FAGUS

La danse macabre
poème, 1920. (extraits)

Les morts, les mauvais morts me gardent sous leur serre,
Je suis des leurs, ces morts qui sont dans le tourment :
Ils m’habitent ! je suis toujours chez Lucifer,
Remords, frères d’enfer, affreusement vivant.
Ils font du jour divin un louche crépuscule,
Filtrant sous mon crâne branlant et dilaté :
Je sens qu’autour de moi et parmi moi circule
Une indistincte et répulsive humanité.
Soudain l’horreur, la grande horreur m’est apparue !
J’ai vu, mon Dieu, j’ai vu, sans en mourir d’effroi :
L’armée immonde accourt, tout palpite et remue,
Se multiplie, bondit, m’entoure et vient sur moi.
(...)
Ramassant leur carcasse à même un noir suaire,
D’horribles vieilles se présentent frétillant,
Et des fillettes poitrinaires
Chargées de fleurs, drapées de blanc :
- Entrez dans la danse,
Voyez comme on danse :
Sautez, dansez,
Embrassez qui vous aimez !
Sur un galant fredon mon acolyte étrange,
Boitillant et craquant des os s’est éclipsé ;
Une fillette aux grands yeux d’ange,
Sautillante, s’est avancée :
- J’ai mes pommes à vendre,
Des rouges, des blanches,
Toutes, toutes pour un sou :
La plus belle en voulez-vous ?
- Quelles, celles d’Atalante,
Celle d’Eve ou de Vénus,
Double univers en attente,
Celles de tes seins menus ?
Folle fille qui es-tu,
Vénus, Eve, ou rien que femme ?
- Et qu’est donc Eve ou Vénus,
Une femme et rien de plus.
Moi suis fille en démence
Et rends les hommes fous,
Dans un rayon je danse
Et vais sans savoir où.
Tandis que soliloque avec moi sa folie,
Les anges blancs ses soeurs, chantent des litanies :
Sancta Maria, Dei Genitrix,
Sancta Vigo virginum,
Ora pro nobis !
(...)
La ronde semble suspendue comme en attente.
Une forme voilée approche, grave et lente,
A la rencontre de trois sublimes passants :
Don Juan, don Quichotte, et, le troisième, Dante,
Et marche au chevalier tout en se dévoilant :
- Je suis Mona Lisa qu’on nomme la Joconde ;
Nulle femme ne fut aussi belle que moi ;
Suspends, vieux paladin, tes courses par le monde :
Celle que tu cherchais vient se donner à toi.
Don Quichotte s’étonne et lentement déploie,
Un grand vélin sur quoi nul dessin n’est porté ;
Il le contemple avec amoureuse joie,
Puis, sur un long salut plein de solennité :
- D’amour feraient mourir, Madame, vos beaux yeux,
Et cependant souffrez qu’avec la courtoisie
Qu’à votre sexe doit toute âme un peu choisir,
Je décline l’honneur de mourir sous leurs feux :
(...)
Il s’éloigne. La femme à nouveau s’est voilée ;
Don Juan court sur elle, il la poursuit, l’atteint,
La presse dans ses bras... elle s’est envolée,
Lui jetant dans un rire : - Epouse ton destin !
La cloche tinte : - Attends ton heure, attends ton heure !
- Ces deux seins que je viens sur l’heure
De malmener par trop d’amour,
O doux trésor sur vous je pleure :
M’êtes-vous sans retour perdus ?
Gorge qui braves ma mémoire
En ta chaleur et ton odeur,
Une seconde te ravoir,
T’investir, et mourir sur l’heure !
Tant de femme dont j’ai usé,
Tant de gorges que j’ai pressées,
Ne me sont qu’un songe confus ;
Une seule me vient hanter,
Belle, hélas, comme la beauté,
La seule que je n’ai point vue !
Mercure solennel et narquois le salut :
- Des femmes, monseigneur, on vous en va donner :
- Masques, voici les masques, les masques, les masques -
Des femmes, monseigneur, on vous en va donner :
Voici les masques de l’amour et de la beauté !
Le tourbillon maudit remonte vers son centre ;
Mercure a soudain pris la forme d’Arlequin ;
Le Juif-Errant toujours danse en avant et chante,
Râclant son violon avec un morne entrain :
Eritis, tis, tis,
Eritis, tis, tis,
Eritis sicut Dii !
Et la horde à l’envi hurle, rage et délire :
- Bonheur ! amour ! folie !
Désir, transe, plaisir !
Un vertige est la vie,
Tournons jusqu’à mourir !
(...)
Et le cauchemar noir magiquement s’affaisse
Dans un brouillard qui monte, espèce de linceul ;
Mes yeux pleurent de froid, et mon coeur en détresse,
Sous l’horreur d’être seul, effroyablement seul.
Un squelette attardé, tout nu, frileux, minable,
Me dévisage avec ses deux absences d’yeux,
Et s’esquive en grinçant d’une voix lamentable :
- Je suis un être absolument semblable à Dieu.