paul Lacroix

roman,

La danse macabre
1832, extraits.

A onze heures sonnant, les portes furent ouvertes, et les crieurs des morts, que macabre employait de préférence à son service, eurent beaucoup de peine à percevoir l’impôt de six deniers par tête, comme les receveurs de gabelles royales dans un marché. Les sergents n’osaient se servir de leurs boulaies afin d’arrêter ceux qui se dispensaient de mettre la main à leur escarcelle pour solder le droit, et la confusion devenait si grande que tout le monde entrait gratis. Les barrières solides qui protégeaient le comptoir des percepteurs craquaient à chaque instant sous les vagues houleuses de la multitude qui s’engouffrait dans le cimetière. (...)

La représentation commençait, au signal d’une symphonie lugubre et solennelle, exécutée par un musicien invisible qui se cachait dans la loge de l’échafaud. On réclama de toutes parts le silence , avec un bruit prolongé qu’eût à peine dominé le fracas du tonnerre ; mais le calme le plus attentif se reposa par degrés sur l’assemblée, qui ne vivait plus que par les yeux. ( ...)

L’échafaud de Macabre était à découvert, sans ciel et sans rideau ; la décoration du fond, à demi effacée par l’usage et l’humidité, réunissait les indications de lieux nécessaires aux changements des scènes ; le peintre avait jeté, pêle mêle sur la toile, sans observer les lois du dessin et de la perspective, églises, palais, champs, maisons, forêts, plaines et montagnes, avec un rouleau sortant de la bouche du soleil, pour annoncer que cette peinture signifiait le monde terrien. Pendant la symphonie, qui, tour à tour suave et terrible, imitait les rires et les sanglots, les chants des anges et les cris des damnés, deux hommes burlesquement déguisés en diables, avec des masques à barbes, des cornes de taureau et une queue de vache, déployèrent deux placards, dont l’un portait la composition des danses de la première journée, et l’autre, quatre rimes d’avis public, dans lesquelles Macabre se montre poète et philosophe :

La dance macabre s’appelle
Que chacun à dancer apprent ;
A l’homme et femme est naturelle :
Mort n’épargne petit ne grand.

Quand ces hérauts diaboliques se furent retirés, une voix grave et formidable appela trois fois le Pape, comme une trompette du jugement final. Aussitôt Macabre parut, son rebec à la main, jouant un air d’exultation religieuse qui eût ravi en extase les séraphins, et gambadant de façon que ses os harmonieux marquaient la mesure. Cette apparition fut suivie d’une rumeur de surprise et d’effroi qui se communiqua avec une spontanéité électrique même parmi les plus empêchés d’en voir la cause : on eût dit que le cliquetis osseux du jongleur avait un écho à la porte de Saint-Denis et au Pont-au-Change. Les femmes se couvraient les yeux avec leurs mains, et bientôt après la curiosité écartait leurs doigts entre lesquels l’horreur semblait plus supportable. Chacun s’étonnait tout haut, questionnait son voisin, se signait, adjurait Dieu et ses saints, riait, frémissait, et ne se rassasiait pas de regarder. Macabre, en effet, eût épouvanté un mort ; car les morts habituellement ne dansent pas en sonnant du rebec, et Macabre avait réalisé une hideuse illusion, qu’on le soupçonna d’avoir quitté sa bière pour jouer son rôle. (...)