Alcide Ducos du Hauron,

La danse macabre au XIXe siècle, 1864.
(extraits du poème)

Une fresque
Dans le palais de l’évêque
Marcoman .
Errant à la lueur d’un crépuscule pâle,
Seul, j’engageai mes pas
sous le porche roman
D’un palais délabré, demeure
épiscopale
Que bâtit, vers l’an mil,
l’évêque Marcoman.
Plein d’un émoi profond, je parcourus l’enceinte
Du cloître, labyrinthe obscur, silencieux,
Où des anciens prélats, couronnés dans les cieux,
Sommeille la poussière sainte.
De ce cloître paisible, aux merveilleux lambris,
Devant moi se croisaient les longues avenues.
Dans les enfoncements des cintres assombris
J’entrevis tout à coup des formes inconnues...
J’approche. Un vaste mur, sous les derniers arceaux,
Etait en son entier peint d’une étrange fresque,
Dont l’aspect, formidable autant que pittoresque,
Glaça la moelle de mes os.
Toujours vive, c’était une de ces peintures
Où, pour parodier nos fêtes d’ici-bas,
Holbein représentait l’hôte des sépultures
Contraint à se livrer aux plus fougueux ébats.
De spectres tournoyants la muraille encombrée
Semblait, sous ce décor, prise d’un long frisson.
OEuvre d’un fier génie et terrible leçon,
C’était la Danse Macabrée.
(...)
La plus étrange des invitations
D’horreur s’était figé tout le sang de mes veines,
Ma prunelle fut fixe et regarda sans voir.
Mais sur mes sens, en proie à des alarmes vaines,
L’âme rapidement ressaisit son pouvoir.
N’avais-je pas appris que ce monde en renferme
Un autre qui souvent, aux yeux les plus hardis,
Dévoila sans danger ses secrets ?... J’attendis
Le personnage de pied ferme.
J’allais l’interroger, mais il prit les devants :
« Macaber est mon nom, répéta le fantôme ;
« Dieu permet que les morts se montrent aux vivants.
« Je fis du bruit sur terre, et je fus un grand homme.
« Chantre inspiré, je mis l’univers en émoi,
« A toute heure chantant la danse échevelée
« Que moi seul avais vue, et qui fut appelée
« Macabre, en mémoire de moi.
 «  Holbein ne peignit rien que d’après mes peintures.
«  Je fus un fort penseur. Nul, pour l’enseignement
«  Des hommes de son temps et des races futures.
«  Jamais ne se pencha plus intrépidement
«  Sur le bord ténébreux de l’abîme où tout tombe.
«  Peuple, moines, seigneurs, serfs, guerriers, pèlerins,
«  J’éblouis, je charmai tous mes contemporains
« Par mes poèmes d’outre-tombe.
«  Chez les hommes d’alors la mort n’éveillait pas
«  Les terreurs qu’elle éveille en des races moins fortes ;
«  Ils voyaient, à travers les ombres du trépas,
«  Rayonner ce beau ciel dont elle ouvre les portes.
«  Ils me savaient bon gré de les entretenir
«  Du néant de la vie en ma sombre épopée,
«  Et d’affermir leurs pas sur la route escarpée
«  D’un ciel qui ne doit point finir.
«  Mais ces temps ne sont plus ; et la famille humaine,
«  Demandant à la terre un ciel artificiel,
 «  De l’un à l’autre bout du terrestre domaine,
«  Boit à longs traits l’oubli du véritable ciel.
(...)
Avec l’agilité d’un troupeau de démons,
Des milliers de milliers de vivants corpuscules
Se ruaient tous ensemble et par vaux et par monts :
Ce vaste essaim, ce vrai simoun d’animalcules
A long plis ondoyait, et se développant
Sur le panorama somptueux de la terre,
formait ( fut-il jamais plus ténébreux mystère ? )
Un cabalistique serpent...
Chacun de ces fougueux et turbulents atomes
- Je n’en impose point, je ne l’ai jamais fait, -
Avait un chef, deux mains, deux pieds : c’étaient des hommes.
Des descendants de Sem, de Cham et de Japhet !
Ces hommes, Lucifer, par quelque sombre pacte,
Avait dû les lier... Un détail très frappant
Entre mille, c’était la tête du serpent,
Tête tournoyante et compacte.
Emporté vers un but que je n’aperçus pas,
Un grand tohu-bohu d’hommes de toute espèce
Composait cette tête : elle allait à grands pas ;
Le corps suivait ; la queue ondoyait, moins épaisse,
Mais plus large ; et le monstre en flagellait le sol
Bien loin derrière lui, de la même manière
Que la comète en feu fouette de sa crinière
L’empyrée où plonge son vol.
Il n’était point pour lui de colonnes d’Hercule :
Cataractes, forêts, gouffres, pics et ravins,
Sous la zone glacée ou sous la canicule,
A ses pas n’opposaient que des obstacles vains.
Ses méandres sans fins me donnaient le vertige :
Des plus noirs ouragans bravant tous les assauts,
Il franchissait les mers ainsi que les ruisseaux
Dans sa frénétique voltige.
Or, comme j’observais ses évolutions,
La planète d’Adam tournait sur ses deux pôles ;
le théâtre changeait de décorations ;
Des régions sans nombres, avec leurs métropoles,
étalaient tour à tour à mon oeil fasciné
Des merveilles sans nombre ; et la jeune Amérique
Eut bientôt remplacé le vieux sol historique
De l’hémisphère où je suis né.
Et tandis que tournait le globe de la sorte,
sur tous les continents et sur toutes les mers
Je vis se tortiller la fougueuse cohorte.
Il n’était pas un coin du petit univers
Que laissât à l’écart sa course vagabonde.
Le bizarre serpent s’étendait part moment
De la tête à la queue, triomphalement
Formait une ceinture du monde.
(...)