurs et des écrivains aide à redéfinir plus clairement les oeuvres premières et ouvre de nouveaux horizons. Ainsi, en s’inspirant des oeuvres médiévales les auteurs ont mis l’accent de façon tout d’abord inconsciente sur tel ou tel aspect de l’oeuvre qui correspondait à leur personnalité ou à leurs aspirations et ont mis en évidence des éléments qui étaient alors jusque là passés quasiment inaperçus. L’image la plus concrète de ce travail de mémoire concerne la vision de l’Enfer que de nombreux critiques ont délaissée et qui apparaît comme une composante essentielle des danses. En associant la légende du sabbat à celui de la danse macabre, les écrivains ont redonné toute sa place à la gueule de l’Enfer médiéval, en faisant réellement danser les morts, ils nous ont montré à quel type de danse les momies des fresques médiévales pouvaient s’adonner. Enfin, l’entrée de la mort dans les bals masqués redonne toute sa vigueur au motif de l’inversion qui était dominant lors des fêtes des fous médiévales.

Quels thèmes apparaissent comme réellement novateurs par rapport aux oeuvres médiévales ? Comment peut-on définir celles-ci au terme de cette étude ?

Je ne reformulerai pas ici les différents points que nous avons soulevés quant à l’origine des danses, je proposerai simplement cette hypothèse : ne peut-on pas imaginer que deux types de danses aient coexisté ? L’une, émanant de l’Eglise, était un nouveau sermon sur la mort ; un prédicateur en chaire, après avoir décrit les scènes de la Genèse, comme on le voit à la Chaise Dieu, montrait aux hommes qu’ils devaient s’en remettre aux mains de Dieu sous peine de devoir être absorbés par l’enfer qui était le prolongement de la danse, comme c’est le cas dans la petite chapelle de Kernascleden. L’autre, jouée sur les parvis des églises et sur les places des villes, était un mystère, faisant entrer sur scène les personnages par couple. Leur apparition se faisait au son d’un orchestre de musiciens, comme on le voit dans les gravures de Guyot Marchant ou dans la fresque de la Ferté-Loupière. La mort dansait sur scène en suivant le rythme du tambourin, de la cornemuse ou de la vielle à archet, elle poussait les hommes à abréger leurs regrets portant sur leur vie terrestre, puis les emmenait vers l’Enfer ou le Paradis; la représentation se terminait peut-être par une longue farandole.

L’imprimerie, qui a repris cette version des danses, a remplacé le prédicateur par l’auteur, qui devient un personnage semblable à celui de l’ermite que l’on rencontre dans les Dits et qui, à sa manière, mais d’une façon moins rigoureuse que l’Eglise, invite les hommes à prendre conscience de leur destinée. Néanmoins, comment s’expliquer l’absence de l’orchestre dans la première édition et toutefois la présence de l’auteur ? Peut-être faut-il voir là une nouvelle imitation de la structure des Dits qui ignoraient toute intervention musicale mais faisaient parler l’ermite, puis les morts et les vifs. La musique aurait alors été figurée par un orchestre typique, alors que les sermons ecclésiastiques, pour marquer le côté intimiste, ne font intervenir qu’un musicien. Il faut de plus faire remarquer que ce personnage, assis au pied de la chaire, joue très souvent de la cornemuse, sa présence n’avait peut-être d’autre but que de symboliser le diable. Preuve en est que le musicien de Berlin est figuré sous les traits d’un diablotin. Ainsi, l’idée selon laquelle la danse macabre aurait été représentée avant d’être peinte ou fixée par le texte, me semble la plus acceptable et donne au terme « danse » tout son sens. Car pourquoi parler de « danse » pour des peintures ou des textes qui ne représentent qu’un défilé, d’autant que les morts musiciens, qui pouvaient à eux seuls suggérer une chorégraphie, sont apparus plus tardivement ? Il est en effet certain, lorsque l’on compare les mouvements des cadavres à ceux des danses de l’époque, que ces figures exécutaient des branles, des sauterelles, des danses vives et joyeuses. Par opposition, les vivants ne se livraient timidement qu’à une danse noble, mesurée et hiératique.

La danse macabre oscille donc entre deux mondes qui s’opposent : elle est jouée dans les églises et sur les places publiques, elle est accessible aux lettrés par le texte et aux autres par l’image, elle associe la gaieté des momies à la tristesse des vivants contraints de les suivre ; peinte au cimetière des Innocents, elle devient un des plus beaux livres du XVe siècle. Ne peut-on expliquer sa perdurance par cette ambiguïté ? « La danse macabre n’est-elle pas le lieu où les tendances peuvent être exploitées : l’une aristocratique où le macabre n’est qu’humour noir provocant et périlleux, l’autre plus « populaire » démontre enfin une égalité rassurante, l’égalité devant la mort (...). Pour les uns c’est vraisemblablement un livre « comique », par rapport au reste de la production, qui rappelle le carnaval avec une certaine dérision ; pour les autres, deux siècles plus tard, c’est un livre politique à pouvoir taumaturgique, qu’ils pensent « posséder » depuis longtemps. Mais pour l’un comme pour l’autre cette idée de squelette schématique, son alliance à tout ce qui est frivole, éphémère, lui ôte ce que son mystère pouvait avoir d’angoissant. 1960»

Enfin, la danse doit une grande partie de son succès à l’imprimerie, qui lui a permis de multiples éditions. Guyot Marchant donna à un grand nombre l’occasion de pouvoir accéder à un thème qui n’avait encore jamais connu un tel moyen de diffusion. « Vers la fin du moyen âge, à la parole du prédicateur se joignit une nouvelle forme de représentation, la gravure sur bois, qui pénétra dans tous les rangs de la société. Ces deux moyens d’expression : prédication et image, s’adressant aux masses, ne pouvaient donner à la représentation de la mort qu’une forme simple, directe et facilement accessible. Toutes les méditations des moines d’autrefois sur la mort se condensèrent alors en une image très primitive. 1961» La perte de popularité des danses s’explique, par la suite, par un changement d’état d’esprit. L’emprise religieuse devient moins forte et l’homme « se découvre lui-même et prend de l’important à ses propres yeux. Il cesse de se tourner uniquement vers l’au-delà et attribue davantage de valeur à la vie terrestre en elle-même 1962». La préoccupation de la mort diminue, d’autant que sa réalité se fait plus faiblement sentir. Les grandes épidémies se font plus rares, la médecine fait des progrès et les famines sont en nette régression.

Il faudra donc attendre le retour d’une calamité semblable au fléau de la peste noire, pour que les anciennes danses macabres reprennent toute leur signification. Il sera également nécessaire que des écrivains redécouvrent ce moyen âge qui fut trop longtemps jugé comme « barbare ». Il est surprenant de remarquer que dans les oeuvres issues de la tradition des danses macabres, le caractère ambivalent, dual des danses, se fait toujours sentir.

Les oeuvres qui puisent aux sources de la tradition médiévale et qui ont vu dans les danses un modèle à exploiter, ont avec elle en commun le désir de s’ancrer dans la réalité : la danse des morts n’est pas un simple défilé destiné à rappeler la puissance de la mort, elle dresse avant tout un portrait de la société et dénonce les avatars de celle-ci. La danse macabre, dans sa forme originelle, offrait aux écrivains tels que Pierre-Jean Jouve, Ulysse Normand, Léon Cathlin, la possibilité de montrer les ravages matériels et moraux causés par la guerre ... L’écriture devient une manière de réagir face à la dégradation matérielle et morale de la vie. La danse leur donnait « la possibilité de mettre en évidence une fragilité et une condition humaines bien réelles que le genre littéraire avait exprimées sous la forme la plus tragique : quelques auteurs - Fagus, Barrault - y ont aussi ajouté la vision d’un espoir concret et immédiat 1963».

Les écrivains qui ont davantage vu dans les danses l’expression des légendes populaires ont à partir de ce canevas folklorique créé des oeuvres jouant avec les mythes et les peurs ancestrales : Walpurgis Nacht, messe des morts, danses du sabbat se sont retrouvées mêlées et ont donné naissance à un nouveau type de danses macabres. Cette métamorphose du thème est liée à l’influence du romantisme et du parnasse. Le fantastique a trouvé dans le motif des morts qui se lèvent un terrain propice à son expression ; la fascination pour le morbide, la recherche de l’esthétique de l’horrible ont pu s’ancrer dans les motifs de la jeune fille et de la mort, de l’alliance de la beauté et de la corruption, du mariage de la vie et de la mort. Ecrire la décomposition du corps, la transposer au rang de poème, d’oeuvre d’art, c’est cela même que faisaient, certes sans autant de délectation, les artistes du moyen âge.

Jouant avec nos angoisses, les écrivains font enfin entrer la mort dans le bal des vivants, et c’est sans doute le vestige de la danse macabre le plus familier aux romantiques. La mort se revêt de la couleur rouge, symbole de la puissance souveraine de la mort, accompagne son entrée d’une musique discordante et emmène les vivants dans une ronde au rythme entraînant provoquant le vertige, l’impression de se fondre dans une spirale qui mène l’homme au néant. Le carnaval, retrouvant les premières couleurs des danses, met le monde à l’envers et redonne au fou son importance : il est celui, qui sous couvert de la folie, révèle la vérité aux hommes aveuglés par les apparences. Semblable aux cadavres des Dits et des danses, il montre la face cachée du monde, celle que l’homme refuse très souvent de regarder en face. Le couple du fou et du sage qui apparaissait dans les danses reprend toute sa valeur. « Le discours du sage perd, dès lors, son sens. Le sage n’est pas un faux-sage, mais un sage impuissant. Il n’a même pas prise sur sa propre signification. Son discours se déroule dans le vide d’une inutile pratique. L’ironie se joue à présent aux dépens du sage : le sage, aussi, meurt, lui qui voulait prémunir le fol contre la mort. Par contre, le fol n’a que ce qu’il mérite ; il est véritablement la figure de son destin. D’une certaine façon, il est vérité, bien plus que le sage. Le sage, en fait, proposait une sorte d’adéquation de l’Homme à l’ordre de la société. Sa place en compagnie du fol montre qu’il ne répond pas à la question que l’Homme se pose lui-même. A son tour, cette sagesse se met à signifier la mort au lieu de l’expliquer. Elle n’a rien à dire. Cette question sans fin que la mort pose soudain, à laquelle le sage ne peut répondre, le fou la formule différemment parce que, seul de tous les danseurs, il renvoie à l’Homme dans son individualité :

« Entre vous coinctes et iolies
Femmes oyez que ie vous dis
Laissez a heure voz folies
Car vous mourrez sans contredis
Si iay ne meffait ne mesdis
A ceulx qui demeurent / pardon
Requiers / et a dieu paradis
Demander ne puis plus beau don ». 1964»

Dans ce discours s’exprime véritablement l’ironie des danses. C’est celui que l’on pense fou qui détient la vérité et c’est au moment où les hommes comprennent toute la saveur de la vie qu’ils se voient obliger de la quitter. « En fait, la danse renvoie son image mouvante aux danseurs, c’est-à-dire à la mort vécue de l’individu, à la fois vivant et mort. Voici pourquoi l’ironie est inséparable de cette représentation : le vivant est bien le mort et c’est de sa mort qu’il s’agit. Dans ce miroir qu’il n’aime guère, il mire son image défaite. Mais, au moment où il sait qu’il va mourir, ou plutôt lorsqu’il est un mort, le vivant ne peut plus tirer parti de l’enseignement : l’organisation de la danse le lui interdit. 1965»

Cette ironie ne pouvait échapper aux écrivains influencés par le romantisme. Alors que tout le monde rit autour de lui, le poète est empli de désespoir. L’homme, en jouant avec la fortune, en se livrant à des mascarades, en défiant la maladie et la mort se voile la face. En refusant de reconnaître ses responsabilités il fait naître la guerre, il crée sa propre déchéance. L’ironie « résulte aussi d’un décalage entre le réel et l’imaginaire, d’une non-conformité fondamentale entre l’un et l’autre. Cette situation favorise le détachement, la prise de conscience de l’absurdité du monde tel qu’il se présente immédiatement à nous, et la volonté de rechercher une explication satisfaisante. 1966» Le grotesque alliant le squelette à la jeune femme parée pour le bal déclenche le rire, de même que les longues plaintes de la mort, un soir d’hiver, sur sa condition d’être solitaire dans la danse des morts de Flaubert ; ironique également l’attachement des hommes à leurs biens et leur aveuglement devant la mort.

Enfin, à travers les danses médiévales et les danses « contemporaines », se décline sans cesse le motif du double, thème qui relie, par ses multiples variations, l’ensemble de nos textes. L’aspect fascinant de la danse macabre réside dans son caractère dual, dans les motifs antithétiques qui l’ont toujours animée et qui lui ont sans doute permis de parvenir jusqu’à nous. Empruntant à un passé littéraire et artistique, aux Vers de la Mort, à la Légende des trois morts et des trois vifs, aux Triomphes de la Mort elle a trouvé sa propre scène d’expression : autour du personnage démultiplié de la mort s’organise la figuration et la signification de tout un récit. « La représentation est formée d’une suite de vivants et de morts accouplés les uns aux autres et en train de danser. Chaque couple constitue un tout à la fois uni et disjoint. Il est uni pour toujours en ce que, nouveauté importante, le mort et le vivant désignent un même être, sont le double, l’image réciproque l’un de l’autre. Nous retrouvons là, définitivement fixée, amenée à sa perfection, la figure du miroir inséparable de l’histoire de la représentation de la mort. Mais, en même temps, chaque couple est aussi disjoint que possible par le refus du vivant d’accepter du mort son image. Et c’est en leur faisant violence que les morts entraînent les vivants, un peu ridiculisés par cette nécessité. 1967»

Toutefois, le mort qui accompagne le vivant dans la danse n’est pas nécessairement le sosie de ce dernier, ce n’est que dans les danses les plus récentes qu’il le devient. Les auteurs des danses « contemporaines » ont bien compris toutes les possibilités qu’offrait le jeu sur l’ambiguïté de ce personnage défunt qui, tout en représentant notre avenir en marche devant nous, peut également figurer une des différentes facettes que peut prendre la mort. C’est pourquoi ils ont identifié ce personnage au double, au compagnon, au serviteur ou au dirigeant. Théophile Gautier, Charles Baudelaire et Henri Cazalis ont, quant à eux, redonné de l’éclat au motif du double en le transposant dans la personne même du vivant : il n’est même plus besoin de miroir pour regarder le visage de la mort, nous portons notre mort en nous et à tout instant, le squelette qui sommeille en nous, par un craquement inattendu, nous rappelle sa présence. C’est à partir de cette image que va naître le thème de la mort dans la vie. Au sein du bal masqué ou du carnaval, se cachant derrière un masque, la mort vient interrompre les plaisirs des humains, au moment même où ils se livraient aux divertissements ...

Grâce aux danses macabres, qui ont généralisé à toute une société le thème des trois morts et des trois vifs, la mort va se lever et nous apprendre à danser. Les nouvelles formes de la danse macabre empruntent aux légendes populaires le thème de la messe des morts. Réveillés par le glas, les morts se lèvent, certains jours de la nuit, pour traverser la campagne et suivre une messe dans un lieu en ruine. Un personnage témoin de leur rassemblement décrira cette rencontre mais, signe de la véracité de ses dires, il devra mourir peu de temps après cette vision. Dans les danses, les morts ne se lèvent pas pour se rendre dans un lieu saint mais pour danser ; parfois, des esprits du mal se joignent à eux. Cette fois, ce sont les croyances véhiculées par l’Eglise à l’égard de la sorcellerie qui ont permis de modifier le thème. Les écrivains qui ont décrit le sabbat des trépassés ont fait resurgir derrière la mort, un de ses doubles : le diable.

Enfin, le personnage du double a pour but de rappeler à notre conscience que notre corps sera un jour livré aux attaques du ver et du temps. Le christianisme ignora longtemps la laideur du cadavre, « la résurrection et l’ascension de Jésus, puis l’assomption de la Vierge épargnaient aux chrétiens l’évocation d’une décomposition charnelle pénible et si l’Ecriture nous rappelle que nous « redeviendrons poussière », elle omet le stade intermédiaire du pourrissement 1968». La décomposition, sur laquelle insistaient les Dits des trois morts et des trois vifs qui nous décrivaient avec force détails les trois états successifs de la consomption, n’a pas pourtant été le motif dominant des danses. La présence du cercle ou de la farandole imposés par le mouvement chorégraphique empêchait les auteurs ou les peintres de fixer les divers états que connaît le corps après la mort ; d’autre part, le thème du défilé égalitaire reléguait au second plan ce type de description. Et, si les peintres n’oublient pas de montrer le cheminement du ver à l’intérieur du cadavre, il arrive également très souvent qu’ils voilent une partie du corps du cadavre au moyen de linceuls ; quant aux écrivains, ils ne font que rappeler rapidement que nous serons un jour livrés en pâture aux vers. Dés les premières danses macabres se dessinent donc, non pas un rejet de la corruption du corps, mais un certain désintéressement. Plus les fresques s’éloigneront des premières représentations et plus le squelette remplacera les momies desséchées et les cadavres attaqués par les vers ou par de gigantesques lombrics.

Ce sont les écrivains romantiques qui vont remettre au goût du jour cet aspect du macabre médiéval. Dans la danse de Ferdinand Barth, la mort, bien qu’apparaissant sous la forme d’un squelette, laisse voir des morceaux de chair qui s’agrippent désespérément à la maigre ossature. La mort d’Alfred Rethel retrouve les formes de la momie de la fresque de la Chaise-Dieu. Mais ce sont sans conteste les auteurs qui se sont inspirés de la « ballade des pendus » de Villon et des fresques macabres - Gautier, Flaubert, Baudelaire, Verhaeren, Jouve ... -, qui ont décrit avec une délectation morbide le destin du corps livré aux vers, aux vautours, aux loups, à la pluie et aux vents... quand il ne finit pas aux mains de revenants nécrophages ou de nettoyeurs de tranchées ! C’est de cette complaisance au macabre, semblable à celle qui pousse la jeune fille dans les bras d’une mort dégoulinante de pourriture que va naître une nouvelle forme de beauté. « La découverte de l’horreur comme source de plaisir et de beauté finit par influer sur le concept même de beauté : l’horrible, de catégorie du beau qu’il était, finit par en devenir un des éléments constituants : du bellement horrible on passa, par degrés insensibles, à l’horriblement beau. 1969» On pouvait donc extraire la beauté et la poésie de sujets que l’on considérait comme ignobles et répugnants. Le côté esthétique de la mort, la beauté du macabre, apparaissent tout particulièrement dans le portrait de la mort que dressent Gautier, Flaubert et Baudelaire.

Dans un autre registre, le masque offre une nouvelle facette du double. Selon la tradition médiévale qui l’associait aux ménétriers et aux carnavals, il est porteur des marques du diable ; il nous révèle par ailleurs la vérité que nous refusons de voir. Dès le début du troisième siècle, les Pères de l’Eglise condamnèrent les mascarades qui offraient l’occasion pour les chrétiens de se mêler aux païens pour célébrer les anciennes fêtes populaires du changement d’années et durant tout le moyen âge, conciles et évêques ne verront dans le masque et la mascarade populaire que l’oeuvre de Satan. Les jours de carnaval, la rue devient notamment le théâtre du charivari, et, dans ce laps de temps où tout est permis, les musiciens endossent le rôle diabolique que leur attribue d’ordinaire l’Eglise. « Le rapport entre ménestrandie et diablerie est parfois même renforcé par les musiciens eux-mêmes, surtout au moment du Carnaval. Ceci est merveilleusement illustré par des images dans le manuscrit de la version musicale du roman satirique de Fauvel, ce Fauvel, démon hippomorphe, dont le nom est composé des lettres initiales des péchés qu’il incarne : Flatterie, Avarice, Usurie, Vilenie, Envie, Lâcheté. On y voit les jongleurs rassemblés pour manifester les noces de Fauvel avec Vaine Gloire ; ils portent des masques de démons et se comportent en diables tout en jouant de divers instruments : une vielle à archet y est accompagnée de tambours, d’un chaudron en métal, de cymbales - et de clochettes, peut-être pour se protéger contre les vrais démons qui se tiennent certainement à l’affût ! Ce charivari est une véritable musique infernale, rappelant la « maisnie Hellequin », - l’entourage d’Arlequin, à l’origine Erlkönig ou Wotan, dieu païen nordique -, forces diaboliques dont le bruyant défilé évoque l’Enfer et la mort. 1970» Devenu une figure populaire, objet de « carnavalisation » comme en témoigne ce roman, Arlequin prend également place dans les diableries accompagnant la représentation des mystères. « Le manteau d’Arlequin désigne ainsi le rideau qui masque l’entrée de l’enfer, ou représente celui-ci sur la scène médiévale : une tête de diable y était peinte. 1971» Cette coutume décrite et illustrée par le Roman de Fauvel nous permet de comprendre quels liens l’imagination populaire avait pu tisser entre la légende de la chasse sauvage et les mascarades du Carnaval. L’apparition d’une musique bruyante et dissonante au sein de cette manifestation, musique fort proche de celle qui accompagne le passage de la Mesnie Hellequin, montre combien certains instruments, le violon et le tambour notamment, ainsi que les personnages qui en jouaient, étaient perçus comme diaboliques. La récupération de la mesnie Hellequin par le carnaval, associé à la fête des fous basée sur le principe de l’inversion, permet de rejoindre les principaux motifs de la danse macabre : égalité des hommes dans un monde inversé par la mort, musique dissonante, présence de personnages sortis de l’Enfer et bien évidemment, mise en scène théâtrale. Le carnaval, la chasse sauvage et les danses macabres ont enfin en commun d’avoir été créés et véhiculés par les croyances populaires.

Ainsi, certains motifs récurrents de la danse permettent aux danses macabres de se définir comme un genre à part entière : nous retrouvons les thèmes de la décomposition corporelle, du défilé, de l’égalité des hommes devant la mort, du double, de la musique et de la danse, de l’alliance entre les différents arts. La danse et la musique servent de lien entre le sabbat et les danses macabres alors que la rencontre des morts et des vivants réunit la danse et la messe des morts. En redécouvrant la danse, à partir du XIXe siècle, les écrivains lui ont permis de sortir du cloisonnement artistique dans lequel on l’enferme traditionnellement ; la danse est devenue un motif littéraire à part entière, et, même si elle connut un déclin après la deuxième guerre mondiale, elle continue ça et là de trouver des auteurs - Strindberg, Siascia, Claudel - , des peintres - Ensor, Favier -, des cinéastes - Corman, Davis - des compositeurs et des chanteurs aux registres variés - Honegger, Brel, Higelin, Jackson ... - pour porter son message, une nouvelle fois différent.

Pour clore ce travail je laisserai la parole à Baudelaire qui, à travers une remarque sarcastique glissée dans son salon de 1859, nous révèle combien les mentalités ont changé depuis le moyen âge. Le sujet macabre, s’il fascine encore les artistes au XIXe siècle, effraie le public et ne peut être relégué que comme décoration de cimetière. Cruelle ironie, le sujet, en gagnant en qualité a perdu en popularité ! Voici un extrait de sa description d’une sculpture de Monsieur Hébert : « Quoi qu’il en soit, il a fait une charmante sculpture de chambre, dira-t-on (quoiqu’il soit douteux que le bourgeois et la bourgeoise en veuillent décorer leur boudoir), espèce de vignette en sculpture, mais qui cependant pourrait peut-être, exécutée dans de plus grandes proportions, faire une excellente décoration funèbre dans un cimetière ou dans une chapelle 1972».

L’homme qui voit la mort sans regret n’a pas su comprendre le sens de la vie, voilà sans doute le message le plus important de toutes nos oeuvres, les joyeux accords du ménétrier et ses regrets des moments de fête et de bonheur resteront dans nos mémoires :

« Il n’était point de fête où, malgré la distance,
On ne me vit porter mon instrument joyeux ;
Adieu tous mes profits ! sa bruyante cadence
Ne doit plus animer les danses ni les jeux 1973».
Notes
1960.

BLONDEL Fabienne, « Pour une lecture de la danse macabre », L’écrit, revue d’histoire des arts, janvier 1993, n°2, pp. 70-71.

1961.

HUIZINGA J., op. cit., p. 164.

1962.

PRUDHOMMEAU G., op. cit., p. 195.

1963.

FABIANI D., op. cit., pp. 174-175.

1964.

BLUM C., op. cit., pp. 126-127.

1965.

Ibid., p. 58.

1966.

BOURGEOIS René, L’ironie romantique, Paris : P.U. de Grenoble, 1974, p. 31.

1967.

BLUME C., op. cit., pp. 56-57.

1968.

BROSSOLET J., op. cit., p. 29.

1969.

PRAZ M., op. cit., p. 45.

1970.

WILKINS N., op. cit., pp. 20-21.

« Dans un Dit du XIIe siècle, Des Avocats de la jument au Deable, sorciers et magiciens sont amenés en Enfer pour danser devant Hellequin :

« Tretouz iceus que il trouverent

Firent qu’avec eux amenerent.

Qui savoient de l’ingromance

Amenerent fesant la dance

Devant Hellequin en enfer ». »

1971.

LECOUTEUX C., Chasses fantastiques et cohortes de la nuit, op. cit., pp. 155-156.

1972.

BAUDELAIRE C., Salon de 1859, op. cit., p. 786.

1973.

Réponse du ménétrier à la Mort. Texte de la Danse macabre du Grand Bâle, traduction de l’édition de Birmann et fils, 1830, KASTNER G., op. cit., p. 163.